Personnages de la Coupe du monde 1986 – Cayetano Ré, le Diable Rouge (1/6)

Il reste moins de 10 minutes à jouer mais Bogdan Dotchev n’en peut plus. D’un geste d’autorité lasse, l’arbitre bulgare impose l’arrêt du jeu et s’approche à pas lents du délégué de la FIFA au bord du terrain. Les deux hommes échangent quelques mots de connivence. Conforté par ce rapide conciliabule, presque négligemment, Bogdan Dotchev appelle de la main quelqu’un d’invisible à l’écran. Le réalisateur change de plan au moment précis où un petit homme brun et moustachu vêtu de rouge jaillit d’un banc en contrebas de l’aire de jeu. Il ignore l’arbitre et se précipite vers le représentant de la FIFA qu’il juge manifestement responsable de ses maux. Deux individus ressemblant à des agents du FBI le prennent par le bras et l’accompagnent vers la sortie de la Bombonera de Toluca. Ce 11 juin 1986, à l’occasion de Belgique – Paraguay, le Diable Rouge est Cayetano Ré, premier sélectionneur expulsé durant une Coupe du monde.

L’Espagne, paradis des Paraguayens

Est-ce parce qu’il ne mesure que 1,63 mètre que Cayetano Ré développe ce tempérament de feu ? A ses débuts de joueur avec Cerro Porteño, un journaliste le décrit comme « un petit attaquant aux jambes courtes avec un visage d’enfant de chœur rusé ». Des dispositions physiques a priori rédhibitoires pour le haut niveau. Pas pour lui. Volontaire, rapide et habile, il force les portes de l’Albirroja en 1957, à 19 ans seulement. L’année suivante, il participe à la Coupe du monde en Suède au cours de laquelle il inscrit un des buts de la victoire paraguayenne contre l’Ecosse[1], 28 ans jour pour jour avant qu’il ne soit sanctionné par Bogdan Dotchev. Il est encore de la Copa América 1959 avant le grand saut vers l’Espagne durant l’été suivant.

Des années 50 aux années 70, ce sont « les Trente Glorieuses » d’Arturo Bogossian, un impresario d’origine arménienne (« un trafiquant en footballeurs » titre un jour Mundo Deportivo), baragouinant l’espagnol plus que ne le parlant mais sachant prononcer les noms magiques « Barça » et « Real » pour faire briller les yeux des Sud-américains. Terrain fertile pour les affaires les plus louches, le Paraguay et l’administration paraguayenne de Stroessner monnayent leurs services en contrepartie de la délivrance de providentiels passeports espagnols par l’ambassade amie de l’Espagne franquiste. S’il arrive que Bogossian tienne ses promesses – Eulogio Martínez signe au FC Barcelone par exemple – la plupart des Paraguayens qui s’en remettent à lui découvrent Oviedo, Córdoba, Alicante, des villes dont ils n’ont jamais entendu parler[2]. Pour Cayetano Ré, c’est Elche et sa palmeraie, où il lance une longue tradition guaranie. Quand le Barça vieillissant n’a plus les moyens de renouveler ses cracks, ruiné par la construction du Camp Nou, ses dirigeants se tournent vers des profils moins clinquants, une chance pour Cayetano porteur du maillot blaugrana à partir de 1962. Pichichi en 1965, il est marginalisé par l’entraineur Roque Olsen dès la saison suivante[3] et se laisse séduire par le projet de l’Espanyol où il s’impose comme le maillon central de los cinco delfines, la plus belle attaque de l’histoire des Pericos.

Héros du RCD Espanyol.

Converti au métier d’entraîneur, il entame un pénible et sinueux parcours de technicien intransigeant depuis les plus basses divisions espagnoles, sans parvenir à révéler d’incontestables dons. Est-ce l’écœurement d’avoir été écarté d’Elche CF au profit de Roque Olsen, son ennemi intime, qui le pousse à revenir au Paraguay en 1984 ? 

Cayetano, héros national

Quand il prend les rênes du Club Guaraní, cela fait 15 ans que les Aurinegros chassent un titre national. Cinq fois vainqueur consécutivement, aux portes d’un sixième sacre, Olimpia tombe aux pieds de Guaraní à l’issue d’une ultime rencontre au scénario renversant[4]. Privé de banc de touche en raison de ses excès, Cayetano Ré sort en trombe du tunnel d’où il suit le match, glisse, se relève et se précipite sur la pelouse du stade Defensores del Chaco entouré de miliciens casqués qui ne savent s’il faut le renvoyer au vestiaire ou le laisser à sa joie. Pour ce titre tant attendu et la qualité du jeu proposé, il ne vient à l’idée de personne de contester sa désignation au poste de sélectionneur au début de l’année 1985 avec pour unique mission de qualifier le Paraguay à la Coupe du monde mexicaine[5].

Que dire de ses débuts sinon qu’ils sont synonymes de désastre ? Cinq défaites consécutives dont une 0-3 à domicile face à la Colombie à l’issue de laquelle il est démis de ses fonctions. LAsociación Paraguaya de Fútbol le rappelle dans la foulée, probablement faute de mieux. Critiqué de toute part pour ses choix et son caractère taciturne, capricieux, n’admettant pas le dialogue, Cayetano commence à inverser la tendance grâce à des performances contre le rival argentin, lui aussi mal en point. En s’imposant à domicile et en ramenant un score de parité de Buenos Aires le jour où Maradona réapparaît en sélection après trois ans d’absence, les Guaranis accumulent un peu de confiance à l’aube des éliminatoires pour la Coupe du monde.

Contre le Chili.

Dans le groupe du Brésil et de la Bolivie, l’Albirroja ne peut empêcher la Seleção de Telê Santana de se qualifier malgré un point arraché au Maracanã. Lors des matchs de barrages pour l’attribution de l’ultime ticket offert à l’Amérique du Sud, les Guaranis se révèlent intraitables à domicile et écartent d’abord la Colombie (3-0 et 1-2) puis le Chili (3-0 et 2-2). Les schémas audacieux prônés par Cayetano Ré ont payé : 28 ans après, le Paraguay s’invite à une phase finale de Coupe du monde.

L’épopée mexicaine

La qualification et la qualité du jeu proposé ne suffisent pas à ce que Ré obtienne la paix. Dans le Paraguay du vieux général Stroessner, un des régimes les plus corrompus de l’époque, tout se négocie et le sélectionneur est soumis à toutes sortes d’influences venues du pouvoir ou de la presse, ce qui revient au même sous une dictature. Parmi les principaux reproches auxquels est confronté Cayetano Ré, la non-sélection d’El Tanque Morel, héros de la Copa América 1979, ou d’Ever Almeida, le gardien star d’Olimpia. Pour échapper aux pressions, son groupe effectue une longue tournée en Amérique du Nord et en Asie au début de l’année 1986 puis achève sa préparation par une victoire sur le Danemark à Bogotá pour acclimater l’effectif à l’altitude.

Dans la poule du pays organisateur, de nombreux observateurs conçoivent le Paraguay comme une proie facile, un anachronique faire-valoir représentant une dictature sud-américaine hermétique aux courants démocratiques parcourant le continent. Pour son entrée dans la compétition devant un public clairsemé, l’Albirroja affronte l’Irak, un autre modèle de régime totalitaire. Evaristo en est le sélectionneur et en souvenir des quelques semaines de vie commune sous le maillot du Barça, il échange une longue accolade avec Cayetano Ré avant que ne débute la rencontre[6]. L’opposition, relativement équilibrée, tourne en faveur du Paraguay grâce à Romerito, magnifiquement servi par Cañete. L’Irak aurait égalisé sur corner si l’arbitre n’avait sifflé la mi-temps inopinément, à l’image de l’action ayant privé Zico d’un but contre la Suède en 1978.

Pour le second match contre le Mexique au stade Azteca, des milliers de drapeaux vert-blanc-rouge ondulent dans les tribunes saturées par 115 000 spectateurs et offrent un spectacle époustouflant. Grâce à Luis Flores, El Tricolor prend l’avantage et l’ambiance monte encore d’un cran. La suite est moins enthousiasmante, les fautes succèdent aux fautes et un pénalty aurait dû être signalé en faveur de Hugo Sánchez. En seconde mi-temps, le Paraguay prend le jeu à son compte et à cinq minutes du terme, Cañete trouve encore la faille en centrant pour la tête de Romerito. Ces efforts auraient été gâchés sans un exploit d’El Gato Fernández sur un pénalty de compensation généreusement offert à Sánchez dans les ultimes instants, donnant l’occasion à Cayetano Ré d’engager une joute un peu plus qu’orale avec le délégué FIFA, opportunément interrompue par la fin du match sur le score de 1-1.

De retour à Toluca, les Guaranis ont besoin d’un nul contre la Belgique pour se qualifier en huitièmes de finale sans dépendre des résultats des autres poules. Menés à deux reprises (Vercauteren, sur un lob magnifique mais probablement involontaire, et Veyt en contre), Cabañas profite des errements de la défense des Diables pour égaliser. Tout au long d’un match parmi les plus agréables de cette Coupe du monde, Cayetano Ré proteste contre les décisions de l’arbitre et se plaint auprès du délégué jusqu’à ce Bogdan Dotchev ne décide qu’il est temps d’y mettre fin en expulsant le trublion.

Pfaff battu par Cabañas.

La qualification acquise, Ré perd la mainmise sur son effectif, comme s’il s’agissait d’une fin en soi. La préparation du huitième de finale contre l’Angleterre est pourrie par certains remplaçants vivant mal leur statut et d’interminables discussions sur les primes. Rolando Chilavert (frère de José Luis) et Eufemio Cabral, sans qu’on ne sache précisément le motif, sont renvoyés prématurément au pays. Face à l’Angleterre de Lineker, le stade Azteca qui leur avait si bien réussi contre le Mexique, semble trop grand pour eux. Les Britanniques s’imposent 3-0 et l’aventure s’achève dans la désunion, El Gato Fernández et Roberto Cabañas rentrant à Asunción par un vol distinct de celui du reste de la délégation.

Pour Cayetano Ré, il est temps de monnayer en club ce prestige international chèrement acquis sans qu’il ne rencontre de grands succès, quels que soient les pays où il exerce. De retour à la tête de l’Albirroja, il échoue à la qualifier pour la Coupe du monde en Italie.

Arrivé là par hasard, selon les desseins cupides d’Arturo Bogossian, Elche ressemble au paradis, du moins à l’image que s’en fait Ré. Il s’y retire au début des années 2000 comme le font ses compatriotes et équipiers de la Coupe du monde 1958, Juan Carlos Lezcano et Juan Ángel Romero (le premier Romerito de l’Albirroja), séduits par la douceur illicitane. Sur la fin, Alzheimer grignote inexorablement ses souvenirs. Lors de ses obsèques en 2013, Rexach, Asensi, Marcial et d’autres glorieux anciens d’Elche CF, du Barça ou de l’Espanyol se pressent pour un dernier hommage au grand petit homme qu’il serait injuste de réduire à une expulsion un jour de juin 1986 à Toluca.

A la fin de sa vie.

[1] Les résultats du Paraguay : défaite 7-3 contre la France, victoire 3-2 contre l’Ecosse, nul 3-3 contre la Yougoslavie. Troisième du groupe, le Paraguay est éliminé.

[2] Avec Bogossian, plus de 70 Paraguayens passent en Espagne durant les années 50 et 60.

[3] A l’issue d’un match entre le Barça et l’Espanyol, un journaliste interrogeant Roque Olsen sur la prestation de Cayetano Ré obtient comme réponse : « ah bon, il jouait ? »

[4] Mené 0-2 à la pause, Guaraní s’impose 4-2.

[5] Durant quelques mois, il cumule les fonctions de sélectionneur et d’entraîneur de Cerro Porteño, le club de ses débuts, avec lequel il frôle la qualification pour les poules de demi-finale de Copa Libertadores.

[6] Evaristo de Macedo quitte le Barça pour le Real Madrid et Cayetano Ré lui succède.

18 réflexions sur « Personnages de la Coupe du monde 1986 – Cayetano Ré, le Diable Rouge (1/6) »

  1. Merci Verano. Hugo Sanchez et les Mondiaux, c’est une succession de rendez-vous manqués. La lamentable prestation en 78, où le Mexique perdra face à la Tunisie. L’echec en qualifs en 82 au profit du Honduras et du Salvador. Son rôle discret en 86, alors qu’il est attendu par tout un peuple. Flores, Quiratre ou Negrete seront bien plus décisifs. L’exclusion des qualifs pour le Mondial 90 pour avoir falsifié l’âge de joueurs dans des tournois de mineurs. Alors qu’il est soulier d’or européen. Les quelques minutes jouées en 94, loin de son niveau des années 80…

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  2. En 58, le Paraguay marque 3 buts par match au Mondial. On est loin du cliché du foot guarani défensif.
    Ils avaient réussi l’exploit d’éliminer l’Uruguay en qualifs, une Celeste qui ratait un Mondial pour le premier fois, sans l’avoir décidé.

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    1. Y avait du beau monde dans cette sélection. Outre Ré, Romerito vainqueur de la Copa 1953 et considéré comme le plus grand joueur passé par Elche, José Parodi, grand nom du Nîmes Olympique des 60es, Juan Lezcano, légende de Peñarol titré en Libertadores, Florencio Amarilla, acteur de séries Z pour l’essentiel…

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    1. Oui il y a sa blessure, il a chopé aussi une hépathite dans ce laps de temps.
      Mais surtout, les dates ne correspondaient pas entre les calendiers, européen et sudaméricain. Par exemple, la Copa América s’étalait sur plusiers semaines et en 1983 Bilardo n’emmène que des locaux, mais c’est pas un cas isolé : toutes les selections sudamericaines se privent de leurs joueurs expatriés.

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      1. Yep. D’ailleurs, l’absence de Passarella en sélection est identique à celle de Maradona, de juillet 1982 à mai 1985, quand commencent les préparatifs à la qualification pour la CM mexicaine.

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  3. Ah, tu en as souvent parlé, de ce Cayetano Ré! Il est perceptible qu’il te tenait à coeur, auquel cas : warum? (NB : il va sans dire que : pourquoi pas!!, et cependant : warum?)

    Beaucoup l’ignorent au pays, mais ce match face au Paraguay est l’un des plus importants de l’Histoire du foot belge, remis en selle face aux Guarani après une révolution de palais et deux années de tunnel..dont beaucoup n’envisageaient tout bonnement plus le bout.

    Bref, belgocentrisme navrant mais que je crois pour une fois pardonnable : je n’avais jamais prêté attention à cet entraîneur. Et je ne me rappelais même plus qu’il fût exclu. Je n’ai pas souvenir de décisions particulièrement scabreuses, sais-tu ou alors vois-tu ce qui l’agita à ce point? Peut-être tout bonnement la crainte (peu légitime : l’élimination était science-fictionesque) de rester à quai??

    Oui, ce match est formidable, le genre même de pépites auxquelles l’on pense bien peu, qu’on n’imagine spontanément guère : affiche peu glamour, et pourtant………. Il est d’autant plus remarquable que ce match fût génial alors qu’il ne manquait pas d’enjeu, on a vu des matchs être fermés ou joués à l’économie pour moins que ça.

    De manière générale, sans belgocentrisme aucun, les matchs de la Belgique en WCs sont rarissimement à chier, que du contraire : c’est souvent formidable, très peu à jeter (j’en dirais autant du Danemark). Ce qui est étonnant pour un pays d’une culture-jeu historiquement attentiste (euphémisme..).

    Ceux du Paraguay, de manière générale : je serais plus mesuré.

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    1. C’est vrai que la Belgique a joué de grands matchs à élimination, même quand les générations étaient plus faiblardes. Je parle pas du Belgique Angleterre en 90, mais plutôt de l’Allemagne en 94 ou face au Bresil en 2002.

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    2. Privilège de l’âge, j’ai vu les matchs du Paraguay 1986 en direct (sauf contre l’Irak ou alors je ne m’en souviens plus). J’ai adoré l’audace de ces joueurs face au Mexique dans l’Azteca. El Gato Fernández avait été remarquable de flegme et de sobriété, les défenseurs Zabala et Delgado étaient typiquement sud-américains, lents mais durs sur l’homme, et quand ils remontaient le ballon lentement, ils me faisaient penser à des gauchos. Nuñez et ses cheveux décolorés en blond était un très bon cinco, on ne voyait que lui. Cañete était la tête pensante et le duo Romerito-Cabañas des poisons offensifs. Et tout ce monde là était coaché par ce petit homme agité au prénom marrant, Cayetano, suffisant pour que j’ai envie d’en savoir plus.
      Et il se trouve que ce même été, à peine deux mois plus tard, je suis allé voir un match à Elche, là où Ré avait passé une partie de sa carrière avant d’aller à l’Espanyol, le club que je suis en Espagne depuis 1982. Voilà, tu sais tout !

      Sinon, l’agitation de Ré sur un banc correspond manifestement à son état naturel, rien en lien spécifiquement avec la Belgique ! Contre le Mexique, après le péno arrêté par El Gato, il est comme un malade le long de la touche, près du poteau de corner. J’ai raconté l’histoire du titre de Guarani qu’il suit depuis le tunnel menant au vestiaire, sur la photo face au Chili, il est derrière un grillage ce qui laisse penser qu’il s’est fait sortir par l’arbitre… Bref, un poison !

      Suis d’accord avec toi, la Belgique est une équipe agréable à suivre. Globalement, on ne peut pas en dire autant du Paraguay… Mais celui de Ré était particulièrement joueur avec une super génération, celle de 1979 vainqueur de Copa complétée de quelques éléments supplémentaires.

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      1. On vient bien tes mecs genre FBI 😉

        Me rappelais pas d’intervention/dénonciation de ce genre, dans le chef de 4èmes arbitres-catins à l’époque??

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  4. J’aime bien cette succession de Pichichis, entrecoupée de trophées pour Puskas. Seminario, Ré, Vava II d’Elche. D’ailleurs, j’imagine que le surnom de ce dernier, un Espagnol, est un hommage au Bresilien.

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      1. Ouais mais bon, j’attrape pas beaucoup de gazelles avec mes bluettes sirupeuses eh eh

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      2. Elles n’ont rien de sirupeux, voyons!

        D’ailleurs, si c’était putassier : je ne te lirais pas.

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