La strangulation

Scène de foot au Chili, il y a 40 ans jour pour jour.

Quand il visionne la photo sur laquelle Miguel Ángel Gamboa étrangle Hernán Silva, le rédacteur en chef de l’hebdomadaire Deporte Total refuse dans un premier temps de la publier en couverture de son magazine. Mal éclairée, monochrome, grain épais, elle ne correspond pas à celles qu’il choisit habituellement pour ses unes, bigarrées, tape-à-l’œil et faisant la part belle aux cracks chiliens du moment, Jorge Aravena ou Pato Yáñez. Il faut l’insistance du photographe pour qu’il accepte d’insérer le cliché dans un encart en bas de page. Bien lui en prend car, dans les jours suivants sa parution, l’image est reprise dans de nombreux journaux à travers le monde.

Les faits

S’il n’était cette photo, qui se souviendrait du match entre la Universidad de Chile et Naval disputé au Nacional de Santiago un soir pluvieux de février 1983 devant un public maigrelet ayant décidé de braver la pluie ? Première rencontre de la Liguilla Pre-Libertadores[1], la U mène 3-1 et se dirige vers un succès sans péril dans ce tournoi quadrangulaire à fort enjeu puisque le vainqueur obtient un sésame pour la Copa Libertadores[2]. Pourtant, la situation dérape en quelques secondes sans que les caméras ne captent la scène.

Héctor Hoffens, le Brésilien Liminha, Miguel Ángel Gamboa.

Héctor Hoffens inscrit le quatrième but de la U mais Hernán Silva le refuse pour hors-jeu. Le numéro 11, El Loco Gamboa, demande des explications, il reçoit en retour un carton jaune. Le ton monte « Qu’est-ce tu as contre moi, bordel ? », carton rouge. Gamboa se dirige vers les vestiaires puis fait demi-tour.

Envoyé spécial de Deporte total, Jesús Inostroza anticipe la suite en pénétrant sur la pelouse. Avec la pluie, la puissance des projecteurs du Nacional est insuffisante pour espérer un éclairage et une prise de vue de qualité. Alors il s’approche des protagonistes et parvient à saisir le moment où El Loco étrangle Silva. Cerné par les joueurs d’El Chuncho, l’arbitre est un gnou solitaire aux prises avec des prédateurs affamés. Eleodore Cornejo (à gauche sur la photo), bave aux lèvres et bas du cul, ressemble à une hyène prête à bondir, alors que Manuel Pellegrini, l’actuel entraîneur du Betis, approche en trottinant tel un chef de meute. La colère et la détermination de Gamboa sont telles qu’on ne donne pas cher de l’arbitre. Silva est tétanisé, bouche ouverte, les pieds ne touchant plus terre alors que son agresseur le fixe comme le ferait un tueur de sang-froid.

C’est Héctor Hoffens, dont on ne voit que les jambes, qui parvient à libérer Silva des mains puissantes d’El Loco. Ce dernier reprend ses esprits et, libéré de ses pulsions, se résigne à quitter l’aire de jeu. L’arbitre retrouve des couleurs, sans doute ajuste-t-il le col de sa tunique, puis il autorise la reprise d’une rencontre qui s’achève sur la victoire de la U sans que le score n’évolue.

El Loco Gamboa

L’étrangleur, Miguel Ángel Gamboa, n’est pas un joueur quelconque. Longiligne, rapide et technique, il s’agit d’un ailier international chilien ayant brillé au Mexique, notamment au sein du Club América où il laisse un souvenir impérissable pour ses chevauchées sur le flanc gauche, ce sentiment de facilité émanant de son jeu et de ses embrouilles avec les arbitres.

Gamboa avec América et un arbitre. Il faut absolument regarder l’extrait après 2 minutes et 18 secondes.

De retour au Chili en 1981 afin d’être sélectionné pour la Coupe du monde en Espagne, El Loco Gamboa est le meilleur joueur de la Universidad de Chile, l’incontestable star de l’effectif, ce qui accroît la médiatisation de sa tentative de strangulation sur l’arbitre.

Après l’incident, Gamboa est suspendu huit matches, ce qui paraît clément pour un joueur n’ayant jamais prononcé d’excuses publiques. Verdict d’autant plus bienveillant qu’El Loco est sélectionné avec la Roja dans les semaines suivantes pour affronter le Brésil et l’Argentine. Il bénéficie alors d’une campagne de presse orchestrée par les dirigeants de la U, des serviteurs de la dictature chargés de contrôler un club proche de la Unidad Popular, l’Union des gauches ayant porté Allende au pouvoir avant le coup d’Etat et les purges de Pinochet. Selon le président d’El Chuncho, Ambrosio Rodríguez, le cliché sur lequel Gamboa étrangle Siva n’est que le résultat d’un grossier photomontage, ce qui ne convainc personne, évidemment. Pour mettre un point final à cette affaire, El Loco reprend un vol pour le Mexique en juillet 1983, et achève sa carrière au Deportivo Nexa en 1985.

De victime à coupable

Par la suite, Hernán Silva connaît la consécration en étant sélectionné à deux reprises pour représenter le Chili en Coupe du monde[3] et en arbitrant le match décisif entre le Brésil et l’Uruguay lors de la Copa América 1989[4]. Certes, tout n’est pas simple, œuvrer au Chili et plus généralement en Amérique du Sud n’est pas de tout repos. En 1989, excédé par les décisions de Silva, le champion du monde argentin Marcelo Trobbiani (alors à Cobreola) tente d’arracher la moumoute masquant sa calvitie. Cette même année, il crée un scandale en officiant pour le duel colombien de Libertadores entre l’Atlético Nacional et les Millonarios selon les désidératas du narcotrafiquant Pablo Escobar, officieux boss du Verde, vainqueur final de cette édition dans des conditions plus que douteuses.

Silva aux prises avec les joueurs des Millonarios qu’il vient de flouer en leur refusant un pénalty évident sur une faute de Higuita.

Sentiment d’impunité ? Excès de pouvoir ? Le brillant parcours de Silva prend brutalement fin en 1994 : à l’issue d’une rencontre, il accuse le défenseur argentin Mario Lucca de la Unión Española de l’avoir physiquement agressé. Les images de la télévision prouvent son mensonge. Rattrapé par la honte et le déshonneur, il s’exile en Equateur où il meurt en 2017.

Quant à Jesús Inostroza, il abandonne les rubriques sportives et se consacre à la couverture d’événements politiques. Il devient le photographe officiel de Patricio Aylwin, président du Chili à partir de 1990. Quelques-uns de ses instantanés entrent dans l’histoire chilienne, émouvants témoignages de la transition vers la démocratie sur lesquels il scénarise l’ascension d’Aylwin aux dépens du vieux dictateur.

Pinochet et Aylwin.

[1] C’est le Colo-Colo de Carlos Caszely qui finit premier de la Liguilla et se qualifie pour la Libertadores.

[2] Cobreola est déjà qualifié en tant que champion du Chili.

[3] En 1986, il arbitre France-Canada (1-0) et en 1990, Cameroun- Roumanie (2-1, doublé de Roger Milla).

[4] Victoire 1-0 du Brésil, sacré à domicile.

13 réflexions sur « La strangulation »

  1. Fut tout un temps, l’arbitrage en AmSud c’était quand même un sacré délire…
    M’étonne pas que, avant ça, ils faisaient intervenir des arbitres anglais, réputés plus experts, incorruptibles et impartiaux.

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    1. Comme à la fin des années 40 après qu’un arbitre ait failli être pendu après un Newell’s – San Lorenzo je crois… cela avait provoqué une réaction de l’AFA qui avait fait venir 4 ou 5 arbitres britanniques durant plusieurs saisons. Certains s’étaient définitivement installés là-bas et avaient été retenus pour la Copa América 53. L’un d’eux, nommé Maddison, s’était fait frapper par le Paraguayan Milner Ayala avant que celui ci ne vienne jouer en France (j’avais raconté tout ça sur Sofoot).

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      1. J’ai retrouvé le texte sur Milner Ayala, je cherche celui sur les arbitres anglais (j’avais dû le poster sur Lucarne opposée).

        Pérou – Paraguay, 8 mars 1953 en Copa America. Le public a envahi el Coloso José Díaz de Lima et ne sait à quoi s’attendre. La Blanquirroja déçoit depuis le début du tournoi, battue en ouverture par la faible Bolivie de Víctor Agustín Ugarte, el Maestro del Altiplano. Après ce couac initial, elle n’est pas vraiment rassurante face à l’Equateur (1-0 aux forceps) et au Chili (0-0). En l’absence del « Tanque de Casma » Valeriano López, les attaquants Terry, Drago et Barbadillo semblent tétanisés par l’attente de tout un peuple et en particulier celle du général dictateur Odría, celui sans qui l’organisation de la Copa n’aurait pu être possible. Et puis, histoire déjà racontée, le sélectionneur irlandais William « Billy » Cook déconcerte joueurs, spectateurs et journalistes par sa désinvolture et ses consignes simplistes, entrant même en conflit avec son adjoint et traducteur argentin Ángel Fernández.

        Lors de cette Copa, tous les arbitres sont Anglais hormis le Brésilien Mário Vianna (suspendu par la FIFA l’année suivante pour corruption après un scandaleux Suisse Italie), Richard Maddison étant désigné pour diriger ce match. Il est un des arbitres arrivés en Argentine à partir de 1948 quand l’AFA décide de lutter contre la prévarication qui gangrène le championnat.

        A quinze minutes du terme, la Blanquirroja mène 2-1 et semble se diriger vers la victoire. Déjà buteur, le futur dentiste guarani Rubén Fernández réalise alors un numéro : il dribble trois Péruviens puis efface le gardien. Il ne lui reste plus qu’à pousser le ballon quand Maddison siffle une faute préalable que personne n’a vue.

        Pour les Guaranies, il s’agit de l’intervention de trop. Ils ont la sensation que Maddison ne fait que les sanctionner, les menaçant régulièrement d’exclusion dans une langue qu’ils ne comprennent pas. Alors que le jeu n’a pas repris, Milner Ayala se tourne vers son coach « el Brujo » Manuel Fleitas Solich, l’ancienne star des années 20 et 30 devenu un des plus prometteurs entraîneurs du moment. Selon Ayala, Fleitas Solich lui intime l’ordre de frapper Maddison, ce qu’il s’empresse de faire en le projetant au sol d’un magistral coup de pied.

        L’arbitre se relève et décide d’interrompre le match. Le public péruvien est furieux, les Guaranies se protègent comme ils peuvent des jets de bouteilles en verre de Bidú, un cola local. Douché et rhabillé, Maddison refuse dans un premier temps de revenir sur la pelouse. Nul ne sait ce que sont les arguments des dirigeants péruviens et paraguayens mais après d’interminables palabres, il accepte que le match reprenne sans Milner Ayala, évidement exclu. Le Paraguayen Ángel Berni, futur joueur anonyme du Betis, parvient à égaliser, 2-2, score final.

        Mais un détail a échappé aux officiels : Fleitas Solich a effectué quatre remplacements alors que trois seulement sont autorisés. Réunis, les représentants des différentes fédérations décident de donner match perdu au Paraguay. Insuffisant pour empêcher la victoire finale des Guaranies face au Brésil portés par deux grands champions : le défenseur Heriberto Herrera (meilleur joueur du tournoi) et le subtil Júan Ángel Romero.

        Quant à Milner Ayala, suspendu trois ans de toute compétition internationale, il poursuit sa carrière en France, au RC Strasbourg puis au CA Paris et au Red Star. Comment devient-il l’homme de confiance de Sofia Loren ? Personne ne le sait mais il est paraît-il son chauffeur lors de son mariage avec Carlo Ponti en 1966 à Paris.

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    2. Merci Verano. De sacrés beaux noms dans ton texte complémentaire.
      Berni a été meilleur buteur en Argentine avec San Lorenzo. Valeriano Lopez est un des grands attaquants sud-américains à avoir plus d’un but par match en moyenne. Les autres Ferreyra et Friedenreich. Grosse idole en Colombie du côté du Deportivo Cali. Époque du Dorado.
      Alberto Terry…qui refusa les avances de la Lazio et de Boca car il ne voulait pas quitter Lima.
      Et Ugarte, peut-être le plus grand joueur bolivien. Je sais qu’Ajde connait bien ce foot, il confirmera. Ou non!

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  2. Dans le registre de la strangulation, je me souviens de celle de « Mad Dog » Pogatetz sur le Christiano Ronaldo lors d’un Man’U-Boro. Furtive, mais très bien réalisée sur le plan technique.

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  3. Merci Verano.
    Miguel Ángel Gamboa a joué avec des joueurs majeurs de l’histoire de l’America. Tena et Cristobal Ortega. Ortega, une sorte d’Americo Gallego, très teigneux. Tena, c’est le défenseur courage.
    Un peu avec le sublime gaucher Dirceu. Et surtout le plus grand de l’America, le sublime chilien Carlos Reinoso.
    Zeleda le goal argentin un peu fou qui est une institution au Mexique.

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  4. T’as deja pensé à faire un texte sur l’ascension de Cobreola au debut des années 80? Ce club perdu dans le nord du Chili, l’arrivée massive de mineurs dans cette zone désertique.

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  5. Les articles qui mêlent photo et foot sont excellents. J’ai un gros faible pour ce genre d’approche: partir d’un cliché pour restituer un évènement, une époque, une histoire…rien de mieux pour s’évader. On s’y croirait.
    Svp faites qu’il y en aie plus!
    En attendant je vais potasser le reste du site; je suis en début de convalescence et j’ai plein de temps libre devant moi! Au plaisir de vous lire.

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