La Coupe du monde rêvée (1/5)

« Il suffit que, dans le récit, on ne s’écarte pas d’un point de la vérité. »
Miguel de Cervantes Saavedra, L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, 1605.

87ème minute de jeu. Smistik, le demi-centre, alerte Vogl sur le côté gauche. Vogl déboule sur son aile, efface Prats venu au duel, puis provoque Quesada. Il dribble Quesada, s’enfonce vers le but adverse et transmet à Sindelar, esseulé plein axe. L’avant-centre prend le temps d’ajuster sa cible, puis déclenche une frappe formidable. Etonnant de voir un corps si fluet capable de déchaîner une telle puissance. La foule se lève, le gardien invaincu jusqu’alors semble battu. Mais le ballon frappe le poteau et revient comme par magie dans les bras du portier. Son pull, sa casquette, aucun doute : c’est Zamora. Dans son beau maillot rouge frappé de l’aigle impérial, Sindelar baisse la tête, dodeline. Cela ne passera donc jamais ? Il se tourne et, dans son sillage, on voit apparaître la Tour des Hommages…

Je me réveille en sueur, regarde l’heure sur le téléphone. 3h24. Je passe aux toilettes, bois un verre d’eau et me recouche. Impossible de dormir. Un match Autriche-Espagne dans un Stade du Centenaire de Montevideo plein comme un œuf ? Il faut vérifier ça, allumer l’ordi et lancer une recherche. Premier résultat : « Match de football Autriche-Espagne (1930) ». Ce n’est donc pas le fruit de mon imagination : ce match a bel et bien existé. Pour la faire courte, il s’agissait du quart de finale de la Coupe du monde en Uruguay et le vainqueur fut…

Quart de finale de la Coupe du monde en Uruguay ? Autriche-Espagne ? C’est n’importe quoi ! Un canular ? Je poursuis la recherche. C’est écrit partout. Un complot ? Je consulte des livres : le Dietschy, le bouquin sur le centenaire de la FIFA, ceux de Pierre Arrighi… C’est ça, c’est écrit là : la Coupe du monde 1930 a réuni toutes les meilleures sélections du monde. Toutes les vedettes : Hector Scarone et Guillermo Stabile, bien sûr, mais aussi Giuseppe Meazza, David Jack, Frantisek Planicka, Matthias Sindelar, Ricardo Zamora, Willy Kohut, Alex James… Quelle découverte ! Il faut en parler.

Une grande fête sportive et civique

La Coupe du monde 1930 fut le fruit d’une volonté commune de la FIFA et des pouvoirs politique et sportif uruguayen. D’une part, la FIFA entendait organiser son tournoi mondial indépendamment des Jeux olympiques afin d’en maximiser les profits et de garantir la présence des professionnels. Il faut en effet rappeler que le tournoi de football était la compétition la plus rentable des Jeux et que le CIO n’était jamais à l’abri d’un retour à une conception aussi rance que rigoriste de l’amateurisme. Le président de la FIFA Jules Rimet entendait donc s’en garder et réserver la grosse monnaie pour son organisation.

D’autre part, la Coupe du monde devait célébrer en grandes pompes le centenaire de l’indépendance uruguayenne. L’Argentine en avait fait autant en 1916, organisant le premier tournoi sud-américain. Le Brésil avait imité sa puissante voisine en 1922. Le petit Uruguay, Etat-tampon coincé entre deux géants, peuplé d’à peine deux millions d’habitants, voulait faire mieux, plus grand : une Coupe du monde. Son ambition rencontra celle de la FIFA. Elle était d’autant plus légitime que le football uruguayen régnait alors sur le monde : à Paris en 1924, à Amsterdam en 1928, les footballeurs uruguayens avaient mystifié l’Europe et remporté le titre mondial.

La FIFA valida donc la candidature uruguayenne. Si, pour fuir le CIO, il fallait partir en Amérique du Sud, la FIFA allait partir en Amérique du Sud ! L’Uruguay promit un stade de 100 000 places, qui n’en fit finalement que 60 000, et mit en branle toute son énergie civique et sportive pour mettre au point une grande fête mondiale. Le voyage et l’hébergement des équipes étrangères, de leurs staffs, des arbitres furent intégralement pris en charge. Le batllisme devait montrer à la face du monde entier sa force, son engagement, son hospitalité. Nation sportive, l’Uruguay se mit en scène. La Coupe du monde devint aussi, sinon plus, politique que sportive.

Le Stade du Centenaire en construction.

Et l’appel fut entendu… Toute l’Europe, plutôt que de se confire dans un protectionnisme dicté par la crise économique et la peur (du voyage transatlantique, de la domination uruguayenne), toute l’Europe répondit présente. De l’Arctique à la Méditerranée, des Shetland au Bosphore, du Caire à Lisbonne, ils cheminèrent vers Montevideo. Seule l’URSS, blacklistée par la FIFA et prisonnière orgueilleuse de son impasse socialiste, bouda et resta dans son coin. L’Amérique du Nord et les Caraïbes ne restèrent pas en reste. Quant à l’Amérique du Sud, elle vint en masse.

L’Afrique, écrasée sous le joug colonial, fut tenue à l’écart. Et l’Asie, notamment cet Extrême-Orient qui déjà promettait tant et reposait sur tant de riches fondations, ne voulut pas du sport apporté par les colons, les marins et les fonctionnaires britanniques. Ni Japon, ni Chine, ni Inde. Pas plus d’Indonésie ou d’Iran. En 1930, le football était un sport essentiellement européen et américain ; l’absence des Asiatiques et des Africains ne portait pas un sérieux préjudice au caractère mondial de la compétition. L’universalisme, tant porté par les dirigeants français, avait triomphé : l’Uruguay allait accueillir la Coupe du monde rêvée.

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