La saga de Catane – les derniers feux de l’aristocratie (1/4)

Pinte de Foot vous suggère une balade en Sicile, au pied de l’Etna, à Catane plus précisément. Sur un siècle de football rossazzurro, nous vous proposons le portrait des principaux protagonistes de l’histoire du football catanais. Dans le premier épisode, nous voyagerons dans l’entre-deux-guerres, quand la noblesse s’accroche encore à ses privilèges et que les techniciens danubiens sont les maîtres du football italien.

S’il n’avait été court et ventru, Vespasiano Trigona, duc de Misterbianco, aurait pu prendre les traits de Tancredi Falconeri, le lumineux personnage avant-gardiste du roman Le Guépard écrit par Giuseppe Tomasi, prince de Lampedusa. Ou ceux du Catanais Antonino Paternò, marquis de San Giuliano, ministre des Affaires étrangères du royaume d’Italie, porte-drapeau du transformisme d’une aristocratie attachée à conserver les leviers du pouvoir malgré l’avènement de la bourgeoisie et l’émergence de la question sociale. Latifundiste, huitième duc de Misterbianco et connu sous le nom de duc Nenè, Vespasiano Trigona ne se résigne pas au déclin de son monde en faisant sienne la phrase de Tancredi, « si nous voulons que tout reste tel qu’il est, il faut que tout change ». La chasse, le billard, l’inspection de ses domaines couverts d’agrumes demeurent au cœur de ses occupations mais dès les années 1920, le duc diversifie ses activités et participe à la vie d’une une cité percutée par la crise après un demi-siècle de croissance frénétique sur les plans démographique et économique.

Nenè et Géza

Déjà impliqué dans une fédération concurrente à la FIGC[1], Trigona est parmi les signataires de l’acte de naissance de la Società Sportiva Catania en 1929, quand différents clubs locaux fusionnent. Il en devient le commissaire extraordinaire en 1932, avec les attributs d’un président, sous la pression des fascistes malgré, semble-t-il, une certaine distance avec les idéaux du PNF[2].

Avec le duc Nenè et un conseil d’administration composé majoritairement de nobles, la SS Catania dispose de mécènes susceptibles de l’extraire de la Prima Divisione, l’équivalent de la Serie C actuelle. Déçu par ses débuts, Trigona di Misterbianco muscle l’effectif avec des joueurs de premier plan, Ercole Bodini, Mario Nicolini, Ottorino Casanova, Mario Sernagiotto et un espoir, Nicolò Nicolosi. Puis il confie les rênes de son équipe à Géza Kertész, un Hongrois ayant déjà mené l’USF Catanzaro à la Serie B. Sur une photo prise fin juillet 1933, sans doute peu de temps après son arrivée en Sicile, Kertész pose en compagnie de son épouse Rosa et de son fils Géza Jr devant un parterre sur lequel est inscrit Catania Bella. Engoncé dans un costume croisé que l’on devine bien trop épais pour l’été sicilien, il semble accablé par sa taille. Massif et lymphatique d’apparence, on comprend le surnom de « Paresseux » dont l’avaient affublé les supporters de Ferencváros durant sa carrière de joueur.

Kertész, immense, à droite.

La presse locale regarde d’abord avec curiosité ce technicien magyar qui prétend initier ses joueurs à la gymnastique suédoise, une discipline supposée les protéger des lésions. Plus étrange encore, cette manie d’imposer de longues retraites au sein d’une villa située aux portes de la ville. Ce qui ressemble aux méthodes d’un gourou séduit le duc de Misterbianco, définitivement acquis au modernisme dès lors qu’il le préserve du charlatanisme. Les liens entre les deux hommes se solidifient au gré des succès des Elefanti[3], affermis par de cérémonieux déjeuners dominicaux, rehaussés par les ornements Renaissance du palais ducal de la Piazza Roma.

Tout cela n’aurait aucun sens sans résultats sportifs. Evoluant dans la poule la plus méridionale de la Prima Divisione, Catane survole le championnat et acquiert le droit de disputer les barrages d’accession. Rien ne peut contrecarrer l’ambition des Rossazzurri, pas même un trajet en bateau jusqu’à Reggio suivi de trois jours de train pour rejoindre Biella dans le Piémont. En conclusion de ce qui ressemble à une épopée, le 8 juillet 1934, dans un Campo dei cent’anni bien trop étroit pour l’occasion, la SS Catania s’impose 4-0 contre la Biellese et s’ouvre les portes de la Serie B.

Le Vélomoteur

L’accession aurait-elle eu la même saveur sans Nicolò Cocò Nicolosi, un ailier gauche ayant grandi à Benghazi, quand la politique coloniale du royaume d’Italie pousse de nombreux Siciliens à s’installer en Libye ? Revenu étudier à Rome, il échoue à s’imposer parmi les Oriundi brésiliens de la Brasilazio mais y rencontre Lajos Czeizler[4], entraîneur des jeunes pousses de la Lazio. Le coach hongrois l’attire dans l’aventure catanaise dès 1932 mais c’est avec Géza Kertész que Nicolosi change de dimension.

Mario Sernagiotto et Cocò Nicolosi.

Le public du Campo dei cent’anni s’entiche de Cocò, admiratif des fulgurances de ce grand jeune homme aux cheveux noirs plaqués en arrière, filant comme un Motorino (Vélomoteur, son surnom) dans son couloir gauche et laissant un panache de poussière dans le sillage de ses courses. Erudit, amateur de théâtre, il se fond dans cette SS Catania aimée du petit peuple et de l’aristocratie, des anonymes et des célébrités au premier rang desquels figure Angelo Musco[5], un fameux acteur pour qui Luigi Pirandello a écrit plusieurs pièces de théâtre.

Avec Ercole Bodini, Sorcetto Nicolini (la Souris) et Zanzarino Bianzino (le Moustique), il propulse les Rossazzurri en Serie B en inscrivant six buts en six matchs lors des joutes d’accession et confirme son aisance à l’échelon supérieur. Une saison durant, en 1934-35, Cocò partage les honneurs avec un jeune inter droit prêté par Bologne. D’un curieux passement de jambes[6], il efface ses adversaires avant de filer le long de la craie blanche en dépit de pieds plats. Il s’agit d’Amedeo Biavati, crack en devenir du Bologna FC, champion du monde 1938, dont les prodiges marquent à jamais le tout jeune Pier Paolo Pasolini. Avec Biavati à droite et Nicolosi à gauche, Catane achève le championnat à la troisième place.

Catania – Livorno en mai 1936.

La Serie A paraît alors accessible. Patronnée et boursouflée par le mécénat de Vespasiano Trigona di Misterbianco, la SS Catania bénéficie en 1935 du renfort de Marcello Mihalich, une authentique star ayant porté à une reprise le maillot de la Nazionale. Malgré la présence de l’ancien virtuose du Napoli de Sallustro, les Rossazzurri échouent dans la course à l’élite et suscitent le délitement des aspirations du duc Nenè. Déjà contraint à des dons de parcelles pour l’édification du tout nouveau stade Cibali, il cède un fief familial au pied de l’Etna pour couvrir les déséquilibres financiers d’une società vivant au-dessus de ses maigrelettes ressources puis remet son mandat à la fédération fasciste locale, harassé financièrement par son statut de bienfaiteur. Les caciques du PNF nomment un des leurs à sa place et s’empressent de renommer le club en Associazione Fascista Calcio Catania, comme s’il s’agissait d’un sésame apte à déverrouiller les portes de la Serie A.

La prophétie du Guépard

D’accession, il n’y aura pas. Le retrait du duc provoque le départ de Géza Kertész pour les Pouilles où il porte Tarente en Serie B alors que Catane ne peut éviter la relégation. Quand le stadio Polisportivo Cibali est inauguré à l’automne 1937, le club évolue en Serie C, Cocò Nicolosi tente vainement de s’imposer au Napoli et Mussolini, bouffi d’orgueil, vient d’acter le désastre à venir en se sentant obligé de brailler sous l’orage berlinois « quand le fascisme a un ami, il marche avec cet ami, jusqu’au bout ».

Le stade Cibali en travaux.

Nicolosi revient à Catane après-guerre et y achève sa carrière[7]. Entraîneur sans brillance particulière, il se coltine Angelo Massimino au début des années 1960, président de la Massiminiana dont nous reparlerons dans le troisième épisode de cette série. Il meurt à Catane en 1986, à 74 ans, et détient aujourd’hui encore le titre honorifique de meilleur buteur de l’histoire des Rossazzurri.

Revenu à ses occupations primitives, le duc Nenè observe les événements avec le détachement des personnes de son rang. A partir de 1940, le palais ducal de la Piazza Roma est réquisitionné par la Wehrmacht pour y loger ses officiers et Vespasiano Trigona se retire dans son château de l’oasis de Simeto. Quand le conflit prend fin, le duc effectue une donation de 100 000 lires au tout nouveau Club Calcio Catania dont il devient le président d’honneur. Il meurt à Catane en 1973, en ayant assisté à l’effondrement de l’aristocratie sicilienne selon le présage du prince Salina dans Le Guépard.

Quant à Géza Kertész, il va de ville en ville, de club en club, entraînant à nouveau Catane en Serie C en 1941 et achevant son périple italien en 1943 sur le banc de la Roma, championne en titre de Serie A. Démis de ses fonctions, il quitte l’Italie pour Budapest où il prend en main l’Újpest Football Club. Aux côtés d’autres Justes, dont István Tóth, coach ayant exercé dans le calcio en même temps que lui, Kertész aide les Juifs à fuir le ghetto. Arrêté fin 1944, il est exécuté en février 1945 en compagnie de Tóth alors que les Soviétiques sont aux portes de Budapest. Lors de l’hommage national qui lui est rendu en avril suivant, une délégation se déplace depuis Catane et rappelle à quel point Géza Kertész a marqué les Rossazzurri.


[1] Federazione Italiana Giuoco Calcio.

[2] Partito Nazionale Fascista.

[3] En référence à la Fontana dell’Elefante située place du Duomo à Catane.

[4] Futur entraîneur du Milan, de la Fiorentina etc… et directeur technique de la sélection italienne durant les années 1950.

[5] « Cocò, je fais rire les gens avec mes films, mais tu les rends fous de joie avec tes buts ! », aurait dit Musco.

[6] On prétend qu’il en est le créateur.

[7] Nicolosi retrouve Kertész à l’Atalanta en 1938-1939 puis est prêté à Catane durant une saison.

22 réflexions sur « La saga de Catane – les derniers feux de l’aristocratie (1/4) »

  1. Hâte de lire la partie sur la période dorée du club: le « Barça de Sicile », comme on appelait le Catania de Montella… les années « argentines » (du mandat d’ « El Cholo » Simeone comme coach au règne de Papu Gomez et de ses compatriotes D’Alessandro, Ledesma, Schelotto, Maxime Lopez etc)… Mihajlovic aux commandes de l’équipe également (entre ses deux compères cités à l’instant il me semble) pour un record de points en Serie A (record battu dès la saison suivante, justement par Montella je pense)… La doublette Mascara( attaquant sicilien aussi méconnu que sous-estimé)-Spinesi bien sûr… la « mobylette » Morimoto… la tour de contrôle Terlizzi derrière, l’ère Zenga avec ça (sur le banc) etc etc etc

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  2. Franchement, après évidemment la Reggina (est-il seulement nécessaire de le préciser), éventuellement Crotone, Catanzaro et Cosenza… Lecce aussi, Bari et Naples forcément… Messine sans aucune hésitation (je mettrai même Messine devant les « pugliese » et Naples)… Palerme et enfin la Salernitana… je dirai que Catania est clairement mon « équipe préférée » du Sud-Italia (finalement, je la placerais carrément devant les deux derniers clubs cités (Palerme et la Salernitana))…

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    1. Ça fait quand même 11 équipes ! En ajoutant Foggia, pourquoi pas Pescara… l’Avellino évidemment et quelques autres galets (Cagliar, Trapani, La Torres) isolés ici et là sur les plages abandonnées du Mezzogiorno… on l’a mon toujours tant attendu « Calcio Sud-Italia »!

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      1. Tu aurais pu ajouter Potenza l’oubliée, la Basilicate dont on ne parle jamais ou presque, comme s’il fallait donner raison à Carlo Levi.

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      2. et en popularité en sicile, ça donne quoi entre les clubs ?
        c est chaque club qui est hegemonique dans son territoire, ou il y a un club qui a une dimension sicilienne ?

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      3. Palerme est le club dominant, par son histoire. Présente en Serie A dès les années 30 (avec quelques stars comme Héctor Scarone ou Antonio Blazevich), elle symbolise les clubs du sud avec le Napoli et Bari. Dans les années 50, Palerme bénéficie de la générosité de Raimondo Lanza di Trabia et recrute de bons joueurs étrangers comme Santiago Vernazza. Puis viennent les années 2000, avec les 4 champions du monde 2006 de Palerme, une époque faste pour la Sicile puisque durant quelques saisons, Palerme, Catane et Messine évoluent en Serie A.
        Aucune affinité entre les tifoserie des 3 grands clubs. Au contraire, malheureusement…

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    2. ah ah ah ! Va falloir patienter pour la Catane des Argentins, encore deux épisodes entre temps. Peut-être même seras tu frustré car les 4 épisodes parlent beaucoup des présidents et du contexte dans lequel ils évoluent sans doute insuffisamment des joueurs. Ceci dit, j’ai encore le temps de muscler un peu le dernier texte…

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  3. La patte Verano est là, change pas! 😉 ..mais avec un je ne sais quoi de plus souverain et détaché que de coutume, comme si cette aristocratie disparue était cependant parvenue à te contaminer, bref : de quoi plaire à un snob dans mon genre.

    Sur le fond je ne vois à ce stade qu’à remercier – les questions suivront, 4 parties, le temps d’intégrer tout cela, cet univers inconnu.. ==> Faut que ça se mette en place.

    Sur la forme, ça vaut décidément toujours le coup de s’accrocher, l’on perd hélas l’habitude de ta belle exigence mais en fait c’est limpide, une grosse pelote qui se dévide, des fils de vie sur lesquels tu tires avec une élégance terrible car fatidique.. ==> J’aime vraiment beaucoup, le genre même de textes qui rendent plus intelligent aussi, suggestions habiles (car quoique confusément, on le sent revenir ton Biavati!), ce Kertesz aussi dont la musique du nom m’était connue mais que tu gardes jusqu’à la fin de ne pas trop dévoiler, ce qui flatte ou stimule le lecteur, c’est toujours appréciable 😉

    En un mot : top!

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    1. Avant-guerre, tu peux ajouter le bomber de la Roma Rodolfo Volk (italianisé en Volchi), les frères Varglien, l’un d’entre eux étant parmi l’effectif champion du monde 1934, l’Interiste Antonio Blasevich et quelques autres encore, moins connus.

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    1. Ah oui, perspective sympathique !
      Celui qui est considéré comme le plus grand arbitre italien all time avec Luigi Collina est Concetto Lo Bello, de Syracuse. J’ai le souvenir d’avoir lu quelques anecdotes savoureuses de ses débuts en Sicile 🙂

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