Elza et Mané

Sur cette photo, Elza Soares et Mané Garrincha posent sur le Corredor Esportivo de Moneró situé au Nord de l’Ilha do Governador, au petit matin si l’on en croit l’orientation et l’inclinaison de leurs ombres. La longue promenade est déserte, ils semblent seuls au monde, délivrés des aspérités du quotidien. Tout est lisse autour d’eux, la piste de ciment, les eaux de la baie de Guanabara, le ciel limpide, à peine marbré par de lointains nuages. Elza elle-même adopte une pose policée, les cheveux savamment domestiqués pour former une coiffure choucroute de laquelle aucune mèche ne s’échappe, figée selon le désir du photographe dont le nom demeure une énigme. Garrincha, lui, est en mouvement. Il porte une chemise blanche immaculée que l’on imagine sentir le linge propre, et jongle avec un ballon de plage, peut-être un artifice pour masquer ses jambes arquées. Ce cliché, apparemment empreint de mystère, porte un message assez simple à interpréter, sans excès de dialectique aucun.

A alegria do povo

Depuis ses débuts avec Botafogo en 1953, l’histoire de Garrincha est un conte de fées, celle d’un estropié fuyant la misère par la grâce d’un don ayant mis à mal les maigres certitudes des médecins du club alvinegro. En faisant entrer la peladinha[1] dans les stades, en déconcertant dans un mouchoir de poche tous les João[2]de la terre, il amuse les foules qui accompagnent ses passements de jambes reproduits à l’infini d’un « olé » de satisfaction. Il s’adresse à ceux qui lui ressemblent, les perdants du quotidien, les pauvres et les analphabètes auxquels s’intéresse enfin la fragile démocratie sans que cela ne change vraiment leur condition. Le peuple réclame Garrincha comme il réclame les chanchadas, des parodies de productions hollywoodiennes empruntant au langage du cirque et du théâtre pour nourrir une narration aussi étroite que la palette de dribbles de Mané. Le scénario d’une chanchada n’a pas plus d’importance que celui d’un match où se produit Mané, le public vient se distraire en riant de ceux qui endossent le costume de victimes, tant pis si l’histoire n’a ni queue ni tête, tant pis si l’orthodoxie tactique est mise à mal.

En 1962, la Coupe du monde chilienne consacre définitivement Garrincha, Alegria do povo selon le réalisateur Joaquim Pedro de Andrade. La victoire de la Seleção et l’image de Mané servent de pare-feu au gouvernement. Confrontés à de graves pénuries de riz, de sucre, de feijãos[3], João Goulart et son administration détournent l’attention et décrètent l’appartenance des champions du monde au « patrimoine intouchable de la nation ». Il s’agit ainsi de limiter les risques d’exil des héros vers l’Europe comme le firent Vavá, Didi ou Altafini après le triomphe suédois. Pour s’assurer de leur patriotisme, on n’est jamais trop prudent, ceux-ci sont titularisés et rémunérés pour occuper des postes de la fonction publique qui n’existent évidemment pas, notamment à l’Institut brésilien du café. Mais puisque cela ne suffit pas à combler la populace, il est question de faire de Mané un député du Partido Trabalhista Brasileiro dont Goulart est le leader, encouragé par des pétitions, comme si sa capacité à transformer la souffrance en plaisir dans les limites d’un stade pouvait se propager à l’ensemble des sujets de société.

A alegria da Elza

On en oublierait presque la vie privée de Garrincha, son immaturité, ses infidélités, ses virées dans les bars de Pau Grande, petite cité ouvrière au Nord de Rio où il continue de vivre avec sa femme et ses sept filles jusqu’à ce que la chanteuse Elza Soares se dresse sur sa route lors de la Coupe du monde de 1962. Mère de six enfants, dont deux mort-nés, veuve à 21 ans, la voix d’Elza et son sens de la répartie lors d’un radio-crochet la sortent de l’indigence. Quand elle croise Mané, elle voit son double et lui, subjugué par sa beauté, n’imagine pas résister. Il oublie de plus en plus fréquemment le chemin de Pau Grande puis, en 1963, il abandonne femme et enfants pour s’installer avec Elza sur l’Ilha do Governador, près du domicile de Nilton Santos, le « grand frère ». Elle s’occupe de lui et de sa carrière, obtient enfin des dirigeants de Botafogo des contrats plus favorables, en adéquation avec l’idolâtrie dont il fait l’objet. Tout cela arrive trop tard, il a déjà 31 ans, ses jambes tordues n’en peuvent plus et les lois physiques prouvent encore une fois leur primauté sur la poésie.

Retour de Suède, Nilton Santos dort avec la Coupe du monde et Mané sur qui il veille depuis 1953.

1964 est une année de profond désenchantement. Les genoux rongés par l’arthrose, il subit une ablation des ménisques contre l’avis du corps médical du Fogão, spécialisé dans les injections de produits médicamenteux ad nauseam dont les principales vertus sont d’estomper la douleur et, surtout, préserver les recettes qu’assure la présence de Mané sur les pelouses. Mais ce qui l’affecte le plus, c’est le coup d’Etat des généraux le 31 mars 1964. La proximité d’Elza avec des membres du Partido Comunista do Brasil, celle de Mané avec Jango Goulart, en font d’emblée la cible des militaires qui s’autorisent une perquisition musclée à leur domicile sur l’Ilha do Governador. Convertie aux idéaux conservateurs des nouveaux dirigeants, la presse cible les amants, dressant le portrait accablant d’un père indigne soumis aux désirs de sa maîtresse scandaleuse, noire de surcroît. En quelques mois, Mané passe de demi-dieu national à paria, rattrapé par son handicap et ses turpitudes.

La photo de l’espoir

La séance photo sur le Corredor Esportivo a lieu en décembre 1964, après des mois de souffrances physiques et psychologiques. Elza et Mané sont dans un cadre familier, à proximité de leur maison de Moneró. Avec ce cliché, il s’agit de réaffirmer la force de leur union et d’éloigner l’image sulfureuse du couple illégitime. Elza, vêtue d’une sobre tunique, endosse l’habit de la femme respectable. Elle veille en souriant sur Mané, incorrigible enfant ne pensant qu’à s’amuser avec un ballon. Elle n’est plus la maîtresse à la beauté animale, la briseuse de ménage, elle est celle qui protège Garrincha, qui l’assiste pour qu’il redevienne a Alegria do povo. A ce moment-là, tout le monde veut encore y croire.


[1] Football de rue.

[2] João, prénom très répandu, est utilisé pour décrire des individus nombreux dont l’identité disparaît derrière ce prénom générique. Face à Garrincha, tous les défenseurs se ressemblent et sont des João sans personnalité propre.

[3] Espèce de haricots.

20 réflexions sur « Elza et Mané »

  1. Magnifique. J’ignorais que les politiques voulaient utiliser à ce point l’image de Garrincha.
    Finalement en 62, les départs vers l’Europe seront peu nombreux et n’ont pas le poids des Didi, Altafini ou Vava. Même si Amarildo ou Jair de l’Inter ont marqué une époque en Italie.
    Djama Santos a eu des propositions en Europe.

    0
    0
    1. Les départs sont moins nombreux en 62 car le pouvoir fait tout pour retenir ses cracks avec, comme mentionné, des contrats de travail bidons à l’Institut brésilien du café (c’est en faisant la promotion de l’IBC que Garrincha vit lors de son exil italien avec Elza à la fin des sixties). On l’oublie, mais la Seleção 62 est privée de nombreux joueurs qui auraient pu être de l’aventure chilienne : Vavá et Didi sont rentrés au Brésil mais Altafini et Sani sont encore en Europe, Almir, Orlando, Paulo Valentim, voire Delém sont en Argentine.
      Avec le retour de la dictature en 64, il devient encore beaucoup plus difficile de migrer sous d’autres cieux pour les footballeurs brésiliens.

      0
      0
  2. Une chanson mythique dans l’œuvre d’Elza Soares?
    Je pense préférer le Bresil 58 à celui de 70. En attaque, c’est difficile de trancher mais la défense fait la différence. Gilmar, les deux Santos, Bellini, Orlando, Zito…
    Sans compter les remplaçants.
    Va pour 1958!

    0
    0
  3. Bon, aveu : je ne connaissais cette Elza que par Garrincha….. mais en fait elle est limite voire carrément (beaucoup) plus célèbre que lui, si je comprends bien ce que je viens de lire à gauche et à droite?

    Sinon et de manière générale, je crois avoir une sympathie infinie pour ceux qui n’oublient jamais d’où ils viennent – cas d’Elza Soares, semble-t-il encore. Ils peuvent se tromper et faire des conneries, on en fait tous en avançant comme on peut, en tâtonnant parmi cette farce environnante.. mais avancer sans jamais oublier d’où l’on vient : voilà souvent qui est la promesse de belles âmes empathiques.

    Quand et comment s’acheva leur bout de chemin ensemble, Verano?

    0
    0

Laisser un commentaire