Le bar du vieil Hollandais

Plus de trente ans, trente-cinq ans peut-être, sans plus jamais y être retourné. Mais jusqu’ici rien n’a changé. Et donc d’abord il y a la tour. Dont l’on ne distingue encore, sur la gauche, que les quatre inquiétants chérubins, gargouilles nées aux révélations kabbalistiques du tailleur de pierres Garcet, et qui déploient sur la vallée leurs ailes menaçantes, comme feraient des créatures archaïques imprudemment enfuies d’un cauchemar lovecraftien.

La vallée du Geer, fief jadis du chef rebelle Ambiorix, qui y détruisit deux légions romaines avant de fuir la colère de Rome, égrène ici ses ultimes villages : Eben et ses carrières de marne, son carnaval et son cramignon, puis aussitôt son village-sœur d’Emael et son fort réputé imprenable, que les Allemands prendront cependant en une nuit, au terme de la première opération aéroportée de l’Histoire, lancement officiel de la funeste campagne de France.

Il faut alors laisser à gauche l’entrelacs des grottes et champignonnières, chapelles sixtines saturées de mosasaures et de bas-reliefs égyptiens, puis traverser le monumental canal Albert lequel, creusé à même la Montagne Saint-Pierre, fait penser aux beaux jours au canal de Corinthe. Et enfin nous y sommes, sitôt franchi l’élégant pont suspendu : nous voici à Kanne, capitale officielle de la tarte au riz et, quoique belge pour un kilomètre encore – mais son cordon de proprettes maisons déjà trahit quelque rampante hollandité –, officieuse et cossue banlieue de la toute proche Maastricht.

C’est en cette pimpante et brin bourgeoise localité que s’installa donc « le Willy », après avoir 15 ans durant terrorisé les meilleures défenses hollandaises, et y remporté le titre de meilleur joueur du pays – à l’époque le plus redouté d’Europe. Son café est là, peu avant le château. Je le connais bien, cet établissement que, dit-on, Willy Brokamp a repris en 1999 : dans les années 80, sa terrasse nous réconciliait déjà avec le goût de la bière, à chaque fois qu’avec mes camarades nous rentrions à vélo des Pays-Bas.

Le café n’a pas changé : toujours ces lignes vaguement art déco, et ce visage propre aux drink-halls des stations de la Mer du Nord, où n’affluent guère que rhumatiques – le plus souvent des bandes de vieilles qui ont tué leur mari, à l’usure –, voire de jeunes parents encombrés par leur marmaille. Décidément rien de bien rock’n roll, je ne comprends pas que Brokamp y jetât son dévolu. Mais surtout, le bar semble fermé ce midi…

Renoncer à revoir « le Willy » ? Celui que l’on surnommait « le blanc », « la pile blanche » ou, plus communément, « l’amoureux des cafés », avait fort heureusement plus d’un bars dans son sac – et c’est donc à Maastricht qu’il me faut aller. Là où le natif de Valkenburg, épicentre de l’Amstel Gold Race, se rêva rebelle et assurément en prospéra. Là où, à l’adolescence, nous avions çà et là coutume de le rencontrer.

Sur la route des Pays-Bas, me revient alors l’histoire de Brokamp : sa dégaine de Viking d’abord, de voyou à la Bernard-Pierre Donnadieu… Le footballeur bourrin mais redoutable, ensuite, découvert sur le tard par le biais de vidéos d’archive. Puis, enfin, les modalités par lesquelles m’avait été donné de le connaître, dans la seconde moitié des années 1980.

A l’époque, quand au gré d’un festival ou d’une course cycliste vous aviez sympathisé avec des ressortissants du Limbourg hollandais, et pour peu que fatalement la conversation s’engageât sur le terrain du football, leur réaction était alors compulsive : « On va boire un verre chez Brokamp ! »

– Brokamp ?

– Oui, Brokamp ! Le plus grand sportif de la province, il a joué à Ajax ! Et tu vas voir : ce mec, c’est un phénomène, un vrai rebelle ! » – et nous nous retrouvions alors au bien nommé « Aux Pays-Bas ».

C’est à l’été 1973 que Brokamp acquit ce café, le premier d’une longue série. Dans son style binaire mais terriblement efficace, « le blanc » vivait alors sa meilleure saison, sous le maillot de la modeste formation limbourgeoise du MVV Maastricht : non-content d’être sacré meilleur buteur de la compétition, il y gagnerait aussi, le 20 mai et avec 264 points contre 258 pour Ruud Krol, le titre officiel de joueur de l’année, et d’autant l’intérêt immédiat des richissimes dirigeants du Feyenoord.

André Rieu, Maastricht, 17 juillet 2022

Le reste appartient à la légende, au folklore hollandais… A ses dirigeants qui lui demandaient quel salaire le ferait rester, et après avoir pris quelques jours de réflexion, Brokamp avait froidement répondu : « Je ne veux pas d’argent ; ce que je veux, c’est ce café », « Aux Pays-Bas ». Quelques semaines plus tard, grâce à l’intercession d’un généreux sponsor, la direction du MVV lui en remettait les clés. Un mythe était né.

Arrivée à Maastricht, direction le Vrijthof – sa place monumentale, hyper-touristique. Aujourd’hui comme il y a un demi-siècle, quand pour la première fois le regard métallique de Brokamp se posa avec gourmandise sur la terrasse des « Pays-Bas » : tables et fauteuils de rotin y prodiguent, à la même assemblée de sexagénaires ou beautiful people confits, l’imperturbable vision de la basilique romane Saint-Servais, du clocher rouge de l’église Saint-Jean et, plus à droite, du kiosque à musique face auquel le local André Rieu ébroue, d’année en année, son inoffensif mais rassurant répertoire.

Que diable était venu chercher le « rockeur » et « rebelle » Brokamp dans ce décor d’opérette, parmi ces vieux et ces m’as-tu-vus, ces vies d’évidence satisfaites et bien rangées ? Cette question, je me rappelle me l’être souvent posée. Et je me rappelle aussi n’avoir jamais aimé ce café, sa terrasse du moins – d’ailleurs ces vieux me mettent mal à l’aise… J’ouvre la porte et m’installe, parmi le mariage heureux des boiseries gothiques et luminaires scandinaves. Et c’est alors que je me rappelle de Brokamp, ce devait être en 1989.

Massif et énergique. Mais plus bruyant que fantasque, plus encombrant qu’accueillant. Plus égocentrique que jovial. Les locaux toutefois adoraient, tandis que Brokamp se donnait en spectacle, dispensant de table en table, et tel Rieu sur la place, la mécanique rôdée de ses anecdotes :

« Une pression ? Ah non, il n’y a que des pintjes ici, ah ah ah! La pression, moi, je n’ai jamais su ce que c’était ! »

Tous s’esclaffent de conserve, à l’exception bien sûr du Belge de service, peu rôdé à l’humour hollandais. Charitables, ses voisins de table lancent aussitôt les hostilités :

« Willy n’a jamais été un grand travailleur… Pas vrai, Willy ? »

– Ah, ça non ! La discipline ? L’entraînement ? Ce n’était pas pour moi ça, les entraîneurs devenaient fous avec moi ! Il n’y a que Knobel qui ait su comment m’utiliser. Même quand j’ai été prendre ma douche à la mi-temps, parce que je n’étais pas content de mes équipiers : il ne me fit aucune remarque, il savait très bien que ça ne servirait à rien.

– Autre chose qu’avec le professeur de gymnastique, pas vrai, Willy ?

Brokamp réprime un sourire, comme s’il avait anticipé la question. Puis reprend goguenard, le regard toujours quelque peu vaseux : « Michels ? Ah oui, ça on peut dire que ça n’a jamais marché entre lui et moi, nous avons presque toujours été en conflit sur le peu de temps passé ensemble. C’est comme quand il voulut remplacer Pim van Dord, vous vous rappelez ? Moi, j’ai cru que c’est moi qu’il voulait remplacer, je n’étais pas tout-à-fait remis de ma nuit, il est vrai… Alors je me suis dirigé vers le banc et je me suis affalé par terre. Et évidemment Michels n’a rien compris à la situation et en fait, ben… ben moi non plus ! Mais finalement c’est bien moi qu’il a dû remplacer, ah ah ah. »

« Ceci dit, Michels… Je crois qu’il m’aimait bien quand même, quoique, bon… en fait je n’en sais rien, on ne savait jamais rien avec lui, « le Sphinx »… Non, le pire c’était les journalistes, ils n’étaient pas tendres avec moi, ah ah : « Willy est paresseux », « le transfert de Willy est la pire décision de toute la carrière de Hans Kraaij », blablabla… Bon… C’est vrai que je n’avais pas voulu de la maison mise à disposition par Ajax et que j’avais préféré m’installer en plein centre-ville, sur la Leidseplein : les bars, les discothèques, les magasins de mode… C’était ça mon truc, sauf qu’à Ajax, ben… Mais moi je n’avais pas envie d’être sérieux. Je n’avais pas signé à l’armée, que je sache ! »

– C’est quand même scandaleux que Michels ne t’ait pas gardé pour aller en Allemagne, Willy. Avec toi à gauche, les Allemands n’auraient rien pu faire !

– Oui, bah… En fait j’étais souvent convoqué, j’ai même joué plusieurs matchs de préparation, juste avant le tournoi… puis tout à coup Michels ne me reprenait plus, mais bon : je n’étais pas le seul à qui ça arrivait, ça arrivait souvent à ceux qui ne jouaient pas dans un club de l’Ouest. Mais six buts en six sélections, ce n’est tout de même pas si mal finalement, je suis le seul à avoir fait ça après la guerre. Et franchement je n’étais même pas déçu de ne pas aller en Allemagne, ça ne me manqua pas une seconde… Regarde la belle place que nous avons ici : j’avais tous les divertissements dont l’on peut rêver, rien qu’en ouvrant chaque matin la porte de mon commerce… Et puis qu’est-ce que j’ai pu faire comme bonnes affaires ici, pendant la Coupe du Monde : tout Maastricht venait boire des verres après chaque victoire, toute la nuit! C’était magnifique… The place to be ! Même Jean Nelissen se faisait fort de revenir chaque soir de la radio, en limousine avec son chauffeur en uniforme… Tu t’imagines ? 200 kilomètres depuis Hilversum, faire la fête toute la nuit… et puis il repartait le matin dans l’autre sens pour Hilversum! Et tout ça pour boire des bières, ici, « Aux Pays-Bas » !

Dominant la cité touristique de Valkenburg : le Kasteel Geulzicht, acquis par le journaliste et roturier Jean Nelissen, en 1974, pour la coquette somme de 600 000 florins (soit l’équivalent de quelque 1,1 million d’euros actuels). Jusqu’à ce qu’il se lançât dans le journalisme sportif, dans le courant des années 1950, Nelissen avait tout au plus travaillé comme coursier et dans une baraque à frites. Mais quatre décennies plus tard, intriguée par son train de vie, et redoutant les rumeurs persistantes de conflits d’intérêt circulant autour de son journaliste-vedette, la chaîne nationale de radiodiffusion NOS finira par ajouter une clause à son contrat, par laquelle Nelissen s’engageait à travailler exclusivement pour la NOS, ce qui marqua le début de ses déboires financiers. Pour de bon déconnecté déjà avec la réalité, Nelissen s’en émouvrait aussitôt comme suit dans les journaux : « Je ne comprends pas… Je venais tout au plus de recevoir une voiture par un sponsor, c’était vraiment trois fois rien. »

Jusqu’alors silencieux, étranger à ces histoires, je hasarde une première question : « Jean Nelissen? »

– Vous n’êtes pas d’ici, vous, ah ah ah! C’est une star incroyable aux Pays-Bas! Pendant tout un temps, il a même eu un château de 40 pièces dans mon village natal, avec cinq salles de bain ! C’est le chef de la rédaction des sports du Limburger, la star de Studio Sport aussi ! Et avant ça il avait travaillé dans le football également, d’ailleurs il le faisait encore de temps en temps quand j’ai commencé ma carrière… Il a gagné beaucoup d’argent comme ça, à l’époque ça pouvait encore être un très bon métier d’être journaliste, vous savez, faudra que j’y pense d’ailleurs! (toute l’assemblée rit) Et donc Jean était tout le temps ici, on avait d’ailleurs notre table là-bas, avec Johan.

– Johan Cruyff ?

– Ah ah ah, jamais de la vie, voyons ! Ce n’était pas assez bien pour Cruyff ici, non : Cruyff, quand il passait dans le coin, c’était justement pour aller boire du whisky dans le château de son ami Nelissen, non… Moi je vous parle de Johan Derksen, faut suivre, dites : un autre journaliste, très célèbre aussi sauf que, lui, il ne fait que le football. Quoique, maintenant que tu le dis, Derksen ou Cruyff… C’était un peu chou vert et vert chou quand même, hein. D’ailleurs il a fini par le dire, qu’il appartenait à la « maison Cruyff ». Et les autres journalistes qu’il a cités ne devaient pas être contents ; à mon avis Johan avait encore bu un verre de trop quand il a déclaré pour qui il avait travaillé durant toutes ces années, ah ah ah !

La commande passée, Brokamp poursuit son manège à la table d’à côté, laquelle n’avait pas manqué une miette de ses vieilles anecdotes, en patientant gentiment.

– Alors, qu’est-ce que t’en dis ? Il est formidable, hein ? Tu ne trouves pas ?

« Tu ne trouves pas, dis ? »

La voix se fait insistante : « Mijnheer… Mijnheer ? »

La voix a toujours des accents de scie sauteuse, bien qu’elle soit féminine désormais : la serveuse s’est décidée, enfin, à m’arracher aux fantômes des lieux. Je rassemble mes esprits. Mon médecin m’ayant déconseillé le vin et le café : je commande un thé, tandis qu’ironiquement un verre à bière vide semble me narguer sur le comptoir… Si ça se trouve, c’est là que « la pile blanche » avait oublié ses chaussures, ce jour fameux où, en déplacement à l’autre bout du pays, l’entraîneur Knobel dut inspecter les pieds de tous ses équipiers, de sorte d’en trouver deux qui pussent dépanner Brokamp.

Non loin de ce verre vide : une pile de journaux… et il y a même un Voetbal International, décidément Brokamp est partout et nulle part, car il y avait eu cette histoire aussi, c’était un lundi de Pâques, un déplacement au Cambuur de Leeuwarden… Knobel avait repris la direction du MVV, après deux expériences particulièrement éprouvantes à la tête d’Ajax puis de l’équipe nationale. L’y avaient également rejoint Brokamp, pour de bon discrédité à Amsterdam, et Johan Derksen lequel, quoique footballeur pour quelques mois encore, avait de longue date entrepris, mais jusqu’alors sans succès, de se reconvertir dans le journalisme sportif…

La veille donc de ce déplacement, au fond même de ce café et en présence de leur équipier Derksen, lequel venait de les mettre en garde contre quelque vendetta que, selon lui, préméditaient ses anciens équipiers de Cambuur, les stars Jo Bonfrère et Willy Brokamp avaient alors convenu de ne pas jouer ce match, de peur d’être par trop malmenés par leurs rugueux adversaires frisons. Et, de fait, le jour du match et sous prétexte d’un mal soudain : Knobel ne les alignerait curieusement pas… Le mercredi suivant, prudemment signé sous pseudo : Voetbal International faisait sa une de la « lâcheté » des deux vedettes limbourgeoises, livrant jusqu’au moindre détail de l’arrangement convenu le dimanche dans le café de Brokamp. Derksen le lui confirmerait des années plus tard : c’est bel et bien lui, son propre équipier, qui avait monté l’affaire puis vendu le scoop au faiseur et défaiseur médiatique de carrières néerlandais – et, ce-faisant, y avait pour de bon lancé la sienne : aussitôt engagé au sein de la rédaction, en 1977, il en deviendrait même et tout bonnement l’omnipotent rédacteur en chef à compter du nouveau millénaire.

Mais cet après-midi, je me demande bien quel mal a pu piquer Brokamp pour qu’il ne soit nulle part ? Toujours pas le moindre éléphant dans son magasin de porcelaine : le peu discret Brokamp est introuvable et mon thé est déjà froid. Je hèle la serveuse, potelée et tout de noir vêtue, ma première vision rock’n roll de la journée : « Excusez-moi… Monsieur Brokamp n’est pas là ? »

Sans surprise, elle m’oppose cette moue typique aux Hollandaises ; cou du nez plissé, comme piqué par un soleil ardent : « Brokamp ?? »

– Oui, Willy Brokamp. Le propriétaire. Il n’est pas là ? J’aurais aimé le voir.

– Il n’y a pas de Brokamp ici, Monsieur. Nelle, tu connais un Brokamp ? Nee, mijnheer : pas de Brokamp ici. »

Je dois me faire une raison : il n’y a plus de Brokamp ici.

Le soir d’hiver se profile, déjà. Il est temps de rentrer au pays… et, tout de même, d’essayer encore de boire une pintje au bar du « Kanne en Kruike », première étape contrariée de la journée.

Arrivé à Kanne, surprise : le café est toujours fermé, pas âme qui vive. J’aborde une vieille, une beaucoup plus vieille que moi : « Ce café n’ouvre pas le samedi ? Monsieur Brokamp n’est pas là ? »

La vieille semble agacée : « Le café de Brokamp ? Il a fait faillite, Monsieur ! A l’automne 2020 ! De toute façon ça fait longtemps que Brokamp n’est plus là, une si belle affaire… L’adresse était si respectable, et la musique si agréable, si ce n’est pas malheureux… »

– Mais, Brokamp… Il est mort ? Je reviens de Maastricht, personne ne s’y rappelle de lui. On dirait qu’il n’a jamais existé.

– Oh non, il va très bien ! D’ailleurs il habite toujours tout près d’ici, dans le quartier du cycliste hollandais, là… Mais les cafés ne lui rapportaient pas assez d’argent à son goût, alors il a vendu le « Kanne en Kruike » à un pigeon de Riemst, et en fait je crois que même à Maastricht il a tout vendu. Puis il a réinvesti son argent dans le golf.

– Le golf ? Willy Brokamp s’est reconverti dans le golf ??

Soudain intarissable, la vieille poursuit :

« Oui oui, le golf. Deux golfs, même : le Golf and Business Club de Maastricht, et aussi celui de Henri-Chapelle. Willy a toujours aimé l’argent, vous savez comment sont les Hollandais. Pourtant ce n’est pas un mauvais garçon, tenez : il y a 10 ans, il a fait quelque chose de formidable pour Jean Nelissen.

– Nelissen… Celui qui faisait toutes les retransmissions cyclistes sur Studio Sport ? Le « vice-Roi de Maastricht », c’est bien ça ?

Jean Nelissen, journaliste-star du sport néerlandais (02/06/1936 – 01/09/2010)

– Oui oui, Jean Nelissen ! Il était formidable, n’est-il pas ? On ne s’ennuyait jamais avec lui : il connaissait tous les châteaux, toujours une petite histoire amusante aussi… Comme s’il connaissait le moindre village de France, ah : c’était une encyclopédie, le Neel ! On s’évadait vraiment avec lui… Et puis, c’est aussi un peu grâce à lui, quand il était reporter de football, si dans la région nous allions tous voir le Fortuna à l’époque, avec les Wilkes, Appel, Van der Hart… Vous n’avez pas connu ça, vous, mais c’était la plus belle équipe des Pays-Bas à l’époque ! Mais quand Jean a pour de bon sombré dans l’alcoolisme, là il n’y avait plus personne pour l’aider, pas même Cruyff pour qui pourtant Nelissen avait travaillé… C’avait été une star pourtant, et il présentait tellement bien avec sa limousine et son cigare ! Mais le pauvre buvait épouvantablement…

– Il avait ses habitudes « aux Pays-Bas », non? Dans le premier café de Brokamp, à Maastricht ?

– Oh oui, comme beaucoup d’autres. Ils avaient tous leurs habitudes là-bas ; qu’est-ce que Jean a dû boire comme whisky et comme pintjes dans le café de Brokamp… C’est alors que Willy a décidé qu’il fallait faire quelque chose : il a rassemblé autour de lui des journalistes et d’anciens sportifs, ils ont collecté de l’argent pour Jean… et sont parvenus à le sortir de la rue… Ils lui ont même acheté un appartement entièrement meublé ! Mais le pauvre homme était fichu, il a tenu un an encore puis c’était fini… Si ce n’est pas malheureux, dites. »

Je ne l’écoute déjà plus, traquant d’impossibles réponses parmi ce monde perdu, qui n’est désormais plus qu’intérieur, illusoire… Brokamp s’en voulut-il, de la déchéance de Nelissen ? Perplexe, je laisse derrière moi la vieille en ciré rose, la terrasse vide, le château de marne, son restaurant étoilé et ses jardins, les tartes au riz… Je laisse le canal charrier vers Anvers l’essentiel des eaux de Meuse laquelle, dans cet inégal commerce, gagne au moins de rester, contrairement à Brokamp, un flux sauvage jusqu’à Rotterdam. Je dois me faire une raison : je ne connais plus personne ici. Bien qu’au fond rien n’ait changé, le plus probable est qu’il en ait toujours été ainsi.

Furtivement, la route du retour dévoile, une dernière fois, les figures d’apocalypse de la tour d’Eben-Ezer.

Eben-Ezer, théâtre biblique du combat entre le bien et le mal, prénom aussi du père officiel des 13 premières Lois du Jeu…mais donc, aussi : lieu d’élection puis d’érection de cette tour, et de l’indécryptée révélation de codes et silex accumulés par le Français Garcet.

Tandis qu’à droite se dérobe son sépulcral tétramorphe, accablé par ma jambe gauche et mes souvenirs, et maudissant mon hypertension non moins que le médecin qui me l’a diagnostiquée, regrettant les années, je me résigne une dernière fois : Brokamp, vrai rebelle parmi les faux-rebelles ? Un gai luron tout au plus, doublé d’un homme d’affaires avisé, au mieux une forme gentrifiée de subversion… Un bon camarade, aussi. Et un homme dont les rêves, au fond, n’auront jamais été rien plus que ceux d’un vieil homme hollandais.

11

38 réflexions sur « Le bar du vieil Hollandais »

  1. Très joli ! On sent l’amour de l’auteur pour son pays, avec une petite pointe de “grisaille des êtres” que Simenon ne renierait pas. Quel dommage que je n’aie pas connu cette histoire ce jour de décembre 2016 où je me suis attablé sur cette place même, en route vers Paris via Bruxelles depuis Cologne !

    1
    0
    1. La Belgique est un pays qui m’a toujours emmerdé, petit pays petit esprit. Et que je garde dans un coin de ma tête, quand mes enfants seront adultes et casées (encore bon 20 ans..), de (re)quitter pour de bon tant il est vérolé et, dans ma région, épouvantablement mal géré. Je sais que beaucoup de Français trouvent leurs compatriotes mesquins……..mais il me semble que c’est bien pire en Belgique, et puis ce côté « groupir » si germanique.. J’ai toujours préféré les Français en général.

      Mais bon.. Il y a de l’attachement quand même, il faut bien être de quelque part. Et je garderai toujours de l’affection pour le pays liégeois, pour le coup fort rock’n roll lui (Brokamp, qui aux Pays-Bas passe pour le summum du footballeur « rebelle », est un très petit joueur, à côté par exemple d’un Roger Claessen……..lequel par exemple méprisait totalement l’argent, lui! – Brokamp est néerlandais, certes).

      La vallée du Geer, point de départ de cette espèce de road-movie pathétique où au fond il ne se passa rien de ma journée, expérimenté à la sortie du Covid? C’est un coin de Belgique que je détestai copieusement, trop porté sur la bagarre et l’alcool..mais l’on finit par s’adoucir un peu avec les années, et c’est vrai que la région est fort jolie après tout – comme disent les Hollandais d’à côté, adage que je confirme : « la Belgique (mais ils visent la région frontalière ici abordée) : belle nature, affreuses maisons ».

      Pour ma part j’ai grandi de l’autre côté de la Meuse, aux portes du très bucolique Pays de Herve.

      2
      0
  2. Superbe voyage matinal. Merci Alex.
    Brokamp, Lippens, Jan Mulder… Pas mal de grands attaquants n’ayant pas eu une longue carrière internationale dans les 70′.

    Une anecdote que je viens de trouver sur Brokamp.
    « Il ne faisait jamais d’échauffement, car il se serait tué de fatigue avant le début du match. Lors d’un match contre Excelsior, il a mis son maillot sur sa tête et n’a plus participé au jeu, car il avait honte de la performance de l’équipe. A cette époque, nous voyagions en train interurbain lors des matchs à l’extérieur. Lorsqu’il dormait trop longtemps et était en retard, le chef de gare faisait attendre le train jusqu’à l’arrivée de Brokamp. »

    0
    0
    1. Je laisse la question du doping de côté : il y eut chez eux et effectivement, intrinsèquement, une concentration de talents remarquable à l’époque, oui. Et encore ne cites-tu pas le plus spectaculaire et efficace de leurs attaquants, Ruud Geels, encore un qui fut dégoûté de la sélection, bref.. (je vais recommencer à radoter, mais..)

      De tous mon préféré, mais vu rien qu’en archives, est Jan Mulder. Autant le consultant-star m’emmerde..et autant le footballeur était magnifique, flamboyant….. Voilà le genre de joueurs NL auxquels j’aimerais rendre justice (hélas pour lui, son passage à Ajax fut handicapé par les blessures).

      Ton anecdote est symptomatique du lascar, des dizaines de cet acabit…… Clairement : il a surfé sur son talent.

      Pour ma part : ce genre de personnages me laisse froid, je suis même sensible aux amateurs de culture rap/urbaine quand ils stigmatisent la culture rock comme un truc de « petits bourgeois blancs », je trouve beaucoup de vrai là-dedans. Et le joueur Brokamp n’était pas vraiment quelqu’un de sympathique, un tyran avec ses équipiers peut-on en lire régulièrement. N’en reste pas moins un footballeur redoutable et un personnage atypique dans l’Histoire moderne du foot NL.

      0
      0
  3. Dans l’immédiat : remercier Modrobilly pour la mise en page! Et même pour ne pas dire surtout m’excuser pour mon accès d’humeur d’il y a une dizaine de jours.

    Je repasserai en soirée pour apporter l’une ou l’autre précisions.

    2
    0
      1. Ah non, j’insiste : j’ai été tout naze!

        Surtout : j’ai réalisé par la suite qu’il y a probablement pas mal de connections via smartphone (pas par moi, suis un ringard.. donc je ne le concevais pas), et que tes positions pouvaient être aussi des plus défendables à cet égard!

        Bref : sincère amende honorable!

        Il faut de toute façon que je m’organise autrement : vu le travail que vous devez encore livrer en aval, je ne peux pas continuer à valider des textes à J-1.

        0
        0
  4. J’ai relu ton papier, Alex, avec l’impression de suivre tes pas à la recherche de quelque chose qui n’existe pas ou qui n’existe plus. Ça laisse en bouche le goût délicieux de certains vieux vins au moment où ils commencent à vermouther sans que cela n’efface leur splendeur passée.
    Et ce Nelissen, dont j’avais entendu parler sans y prêter attention, est un personnage qui me donne envie d’en connaître un peu plus.

    0
    0
    1. Jean Nelissen n’eut pas d’enfants mais compta un neveu célèbre : Danny, le champion cycliste.

      Aux Pays-Bas, ce devint aussitôt une espèce de mythe national, que certaine victoire (laquelle? je ne sais plus..) de Danny, commentée live par son oncle.

      Des années plus tard, Danny fut le premier coureur-Rabobank à dire haut et fort avoir été dopé toute sa carrière durant. Puis il suivit un master à l’université..-Cruyff (oui oui, ça existe..et est très malin, initiative redoutable même), en quelque sorte la boucle était bouclée.

      0
      0
    2. Sinon ce Nelissen ne me semble avoir rien eu de si extraordinaire, d’ailleurs son principal argument dans la carrière (puisqu’il aimait à railler ses pairs, je n’ai guère qu’à le citer), c’était que les autres journalistes sportifs avaient des voix de faussets, de femmes, bon..

      L’aura encyclopédique qu’il gagna? Dans « ses » (impossible d’être catégorique aux Pays-Bas : nègres à gogo!) bouquins c’était semble-t-il un comptable. Dans le duo qu’il formait sur les ondes NL, il était clairement le type qui multiplie les anecdotes sur les paysages et bourgs de la France profonde..un peu beaucoup votre Jean-Paul Ollivier??

      Mais puisque voilà ce qui intéressait/charmait le Hollandais-moyen..!

      0
      0
      1. J’ai trouvé un entretien dans lequel il parlait longuement du TDF et de se relation avec Néerlandais. Et effet, il semblait connaître le pays comme sa poche en même temps que l’histoire du Tour.

        0
        0
    1. Oui, la nostalgie est probablement ce qu’il en ressort. Sauf que ce sentiment m’est étranger, que je n’en attendais alors rien de particulier (juste une sortie post-Covid à l’époque, le gros du texte a environ 15 mois), et qu’en fait le cas Brokamp ne m’impressionna pas du tout à mes 14-15 ans!!! 🙂 ..car « rebelle », un type qui vit pour l’argent (..et l’hédonisme, certes..lequel hélas réclame de l’argent dans nos sociétés)?? A 18 ans, je me faisais escorter par des flics NL avec bon 30 grammes d’herbe hollandaise dans les poches, même pas pour moi ni pour les revendre, lol : Brokamp n’a jamais fait le quart du tiers d’un truc pareil, c’est facile de ne rien branler et de boire des pintes! Et le moindre de mes amis aussi, à Liège, était alors plus rebelle que lui (André Rieu, quoi..)! Mais grand bien fit à Brokamp : une belle vie à l’aune de la (très matérialiste) société NL, ce n’est pas moi qui vais le blâmer.

      Verano a compris le fin fond de mes souvenirs, et de ce texte et de l’idée qui en procèdent : la « quête » (mot trop fort, vu que je n’en attendais rien) d’une chimère, d’un truc qui n’existe pas, n’existait plus..et qui au fond n’avait sans doute probablement même jamais existé…………sinon dans les fantasmes que, depuis nos expériences et bains culturels propres, nous sommes enclins à y projeter.

      Pour tout cela, le football (que j’adore) est un véhicule formidable : un cortège d’illusions.

      0
      0

Laisser un commentaire