Le Lévrier du Napoli

Dimanche 17 mai 1981, un peu avant 15 heures

En ce début d’après-midi printanier, c’est l’effervescence autour du San Paolo. Le marché noir bat son plein, les vendeurs à la sauvette pullulent sans crainte des Carabinieri, accaparés par les embouteillages aux abords du stade. Au milieu de cette cour des miracles, les tifosi azzurri font exploser d’énormes pétards, comme s’il s’agissait d’étourdir la populace pour s’ouvrir le chemin du sanctuaire qu’est le San Paolo. L’ambiance délirante est à la hauteur de l’événement : le Napoli, troisième, reçoit le leader, la Juventus. En cas de succès, les Azzurri rejoindront les Bianconeri à une journée du terme du championnat. Alors que les méridionaux pensent depuis des lustres que le Mezzogiorno fait l’objet d’une proscription tacite, le Scudetto n’est plus un sujet tabou et c’est une première victoire sur la conspiration du silence, alliance occulte supposément constituée des puissances du Nord dont la dernière manifestation remonte à la semaine précédente lors de Juventus-Roma[1].

Dans les coulisses du stade, un homme en costume complet gris perle s’active comme chaque jour de match, s’assurant que tout est en ordre pour la réception des délégations et des hôtes les plus prestigieux. Son maintien un peu roide et ses cheveux argentés tirés en arrière trahissent son âge sans parvenir à éteindre sa splendeur passée. Il s’appelle Attila Sallustro et dirige le fonctionnement du San Paolo depuis 1960. Les plus anciens savent qu’il est également Il Veltro, le Lévrier, l’immense star du Napoli des années 1920 et 1930.

Il Veltro, première star des Azzurri

Attila Sallustro est un Italo-Paraguayen né à Asunción d’un pharmacien ayant tenté l’aventure sud-américaine avant de revenir en Campanie en 1920. Fils de bonne famille, il pratique le calcio en dilettante au sein de l’Internaples rebaptisée Associazione Calcio Napoli à partir de 1926 selon le souhait du président Giorgio Ascarelli, flamboyant industriel auquel le club doit son stade. Inaugurée quelques semaines avant sa mort prématurée et initialement appelée Vesuvio, l’enceinte est renommée Stadio Ascarelli jusqu’à ce que les autorités fascistes en fassent pour la Coupe du monde 1934 le Partenopeo, effaçant la trace de l’ancien président de confession juive.

Avec la naissance de la Serie A en 1929, l’ambitieux Ascarelli, à qui il ne reste alors que six mois à vivre, attire William Garbutt, coach prestigieux venu du Genoa, et les attaquants d’origine croate Marcello Mihalich et Antonio Vojak. En compagnie de Sallustro, ils font du Napoli un adversaire respectable et respecté par les puissantes équipes du Nord. Si Vojak, affublé de son béret basque, est admiré pour sa froide efficacité, Manzelin Mihalich pour son altruisme créatif, le rapide et puissant Sallustro est la véritable idole du Napoli. Après une prestation XXL face à l’Ambrosiana de Meazza, son rival en équipe nationale, les supporters l’attendent à la sortie du stade pour le porter en triomphe dans les rues de Naples. Puis en 1932, la Juventus du Quinquennio d’oro[2] s’incline à deux reprises sous les coups de boutoir d’Il Veltro dont l’aura excède désormais largement les limites du Stadio Ascarelli.

Au Stadio Partenopeo.

L’homme du monde

Il Dottore Sallustro n’imagine pas que ses fils, Attila et Oreste, puissent être rémunérés pour jouer avec un ballon. L’aîné est en équipe première depuis six ans et compte deux sélections (les seules, Pozzo lui préférant Meazza) quand Il Veltro acquiert enfin le statut professionnel. Jusqu’à sa disparition, Ascarelli le récompense en l’envoyant chez les meilleurs tailleurs de la Riviera di Chiaia, en lui fournissant des cravates créées pour lui seul par Eugenio Marinella ou des gants de cuir issus des plus belles mégisseries. Plus tard, un tifoso lui offre une FIAT 508 Balilla, trophée avec lequel il pose devant le Palazzo Reale de la majestueuse Piazza del Plebiscito.

Sa photogénie est réelle et il en joue. Ses cheveux blonds soumis à la discipline de la gomina et sa haute stature attirent le regard des femmes, parfois des hommes sensibles à son dandysme à la frontière de l’efféminement. Terriblement mondain, il fréquente les lieux en vogue où il peut éprouver sa popularité. Un soir, au Teatro Politeama, les projecteurs s’allument en pleine représentation, la pièce s’interrompt et le public se lève pour l’ovationner. C’est d’ailleurs à l’issue d’un spectacle au Teatro Nuovo qu’il s’entiche de Lucy D’Albert, une « soubrette » d’origine russe, terme utilisé en Italie pour décrire les actrices d’opérettes ou de comédies légères. Pour les tifosi du Napoli, elle est la cause du déclin de Sallustro dont la carrière s’essouffle dès 1933. Il raccroche en 1939 à 30 ans, après deux dernières saisons en pointillés avec la Salernitana.

Dimanche 17 mai 1981, la fin d’une vie consacrée au Napoli

Près d’un demi-siècle s’est écoulé quand les joueurs marchent vers le centre du terrain en cette chaude après-midi de mai 1981. Depuis les tribunes, Attila Sallustro observe les Azzurri. Se peut-il qu’il soit envieux de Rudi Krol, nouvelle idole des tifosi à la beauté saisissante, ou du bomber Claudio Pellegrini auquel il tente vainement de s’identifier tant il ne lui ressemble pas ? Puis Il Veltro se retire dans son bureau, refusant de vivre les émotions du direct.

Il ne réapparaît dans les salons de réception enfumés qu’à l’issue du match, à l’heure des bavardages mondains au cours desquels la froide victoire de la Juventus est disséquée par des hommes aux airs importants (1-0, but contre son camp de Guidetti). Résignés après une déception qui semble devoir se répéter à l’infini, les Napolitains quittent le San Paolo en silence, contraste étonnant avec le vacarme ayant accompagné leur arrivée. Dans quelques heures, Attila en fera de même : à 72 ans, il prend sa retraite. Il meurt deux ans plus tard aux côtés de sa « soubrette » Lucy, trop tôt pour assister au miracle Maradona, le seul à le surpasser en termes de popularité dans l’histoire du Napoli.


[1] Cinq titres consécutifs au début des années 1930.

[2] C’est le célèbre « gol di Turone », le but refusé à Maurizio « Ramon » Turone pour un hors-jeu fictif lors du match au sommet Juventus-Roma qui, en cas de victoire, aurait permis à la Louve de passer devant la Juventus au classement.

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26 réflexions sur « Le Lévrier du Napoli »

  1. Très bien écrit comme d’habitude, on ne s’en lasse pas. Question : pourquoi le virage sur la photo est-il vide ? Le béton a l’air flambant neuf pour autant qu’on puisse en juger sur ce tirage plutôt ancien. Le stade était-il encore en construction ?

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    1. Merci g-g-g. A propos de ta question, difficile d’être formel mais la photo doit dater du début des années 30. La capacité du stade était de 20.000 places à l’origine et a été portée à 40.000 pour la CM 1934. On peut raisonnablement penser que les tribunes des virages étaient encore en travaux/fermés au moment où a été prise cette photo.

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  2. Magnifique! On croirait apercevoir le Monaccello, apparaître comme par magie entre les lignes de ce texte tant ce dernier retranscrit à la perfection l’atmosphère napolitaine, que dis-je l’atmosphère… le folklore, le microcosme… le cosmos ! Une ambiance restée apparemment inchangée, traversant, fidèle à elle-même, les âges et les générations.
    Attila, Oreste… Ça ressemble à une recette d’antan ! Un autre temps et pourtant: les mêmes mœurs, du moins semble-t-il…
    Grazie Verano, je retrouve le site ce matin avec le meilleur des sentiments: celui du souvenir inchangé ! Un accueil vécu comme une « colazione » avec en accompagnement du café et du « cornetto », exceptionnellement ou disons, pour l’occasion… un somptueux napolitain!

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    1. Ah ah, je me doutais que ça te plairait. Attila, Oreste et Oberdan, le plus jeune frère. Responsable Fiat à Buenos Aires, il est enlevé et assassiné par un groupe révolutionnaire au début des années 70.

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  3. Pour des raisons différentes, le Paraguay n’aura pas pu aligner un superbe trio offensif en attaque dans les années 30. Sallustro, Delfin Benitez Caceres et Erico.
    Je ne pensais pas que Sallustro était aussi haut dans le Panthéon napolitain. Je savais qu’il avait ete adulé en son temps mais je pensais que Vojak était un poil au-dessus. Merci!

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    1. Attila doit avoir 10 ans quand la famille rentre en Italie donc aucune chance de le voir avec l’albirroja. De mémoire (j’avais écrit un post sur lui), Delfín Benítez Caceres évolue en sélection pour la Copa 29 et/ou la CM 30 puis en fin de carrière. Durant ses années avec Boca Juniors, il joue un ou deux matchs, je ne sais plus, avec l’Argentine. Quant à Arsenio Erico, il n’a aucune sélection avec le Paraguay (il ne joue vraiment au Paraguay qu’à ses débuts, trop jeune pour la CM 30, et est à Independiente donc non sélectionnable pour la Copa 35). Il a toujours refusé les avances de l’Argentine, ce qui suffit à en faire un héros national. Erico figure sans doute parmi les quelques joueurs majeurs n’ayant aucune carrière internationale.

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  4. J’en profite : encore un bel article du sieur Verano!

    T’as pas envie d’écrire un chef d’oeuvre impersonnel, et qui à l’instar de Bobby te rendrait humain, genre « Messi à Montargis »?

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