Alexandre Sevidov ou la politique dans le football soviétique


Dans le football européen, les clubs des nations du bloc de l’Est étaient souvent particuliers, de par le système politique dans lequel ils évoluaient. Parmi ces nations, l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques est tout à la fois l’une des plus connues et l’une des plus politiquement complexes. Au milieu de cet univers impitoyable, Aleksandr (Alexandre) Sevidov fut régulièrement victime de circonstances qui le dépassaient. Portrait d’un coach qui aura remporté deux fois le championnat et la Coupe dans son pays, tout en étant régulièrement critiqué par les institutions politiques.

Alexandre Sevidov n’est ni le joueur ni le coach le plus célèbre de l’histoire soviétique. Né le 5 septembre 1921, c’est un attaquant talentueux, au point d’être appelé par Boris Arkadiev pour une tournée du CDKA en Yougoslavie en 1945. Comparé par le technicien soviétique à des joueurs reconnus tels que Grigori Fedotov ou Vsevolod Bobrov, sa carrière s’achève brutalement le 23 mai 1946 quand Arkadi Alov, milieu de terrain du Dynamo Leningrad, le blesse gravement à la jambe. Malgré plusieurs tentatives de retour au terrain, il est incapable de rejouer et prend officiellement sa retraite en 1950.

Sa seconde carrière débute la même année quand il obtient son diplôme d’entraîneur à l’Institut central d’État d’éducation physique de Moscou. C’est l’année suivante qu’il démarre réellement en tant que coach, en prenant la tête du Trud Stoupino, alors en quatrième division. Après une première montée, le club de cette modeste ville dans l’Oblast de Moscou remporte le championnat russe 1954i et participe pour la première fois au championnat national de deuxième division. Après trois saisons à se maintenir au second échelon du pays, Sevidov prend la tête d’un club de l’élite, le Moldova Kichinev, aujourd’hui connu sous le nom de Zimbru Chisinau, qui se bat pour le maintien. Si le Moldova réussit à se maintenir deux années de suite, le fils du coach, Youri, y faisant même ses débuts, une affaire va éclater durant la saison 1960.

Youri Sevidov est transféré de Kichinev vers le Spartak Moscou, en dehors des périodes réglementaires. La presse et les fans sont scandalisés par cette mutation qui arrange évidemment un grand club moscovite au détriment d’un petit club lointain. Un membre du présidium de la Fédération de football tente de calmer le jeu en expliquant dans la tribune d’un magazine que la présence de son père en tant que coach de l’équipe est une situation “anormale”, justifiant ainsi le départ du jeune attaquant vers la capitale. Sevidov père suit le mouvement et quitte également la Moldavie pour Moscou en fin de saison, devenant entraîneur de l’École de la Jeunesse du Football pour l’année 1961.

Youri Sevidov, sous les couleurs du Spartak

C’est en 1962 qu’il réussit enfin à intégrer un projet à long terme en première division soviétique, en prenant la tête du Belarus Minsk. Après une première saison difficile, le retour du club sous le giron du Dynamo et l’arrivée de sang frais vont transfigurer l’équipe. D’une dix-neuvième place, à deux points de la relégation, les joueurs de Sevidov bondissent sur le podium, terminant troisièmes du championnat 1963, derrière les mastodontes moscovites du Dynamo et du Spartak.

Si la performance des Minskii est remarquable, c’est avant tout la manière qui impressionne. Le Dynamo termine avec la deuxième meilleure défense, dans un effectif sans star, si ce n’est Eduard Malofeev devant, grâce à un pressing de tous les instants. Sous les yeux d’un Valeri Lobanovski encore joueur du Dynamo Kiev, Sevidov impose ce pressing révolutionnaire en Biélorussie, inspirant probablement Viktor Maslov qui rejoint la capitale ukrainienne l’année suivante…

Néanmoins, les premiers soucis naissent dès l’année suivante où les résultats, bien que respectables, ne sont pas au niveau attendu. La presse biélorusse reproche au coach moscovite de trop s’appuyer sur des joueurs non-locaux, la plupart de ceux arrivés sous Sevidov étant des anciens Moscovites en échec dans la capitale. Neuvième en 1964 puis quatrième en 1965, le Dynamo Minsk atteint la finale de la Coupe d’URSS cette année-là. Après avoir sorti le Dynamo Tbilissi des internationaux Khourtsilava, Metreveli, et Meshki, les Biélorusses se retrouvent face à un Spartak Moscou en difficulté en championnat. A la suite d’un match nul le 14 août, le match rejoué le lendemain se termine sur le score de 2-1 pour les Moscovites, dont un doublé de Galimzian Khoussaïnov répondant à l’ouverture du score d’Arzamastsev. Dans le duel opposant la famille Sevidov, le fils aura battu le père.

A nouveau quatrième en 1967 puis sixième en 1968, le Dynamo Minsk finit treizième en 1969. Suite à ces résultats décevants, le Comité central du Parti communiste de Biélorussie se plaint du manque de Biélorusses dans l’équipe, prenant l’exemple de la réussite du Dynamo Tbilissi dont les joueurs-clés sont Géorgiens. Sevidov a beau leur répéter que les infrastructures, les écoles de football, et les terrains à ciel ouvert du Caucase ne sont pas comparables avec ce qui se fait en Biélorussie, les dignitaires du Parti font mine de l’écouter mais lui recommandent néanmoins de réfléchir à leur proposition. La décevante performance de 1969 offre une opportunité parfaite pour limoger le coach moscovite, bien qu’il soit officiellement congédié à cause d’une “approche fondamentalement erronée de la construction de l’équipe”.

Le lendemain de son renvoi, des envoyés du Kazakhstan lui proposent de rejoindre le Kaïrat Alma-Ata. Le club vient d’être relégué, une véritable catastrophe pour la République socialiste soviétique kazakhe, et le Comité des Sports du Kazakhstan promet d’excellentes conditions financières à Sevidov afin d’aider à faire remonter le club-symbole. Mission réussie dès la première année : le Kaïrat termine deuxième du championnat grâce à l’apport de Youri Sevidov, tout juste sorti de prison, qui finit meilleur buteur du club.

Alors que le club kazakh et Sevidov veulent continuer leur partenariat un an de plus, ce dernier reçoit un appel longue distance durant l’hiver 1970. On lui propose de prendre la tête du prestigieux Dynamo Kiev, le genre d’offre qui n’arrive qu’une fois dans une vie. Sevidov accepte.

Prenant la suite du grand Viktor Maslov, qui l’avait jadis invité à rejoindre le Torpedo en 1946, le coach moscovite découvre Kiev, son centre d’entraînement qui est le meilleur du pays, et un effectif bourré de talents. Au milieu des cadres Rudakov, Muntyan, ou Byshovets, Sevidov fait la connaissance d’une météorite de 19 ans nommée Oleg Blokhine.

Sevidov au milieu de ses joueurs : Yevhen Rudakov, Viktor Serebryanikov et Vitaly Khmelnitsky

Pour sa première saison en Ukraine, Sevidov remporte le championnat soviétique en imposant un style offensif assumé et physiquement très exigeant, soutenu par une défense de fer et un marquage individuel classique, en totale opposition avec la défense en zone que son prédécesseur avait instaurée. Le Dynamo prend la tête du classement dès la troisième journée et ne la lâchera plus de la saison, finissant avec sept points d’avance sur l’Ararat Erevan.

Les deux saisons suivantes sont vierges de trophée mais Kiev termine néanmoins deux fois second, derrière les surprises Zorya Vorochilovgrad et Ararat Erevan. Le sort de Sevidov en Ukraine prend une tournure politique en fin de saison 1973, quand après la défaite en finale de Coupe d’URSS face à l’Ararat, et alors qu’il restait trois matchs de championnat à jouer, le Comité central du Parti communiste d’Ukraine décide de s’en séparer pour “effondrement du travail éducationnel au sein de l’équipe”, malgré le désaccord des joueurs à ce sujet. Injustement, la défaite face aux Arméniens est attribuée aux changements de Sevidov qui fit sortir Buryak et Blokhine en fin de match, quand son équipe menait 1-0, pour faire entrer les jeunes défenseurs Alexandre Damin et Valéri Zuev. Valeri Lobanovski prend la suite de Sevidov avec le succès que l’on connaît.

Néanmoins, le choix de faire partir Sevidov n’est pas entièrement motivé par des raisons purement sportives. La raison avancée par le journaliste sportif soviétique Arkadi Galinsky est tout autre : selon lui, ce sont les liens entre Lobanovski et Alexandre Petrashevsky, ancien joueur des années 1950 et 1960 devenu administrateur du Dnipro Dniepropetrovsk, qui aurait permis à Lobanovski de prendre la tête du Dynamo Kiev. Petrashevsky était à l’époque un homme influent et ami avec le fils d’un certain Volodymyr Chtcherbytskii, premier secrétaire du Parti communiste d’Ukraine et proche de Léonid Brejnev.

Brejnev, son responsable de la sécurité Ryabenko, et Chtcherbytskii

Pire, ce n’était pas Sevidov qui avait pris la décision de faire des changements défensifs lors de la finale. Toujours selon Galinsky, c’est bien le comité central de la société sportive Dynamo qui demanda au coach de les faire, afin que Zuev et Damin soient considérés comme vainqueurs de la Coupe et récompensés de la médaille de maître des Sports de l’URSS. Le résultat négatif du match permit donc aux manigances politiques de Lobanovski de supplanter Alexandre Sevidov.

Retournant à Moscou, fin 1973, pour entraîner à nouveau au sein de l’École de la Jeunesse du Football pour l’année 1974, celui-ci reprend finalement du service au sein d’un troisième Dynamo, celui de sa ville de naissance. Sa première saison se termine sur une troisième place, tandis que la saison 1976, divisée en deux championnats, voit le Dynamo remporter le championnat printanier, le onzième et dernier titre en date des Blanc et Bleu. Apres de multiples échecs, Sevidov remporte enfin la Coupe d’URSS en 1977, après avoir humilié le Dynamo Kiev de son successeur sur le score de 3-0 en quart de finale et vaincu le Torpedo Moscou en finale. Si le Dynamo Moscou ne remporte pas de titre en 1978, Sevidov emmène ses hommes jusqu’en demi-finale de Coupe des Vainqueurs de Coupe, ne cédant qu’aux tirs aux buts face à l’Austria Vienne.

But de l’international uruguayen Julio Morales pour le 2-0

Ce parcours européen marque la fin du passage de Sevidov à Moscou, sa carrière étant brutalement stoppée pour des raisons politiques à la suite d’une tournée de présaison aux États-Unis, aboutissant à la malédiction de la femme de Sevidov.

Alexandre Sevidov n’entraîne plus pendant deux ans, entre 1979 et 1981, la santé de sa femme Lidiya nécessitant sa présence constante à Moscou. En 1981, Sevidov prend la tête du Lokomotiv Moscou, tout juste relégué en deuxième division, mais échoue à reproduire ce qu’il avait réussi avec le Kaïrat Alma-Ata une décennie plus tôt. Il quitte finalement le Lokomotiv pendant la saison 1982 et sans lui, les Moscovites passent de la deuxième à la quatrième place, ratant à nouveau la montée.

Sevidov revient au Dynamo Moscou en fin de saison 1983, alors que le club est au bord de la relégation, et remporte les deux dernières rencontres de la saison, ce qui lui permet de rester pour l’année 1984. Cette saison-là, alors qu’ils jouent le maintien en championnat, les hommes de Sevidov réussissent un parcours incroyable en Coupe, éliminant succesivement le Dnipro, les Tchernomorets Odessa, et le Dynamo Minsk, tout trois dans le top 5 du championnat, pour se retrouver face au Zenit Leningrad, futur champion, en finale. Pas favori, le Dynamo l’emporte finalement en prolongations et réussit à se maintenir en fin de saison.

Le Dynamo Moscou, en début de saison 1985, fait venir Eduard Malofeïev, alors sélectionneur de la Sbornaïa, en tant que manager de l’équipe, mais l’équipe reste faible, se battant pour rester en première division. Malgré tout, le Dynamo réussit à nouveau un très grand parcours européen en Coupe des coupes, sortant l’Hajduk Split, les Hamrun Spartans de Malte, puis les Grecs de l’AEL Larissa avant d’être éliminé par le Rapid Vienne en demi-finale.

Pour Sevidov, le couperet tombe après une défaite durant l’été contre le SKA Rostov. Accusé par Malofeev d’avoir vendu le match, il est congédié par le sélectionneur-manager, qui le remplace à la tête du Dynamo Moscou, et reprend le chemin de Minsk. C’est la fin pour Alexandre Sevidov, qui se voit une nouvelle fois victime de manœuvres politiques qui le dépassent.

Collaborant plus ou moins régulièrement avec le magazine Football-Hockey, il passe par le Neftchi Bakou en 1987 et le Rotor Volgograd entre 1989 et 1990 de manière anonyme. Un an après le décès de sa femme Lidiya, le lieutenant-colonel Alexandre Sevidov décède le 15 avril 1992 à Moscou d’un cancer. Le couple est aujourd’hui enterré au cimetière moscovite de Domodedovo.

*Le championnat soviétique ne couvre que les deux premières divisions. À partir de la troisième division, les championnats sont limités à la république dont ils font partie.

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13 réflexions sur « Alexandre Sevidov ou la politique dans le football soviétique »

    1. Il y avait une liste de motifs, il suffisait d’en cocher un. Le numéro 18 “approche fondamentalement erronée de la construction de l’équipe” était pratique, il pouvait servir dans de nombreux cas eh eh

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      1. Puisqu’il s’agit d’une trilogie socialiste débarrassée des superstitions bourgeoises, il est normal que le père et le fils soient suivis par autre chose que le Saint-Esprit.

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  1. Je connaissais grâce à la malédiction prêtée à sa femme..que j’ai découverte il y a une semaine sur je ne sais plus quel site obscur de la force.. 😉

    Je vois qu’il jouait encore à..Minsk en..1941?? Exfiltré à temps vers Moscou, on dirait? Mais comment voulez-vous se représenter des vies pareilles??

    Puis il retourne donc à Minsk en 62, tu dis que ce fut révolutionnaire.. ==> Le pressing restait alors inconnu en URSS? D’où procéda l’impulsion?

    Je reviens à ces formules toutes soviétiques, qui de loin me font rire, mais..quand, parmi tes sources tu tombes sur des passages comme « approche fondamentalement erronée de la construction de l’équipe” : ceux qui les rapportent (et loués soient-ils, tant l’on connaît peu de ces footballs) voient ça comment?? Ca les fait rire? Réalisent-ils / partagent-ils ce que ça peut avoir de « particulier » pour des occidentaux? Il en est resté quelque chose? Ca peut marquer, ce genre de climats..

    Ce qui est marquant aussi, à l’examen (très sommaire dans mon chef..) de son parcours : la roche tarpéienne n’était jamais bien loin……………………….car c’est qu’il en a glané, des distinctions personnelles, avant d’être disgracié..

    C’est toujours édifiant comme sujets, ces footballs soviétiques, merci! Comme des petites briques qui viennent se superposer une à une, pour esquisser le décor d’un monde inconnu.

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    1. Sur sa présence à Minsk en 41, il joue avant que ne commence la Grande guerre patriotique et ensuite, il est au Krylia Sovetov Moscou entre 42 et 45, donc pas sur le front. Impossible de trouver une info sur ce qu’il foutait pendant la guerre par contre, mais je pense qu’il a du réussir à ne pas finir en chair à canon.

      Difficile de dire à quel point le pressing que pratiquait le Dinamo Minsk était révolutionnaire, même à l’échelle soviétique, Boris Arkadiev était déjà passé par là et ses équipes étaient déjà vues comme intenses en leur temps. C’est probablement lui qui a été le père du pressing en URSS, suivi par Sevidov donc et Maslov, Lobanovski prenant la suite avec le Dynamo Kiev dans la décennie 70.

      Je pense que les gens qui sourcent ce genre d’histoires ne réalisent pas forcément à quel point ça peut sembler bizarre pour nous autres occidentaux. Les deux personnes que j’ai le plus lu pour cet article (et beaucoup d’autres, quand ça concerne l’URSS) sont Aksel Vartanyan et Arkady Galinsky (et on reparlera de ce dernier un jour, parce qu’il y’a de quoi dire) et ce sont des purs produits de l’URSS, bien que Vartanyan soit encore en vie aujourd’hui.

      Je peux rien assurer car je ne suis pas eux mais en tout cas, ni Galinsky (qui écrit soit à l’époque soit sur la fin de l’URSS) ni Vartanyan (dont la plupart des textes anciens datent des années 90-2000) ne donnent l’impression de se rendre compte de la folie de la situation.

      Pour la roche tarpéienne, c’était car Savidov symbolise très bien la difficulté de rester dans les bonnes grâces politiques que je me suis attardé sur lui, l’impression de devoir constamment marcher sur des œufs est impressionnante je trouve.

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      1. Je redoutais que ma question (Cf. ces réquisitoires WTF) soit un peu neuneu, vaine voire te mette dans un embarras qui eût été bien compréhensible……….mais ouf, et que du contraire : ton service après-vente fait des miracles, c’est top.

        Ceci dit : j’avais ma petite intuition là-dessus 😉 Vu ailleurs, sous les Tropiques.. : il est évident que ça marque.

        L’impression qu’on a déjà parlé de ces deux auteurs soviets – de t’avoir lu à leur propos du moins, peut-être en « off » ceci dit.. ==> Très curieux de lire la suite, merci!

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