Il y a du Garrincha chez Lennart Skoglund. Même sens du dribble, arrimés sur leur aile. Même propension à l’autodestruction et à lever le coude. Même vision très personnelle de la fidélité et de l’art de la conduite. Pour le peuple brésilien, Garrincha était Mané, pour celui de Stockholm, Skoglund serait toujours Nacka. Surnoms hérités de leurs premiers souffles, tatouages ensevelis sous le strass et les excès. Ils se croisèrent en finale de Coupe du Monde. Garrincha naviguait alors frontalement vers le ciel tandis que Lennart entamait son chant du cygne. Les foules énamourées se les arrachaient sans les percer à jour, les congratulaient sans effleurer leurs maux. Ils ne s’appartenaient plus mais nos héros s’en fichaient royalement. Les noceurs païens étaient de sortie et brûlaient la vie par les deux bouts. Cramer, éparpiller jusqu’à la plus insignifiante cendre…

Modèle social
Dans toute société portée au pinacle, on trouve des brebis galeuses. Les laissés-pour-compte du progrès, ceux qui souillent rien qu’en respirant l’immaculée réussite d’une nation. On les parque à San’ya à Tokyo, on les oublie à Södermalm, du côté de Stockholm. C’est là qu’est né Skoglund en 1929. Élève médiocre, au caractère déjà bien trempé et indiscipliné, Lennart suit comme son ombre son frère aîné Georg, porteur de bagages au chantier naval de Finnboda à Nacka, et y gagne apparemment son surnom. Version contredite par certains qui préfèrent y voir le souvenir d’un père jardinier dans ce même comté. Peu importe finalement… Ses biographes s’accordent sur un point, Lennart est un exceptionnel joueur de rue. Imprévisible, frondeur, impertinent, Skoglund n’a pas de rival et évolue dans l’équipe A d’Hammarby à 15 ans à peine. Amateur, il gagne sa pitance en tant qu’électricien et sème la terreur dans les défenses des divisions inférieures pendant quatre saisons.
Trop talentueux pour sa catégorie, Lennart est recruté par l’AIK en 1949, en échange d’une belle somme et d’un manteau pour sa mère. Néanmoins, la greffe ne prend jamais avec le club le plus riche de la Capitale, malgré un poste de vendeur de volets et un appartement de quatre chambres fournis par l’entité. Régulièrement absent pour cause de service militaire, Skoglund brille de mille feux en amical face à Everton et à l’AC Milan mais semble devoir faire une croix sur le Mondial brésilien à venir. L’œil avisé de quelques journalistes va changer son destin. Privée sciemment de ses stars évoluant à l’étranger, la Suède joue une rencontre de préparation face à une sélection concoctée par la presse. Lennart met aux supplices les titulaires scandinaves ce jour-là, les doutes sur sa fiabilité et son endurance sont définitivement levés… Embarqué presque clandestinement pour ce cargo vers le Nouveau Monde, Nacka participe à la brillante campagne des Blågult. L’Italie, décimée par la catastrophe de Superga, apprend à prononcer son nom, la Suède finit sur le podium mais Skoglund se fait surtout remarquer pour ses disparitions inopinées de l’hôtel. Frasques qui lui valent d’être écarté lors des dernières rencontres face à l’Uruguay et l’Espagne. Premières lignes au parfum de scandale dans les canards locaux, pour cet esprit décidément hermétique aux convenances…
Nacka rejette l’ordinaire. Cela tombe bien, le Brésil lui fait désormais du gringue. São Paulo lui offre un salaire de nabab, Lennart est prêt à accepter quand l’anglais George Raynor, éminence grise de la sélection et de l’AIK, le convainc de retourner la proposition de contrat sans la signer, à la grande surprise des Paulistas. La fortune et la gloire, c’est en Italie que Skoglund ira les quérir quelques semaines plus tard. Dans une ville, Milan, qui ne se doute pas qu’elle vient d’adopter son plus bel oiseau de nuit…

Grappino
« Il pouvait jongler avec une pièce de 100 lires, d’abord avec son talon droit, puis avec son gauche avant de la glisser dans la poche de sa veste ! » La ville de Milan…
Lorsqu’il débarque à la gare de Milan, en octobre 1950, vêtu d’un imperméable bleu ciel et d’un costume bon marché, Lennart Skoglund a les yeux qui brillent. La guerre meurtrière semble déjà bien loin dans la tête des Lombards, tout n’est que faste et volupté. La Scala, ces regards qui font naître le desir, Nacka s’enivre des parfums, butine de bar en rade. Qui pourrait le lui reprocher ? Ses débuts en Serie A sont tonitruants. Doublé dès son premier derby face à l’AC Milan, entente télépathique avec ses compères d’attaque, István Nyers et Benito Lorenzi, ses passes, son inventivité, ses dribbles déroutants en font immédiatement un chouchou de San Siro. Aldo Oliveri, le mister interiste, apprécie sa spontanéité, quand son successeur Alfredo Foni n’hésite pas à sacrifier le réputé mais inconstant Faas Wilkes afin de muscler son milieu certes, mais dans le but précis de laisser le champ libre à Nacka, le seul à ne pas devoir s’acquitter de travail défensif. Cette technique minimaliste porte ses fruits, l’Inter rafle deux championnats coup sur coup en 1953 et 1954.

En coulisses, le comportement du Suédois inquiète ses dirigeants. Surnommé Grappino par ses coéquipiers, la réputation de fêtard de Nacka n’est plus à faire, celle de séducteur n’a pas à rougir de la comparaison. En 1952, il épouse Nuccia Zirelli, une reine de beauté locale, avec qui il aura deux fils qui joueront brièvement dans les clubs milanais, et semble complètement avoir oublié l’existence de son premier gamin, Hans, laissé en jachère au pays. Il achète un bar Via Sarpi et une villa à Stockholm pour ses parents. Offre une parfumerie à sa belle, boit comme un trou, publie un livre qui fait un tabac en Suède et dépense sans compter. Nacka, éternel insouciant, confie ses rentes à un ami et ne se soucie plus que de ses virées nocturnes. Il est devenu un des sujets de conversation préférés des Milanais, ne manque plus qu’à reconquérir le cœur de ses compatriotes…
Skoglund n’a plus joué en sélection depuis huit ans et le Mondial brésilien. Sa fédération, craignant un échec à domicile, se résout à rappeler ses professionnels exilés. Ses stars, souvent trentenaires, que les plus jeunes n’ont jamais vu sur une pelouse. Aux côtés des Hamrin, Gren, Liedholm ou Gustvasson, Nacka va raviver la flamme viking comme jamais. Yachine abandonné en route, ils mettent une éternité à combler les 600 kilomètres séparant Göteborg et Stockholm, à la suite de leur victoire en demi-finale face à la RFA. « A chaque gare (une bonne dizaine), le train s’arrêtait. Des milliers de gens bloquaient les voies. Les joueurs descendaient à chaque fois, recevaient des fleurs, avaient droit au discours du maire » selon Liedholm. La Suède s’incline sur le score de 5-2 en finale face au Brésil, Nacka ne peut que saluer la fraîcheur amazone de Mané…

Passage de témoin
Comme lors d’une course de relais, le 29 juin 1958 marque un tournant dans la vie de nos deux protagonistes. A Garrincha désormais de dompter la lumière, à Skoglund de se soumettre au poids des ans… Revenu épuisé du Mondial, Lennart ne joue quasiment pas de la saison, à cause d’une hernie, et découvre hébété qu’il est ruiné. Conséquences de mauvais placements réalisés par son conseiller financier Gino Anzanello, de chèques en blanc faits à sa femme, d’un train de vie déraisonnable. Lâché par l’Inter et recruté en 1959 par la Sampdoria pour 30 millions de lires, il rejoint un groupe de vieux grognards rompus aux exigences de la Serie A. Pilules magiques (certainement responsables de futures maladies rares parmi ses coéquipiers), whisky camouflé dans les vestiaires, Nacka alterne le chaud et le froid à Gênes pendant trois saisons. Parfois irrésistible, fantomatique souvent, Lennart se détache progressivement des siens, restés à Milan, et si les vieux fans de la Doria conservent un souvenir ému de ses cavalcades auprès de Brighenti ou Ocwirk, il n’est que l’ombre de l’extraordinaire funambule qu’il a été…
Sorti rincé d’une expérience à Palerme, « cette ville de noires » qui le suivaient à la trace, Nacka est impliqué dans un grave accident de voiture qui cloue ses deux fils à l’hôpital pendant de longues semaines. Au plus bas, il retourne à Hammarby, seul et désargenté, se refait légèrement la cerise, avant d’être lourdé d’un poste technique pour une cuite de trop. S’essayant maladroitement à la chanson, Skoglund, passablement gras, vit reclus dans son modeste appartement, ressasse sa gloire passée et refuse obstinément l’humanité. Cette dernière le lui rend bien, comme lorsqu’un serveur, pourtant fan déclaré du joueur, lui retorque à sa table : « Papa et moi avions l’habitude d’aller à San Siro voir l’Inter. Vous n’êtes pas Nacka Skoglund ! » Lennart, abasourdi, quitte le restaurant. La goutte de trop dans un océan frelaté…

L’oisillon Skoglund s’accroche désormais à la moindre branche. Au béguin d’une fille paumée, de 20 ans sa cadette, qui le largue sans ménagement. A l’amour de sa mère qui refuse de le voir sombrer. A la main tendue du dessinateur Borje Dorch qui lui propose de créer un magazine à son nom. Le premier numéro sortira le 20 juillet 1975, quelques jours après le décès de Nacka… La raison de sa mort demeure incertaine. Dépressif, Lennart avait déjà attenté plusieurs fois à sa vie. Le cocktail médicament-alcool n’est pas à négliger mais que restait-il de lui après ses années de débauche ? Comme c’est généralement le cas, ses funérailles abriteront remords et louanges. Légendes populaires qui grossissent au fil du temps et se nourrissent sans vergogne du chaos des Icare modernes. Mon sujet du jour est en bien la preuve, pas vrai ? Car à défaut de n’avoir jamais eu de proches, comme le soulignait tristement sa mère, Nacka avait et a toujours des admirateurs. C’est à l’un d’eux, Benito Lorenzi, que revient l’honneur de clôturer ce portrait : « C’est indescriptible. Jouer aux côtés de Nacka était absolument fantastique. Impossible de le décrire, il fallait le voir pour le croire. Il était unique, ne regardait jamais le ballon. Il toisait son adversaire et le déséquilibrait. C’était comme si le défenseur était hypnotisé et que Nacka disparaissait avec le ballon. Lorsqu’il était en forme, même les autres attaquants de l’équipe étaient complètement bluffés – moi, Wilkes et Nyers. Nous étions trois grands joueurs mais Nacka était dans une classe à part. »


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