5) Strange cat

“En fin de compte,
C’est par le degré d’authenticité
De notre sourire
Que nous signifions au monde
(à commencer par nos enfants)
Notre degré d’évolution.”
(André Pronovost, Les Marins d’eau douce)
(Tûût, tûut… Tûût, tûut… Tûût, CLAC!)
« Service après-vente Pinte2Foot, bonjour. »
– Oui, bonjour Monsieur, c’est Monsieur Khiadiatouline à l’appareil.
– (Vindjeû qu’est-ce que c’est ça pour un nom de médicament, dis…) Bonjour Monsieur Khiadiaspirine, enchanté. Que puis-je faire pour vous?
– Eh bien je me permets de vous appeler car je reste sans réponse, suite à ma demande de ce 19 novembre 2025, à 18h43.
– (« A 18h43?? » Oufti il va être chiant, celui-là…) Euh, oui… Et quelle était votre question, Monsieur?
– Attendez, je vais retrouver ça… (musique de Francis Cabrel en arrière-fond) Ah, ça y est. Je me cite si vous permettez : « Triple G. Le cas Southall est intéressant. L’aurais-tu mis dans un top 10 à l’époque ou est-ce une construction a posteriori ? Parce que des rencontres de Southall dans les années 80, tu as pas dû en voir des masses. Les Gallois, absents des grandes compétitions, quelques matchs d’Everton en 85. La demi-finale face au Bayern, pas sûr… »

– (Nondidjou de nondidjou, un vieux gardien moustachu, il fallait que ça me tombe dessus… Une parade, vite, mon Royaume pour une parade… Ah, c’est bon : j’ai trouvé!) Comment disiez-vous? « Triple G »? Malheureusement, Monsieur Triple G est en voyage, mais il devrait être de retour dans cinq ans.
– Dans cinq ans? Ce n’est pas comme ça que vous allez garder vos clients!
– Ah, malheureusement, nous avons tous un travail, Monsieur Kikitouline. Je pourrais à la rigueur vous mettre en communication avec notre mémoire vivante, lui a le temps mais, à juger de sa production, le mieux me paraît vraiment d’attendre le retour de Triple G.
– Vous avez quand même bien un autre spécialiste du football gallois, non?
– Euuuh, attendez… « Welsh », « welsh »… Ah, effectivement j’ai un truc qui ressemble à ça! Un spécialiste du football « guesh », qu’est-ce que vous dites de ça? Et je vous promets qu’il vous dira le plus grand bien de ses poulains! Vous m’entendez?
– Euh, oui : la ligne est mauvaise mais ça va. Et je ne dis pas non! Et s’il pouvait me toucher un mot de l’engagement sociétal de Southall, ce ne serait pas de refus!
– L’engagement sociétal de…? Alors là, Monsieur Hémoglobine : je vous garantis que vous n’allez pas être déçu! Je vous ai dégoté l’homme de la situation : un sociologue complètement déconstruit! Surtout restez bien en ligne : je vous le passe!
(Tûût, tûût… Tûût, tûût…)
« Oï, como vaï? »
– (Oufti on dirait un mec bourré qui parle en wallon, je ne m’y ferai jamais…) Euh, Rui : c’est toi? C’est le Belge.

– Aaaah, mon ami liégeois! Je disais justement, aujourd’hui encore à mes élèves, combien chez vous en Wallonie l’extrême-droite ne passera pas… Dans mes bras!
– Oui, bon… En fait, c’est juste que les nôtres sont encore plus cons que chez vous, sais-tu, mais je ne t’appelais pas pour ça. J’ai une espèce de Bordure en attente, le genre qui se pose des questions, l’horreur comme qui dirait l’autre… En plus, il me pose des questions sur l’engagement sociétal d’une espèce de gardien à moustache ; tu te doutes bien que j’ai directement pensé à toi… Je peux te le passer?
– Ah oui, bien sûr meu amigo! Tu peux me donner son nom : je m’en occupe! La conscience de classe vaincra!
(Tûût, tûût… Tûût, tûût…)
– Monsieur Kyatildanmakikine?
– Euh… Oui, bonjour Monsieur. C’est Khiadiatouline, enchanté. En fait j’aurais aimé qu’on m’en dise plus sur le gardien gallois Neville Southall, et sur son engagement sociétal.
– Aaaaaaah, Neville Southall… Vous ne voulez pas plutôt que je vous parle de Costa Pereira, non? Bon, tant pis! Mais alors je vous demanderai juste de bien vouloir attendre encore un peu, car j’ai justement évoqué ce Gallois dans mon cours portant sur les interactions post-identitaires et les dynamiques interspécifiques poly-inclusives en milieu agro-urbain excédentaire, alors attendez un peu, voyons voyons, Cantona, non… Rapinoe, Rashford… Socrates… Ah, j’y suis : Neville Southall! Et, oulala : il y a beaucoup, Meu Deus! Ah, il est intéressant ce Monsieur! Et quelle belle moustache… Mais le plus simple, je crois bien que c’est encore de le citer, ça vous convient?

– Oh oui, je vous en prie, s’il vous plaît.
– Alors c’est parti. Morceaux choisis, Monsieur Goûtemapraline :
« Je m’intéresse à ce qui motive les gens. Il m’arrive par exemple de m’interroger sur la force mentale qu’il faut, à ces femmes, pour travailler dans l’industrie du sexe. Même si on aime ce métier, on finit forcément par souffrir. Je pensais que ce n’étaient que des personnes coincées au coin des rues. Mais quand on leur parle, elles deviennent réelles. Si on les blesse, elles saignent. Si on leur raconte une blague, elles rient parfois. Elles souffrent, elles pleurent. Finalement, elles meurent comme vous et moi. On les perçoit comme des statistiques ou des problèmes, mais elles peuvent provenir de notre famille ou appartenir à notre cercle d’amis. »
« Si nous pouvions unir tous les travailleurs et travailleuses du sexe, cela changerait leur vie à jamais. Le gouvernement serait obligé de les écouter. Si l’on unit tous les membres de la communauté LGBT – qui sont des millions –, on pourrait faire de même avec les personnes souffrant de troubles mentaux, et si toutes les associations caritatives se mobilisaient, l’impact serait considérable. Croyez-vous que Theresa May pourrait encore les ignorer ? »
« Alors, qu’en dites-vous Monsieur KylianMbappine? Un footballeur formidable, vous ne trouvez pas? »
– Oui c’est intéressant, merci. Mais le footballeur, justement, il jouait comm…?
– Hop hop hop hop hop!!! Désolé, je vous coupe déjà, mais : voilà que je retrouve justement une action ma-gni-fi-que de Southall, écoutez-moi ça!
« J’ai fait un truc pour les Rainbow Toffees, le groupe de supporters LGBT d’Everton. C’était génial et ça m’a fait penser que la FA se moque de nous avec sa journée des relations LGBT. Pourquoi ne pas porter des lacets arc-en-ciel un jour ? Y a-t-il quelqu’un dans l’équipe de commentateurs qui fait partie de la communauté LGBT ? Non. Avez-vous parlé à des joueurs ? Non. Y a-t-il des personnes LGBT sur le terrain ? Non. J’ai dit aux Rainbow Toffees que j’aimerais qu’Everton soit le premier club à faire entrer ses joueurs LGBT à la mi-temps pour un match de foot à cinq. Arsenal veut nous affronter. On risque de se faire chambrer. Mais j’espère que les supporters d’Everton seront raisonnables et que les gens s’y habitueront. »
« Alala je ne m’en lasse pas, Monsieur Mèkelbellepine, si seulement notre Ronaldo pouvait en dire autant, Meu Deus… Mais ce n’est pas tout : il a même fait une sortie sur les transitions de genre! Vous vous rendez compte? Allo… Allo? »

Trois semaines plus tard…
(Tûût, tûût… Tûût, tûût…)
« Eh, G-G-G : ça va, mon grand? »
« Oh, moi ça va très, très bien, le Belge. Mais dis-moi, c’est pas toi qui aurais rencardé Viagrapoutine vers ce communiste de Rui Costa, pour répondre en mon nom sur un pédé à moustache? Ca a fini dans le bouquin cette histoire, et il y a tout le monde qui me prend pour un woke maintenant. Alors évidemment, c’est vrai que je suis très, très, très beau, merci beaucoup everybody, mais je n’aime pas beaucoup comment Brigitte me regarde maintenant, so : je vais imposer des droits de douane de 1000% sur ta foutue bière et ton sirop d’Aubel. Et Viagrapoutine n’a qu’à se faire lui-même sa propre idée sur ce gardien portugais. »
4) Le chat noir

« Quand la main a,
La bouche se réjouit. »
(Proverbe camerounais, 1989)
C’est peu dire que le quatrième à ce classement ne manque ici d’admirateurs, et que l’Europe aura durablement succombé à son style félin et insolite. Mais l’Afrique, quant à elle : que pensait-elle de Thomas Nkono? Au travers des mots du Youtuber Alimou Syli, ce ne seront cette fois les émois d’un vieux beau quercynois, mais bien plutôt le regard de l’un de ses voisins continentaux, qu’avec gratitude pour son auteur nous vous proposons.
« Le 16 juillet 1950, finale de la Coupe du Monde. Le Maracana n’est pas un stade : c’est une cathédrale. 200 000 âmes fiévreuses, persuadées d’assister au sacre du Brésil. Une Seleçao flamboyante, irrésistible face à un Uruguay que tout le monde croit condamné. Mais ce jour-là, l’Histoire du football bascule. Sur une frappe de Ghiggia, Moacir Barbosa, gardien noir du Brésil, ne peut rien. Le ballon file au fond, et le silence tombe. Le Maracanazo est né. Gardien noir du Brésil, Barbosa ne sera jamais pardonné. »
« Comme si la défaite d’un peuple tout entier devait peser sur ses épaules, on lui interdira de s’approcher de la Seleçao. On l’humiliera jusqu’à sa mort. Et de cette tragédie naîtra une malédiction silencieuse : celle du gardien noir. Pendant plus d’un demi-siècle, le Brésil s’interdira d’aligner un gardien noir. Il faudra attendre Dida, en 2006, pour briser ce tabou. Telle une pandémie, les pelouses européennes aussi semblaient bannir les gardiens noirs du rôle suprême. Les gardiens noirs étaient enfermés dans un préjugé terrible, on les croyait incapables d’être des remparts sûrs. Comme s’ils représentaient un risque, une faille, pour leur propre équipe. »
« Et puis, au coeur des années 1980, surgit une silhouette. Des cages camerounaises surgit un homme qui n’avait rien d’ordinaire : Thomas Nkono. On l’appelait « le chat noir ». Ce n’était pas seulement un surnom, c’était une manière d’habiter ses cages. Bondissant, félin, il réinventait le rôle de gardien par son audace, par sa manière d’occuper l’espace, par ce goût du spectaculaire qui n’était jamais gratuit, mais toujours nécessaire. Il défie l’injustice de l’Histoire. Chaque parade est un manifeste, chaque envolée un démenti à la malédiction. Et dans ses gants, il portait bien plus qu’une équipe : il portait la dignité de tout un continent, une couleur de peau. Au point même d’inspirer, bien au-delà de l’Afrique, un enfant italien qui allait devenir le plus grand gardien de son époque : Gian Luigi Buffon. »

« 1972, Thomas Nkono a 16 ans. Originaire de Lisonge, c’est à Edea qu’il passe le plus clair de son temps à jouer au football. Pour s’entraîner, il n’hésite pas à parcourir 25 kilomètres. La distance entre son village et Edea. Nkono n’était pas destiné à être gardien. Dans les matchs de rue, il marque, défend, court partout. Mais son grand-frère détecte autre chose : un potentiel énorme entre les poteaux. Il insiste jusqu’à ce que Thomas s’installe définitivement dans les cages. Après avoir déménagé à Douala, il est rapidement repéré et y rejoint l’Eclair, pensionnaire de deuxième division. Ses qualités sautent aux yeux : réflexes, envergure, charisme. En 1974, à seulement 18 ans, il franchit une étape majeure en signant au Canon de Yaoundé, le club-phare du pays. »
« En parallèle d’un emploi à la Compagnie des Eaux, il s’impose immédiatement, devient capitaine et gagne un surnom qui colle à sa silhouette : après « le chat noir » à Douala, place à « l’araignée noire » à Yaoundé – un sobriquet qui l’accompagnera, toute sa carrière durant. »

« C’est également à cette époque que se dessine l’une des plus grandes rivalités du football africain, car pendant que Nkono s’impose dans les cages du Canon de Yaoundé, un autre gardien tout aussi prometteur fait déjà parler de lui à quelques centaines de kilomètres, du côté de l’Union de Douala. Son nom : Joseph Antoine Bell. Leur opposition est nette. Nkono impressionne par son explosivité, ses réflexes hors-normes et son côté spectaculaire. Bell, lui, compense par un placement impeccable, une souplesse remarquable et une qualité de main exceptionnelle. »
« Deux styles différents, deux personnalités fortes. Le Cameroun découvre alors qu’il ne possède pas un, mais deux gardiens de très haut niveau. En 1975, Thomas Nkono sera prêté au deuxième club de la ville, le Tonnerre Yaoundé. Depuis longtemps, dirigeants et supporters en quête d’une première consécration continentale n’hésitent pas à mobiliser toutes les forces disponibles. Et la stratégie porte ses fruits : le Tonnerre Yaoundé s’adjuge son premier trophée, en battant le Stella Club d’Adjamé. »

« Les Ivoiriens dénoncent un scandale, rappelant que ce prêt était alors interdit. Mais qu’importe : à seulement vingt ans, Thomas Nkono soulève déjà son premier trophée continental. En revenant au Canon Yaoundé, Thomas Nkono franchit un cap décisif : il est convoqué pour la première fois avec les Lions Indomptables. Et c’est là qu’il croise un homme qui va changer sa vie : Vladimir Beara. L’ancien gardien yougoslave, une légende. Beara, devenu entraîneur du Cameroun, sera son premier vrai maître. Et le seul qui ose, en janvier 1976, le mettre en réserve. Non pas pour le sanctionner, mais pour l’aider à simplifier et mûrir son jeu. Un geste rare, presque paternel, qui marquera à jamais Nkono. »
« A partir de ce moment-là, Thomas Nkono change de dimension. En 1978, le Canon de Yaoundé s’avance vers l’Histoire : le club camerounais atteint la finale de la Coupe des Clubs Champions, l’ancêtre de la Ligue des Champions africaine. Mais pour soulever le trophée, il faudra renverser un monument : le Hafia Football Club de Conakry. Ogre guinéen, champion en titre, et surtout première équipe du continent à réaliser le triplé. »
« Le Canon débarque donc à Conakry pour la finale aller. Un voyage en terres hostiles, dans le chaudron bouillant du Stade du 28 Septembre. Mais ce soir-là, un seul homme va crever l’écran. Plongeons félins, réflexes déconcertants, autorité dans les airs… Le grand Hafia paraissait soudain petit face à ce colosse vêtu de noir. Le héros de Conakry avait un nom : Nkono. Score final : 0-0. L’exploit est tel que l’envoyé spécial du mensuel français Mondial s’enflamme : « Thomas Nkono est dans la lignée des plus grands : Yachine, Banks, Shilton. » Des mots lourds de sens, qui placent le Camerounais dans la cour des géants. »

« Une semaine plus tard, à Yaoundé, le Canon parachève son œuvre : victoire 2-0. Et dans la capitale, Thomas Nkono est porté en triomphe. Héros d’un peuple. A 23 ans, il s’impose comme le Roi de l’Afrique, prenant une avance considérable sur son éternel rival Joseph Antoine Bell. Et comme si le destin voulait graver cette saison dans le marbre, l’année suivante, en 1979, Thomas Nkono devient le premier, et à ce jour le dernier, gardien à décrocher le Ballon d’Or africain. Une consécration unique, à seulement 24 ans. Qui récompense son talent hors-normes, son audace et son caractère spectaculaire. L’Afrique tenait enfin son « araignée noire ». Mais Thomas Nkono et le Canon Yaoundé ne comptaient pas s’arrêter en si bon chemin. »
« Deux ans après l’exploit de Conakry, en 1980, les Camerounais inscrivent une nouvelle ligne à leur palmarès, en s’imposant en finale de la Ligue des Champions face aux Zaïrois de l’AS Dragons Bilima. Un deuxième sacre continental, confirmation éclatante de la suprématie du Canon. »

« Le Cameroun semble enfin prendre la mesure de son talent. Mais le véritable tournant arrivera en novembre 1981. Face au Maroc, immense favori guidé par l’élégant Aziz Bouderbala, personne n’imaginait le Cameroun triompher. Et pourtant, en aller-retour, la nouvelle vague camerounaise fera tomber les Lions de l’Atlas, et décroche à la stupeur générale la toute première qualification du pays pour une Coupe du Monde. L’Histoire venait de basculer. »
« Le match-aller de Kénitra restera à jamais dans la légende de Thomas Nkono. Il sera exceptionnel, enraiera toutes les offensives marocaines, et arrêtera même un pénalty. Victoire 2-0, et un nouveau surnom pour Thomas Nkono : « Monsieur 70% ». L’homme qui représente à lui tout seul 70% de l’équipe. »
(La suite est à lire ici et ici…ou à écouter ici)
3) Lectures 2 Foot (épisode 18) : Le confessé

« Pardon
Ne guérit pas la bosse. »
(Proverbe guadeloupéen)
Près d’un demi-siècle déjà, et cependant tout le monde se souvient encore de Schumacher pour l’attentat commis sur Battiston, lors de la Coupe du monde 1982 en Espagne. Mais d’autres, ainsi que l’illustre le cas d’espèce, se souviennent aussi qu’il pouvait être un gardien d’une efficacité agaçante…et même un polémiste de talent, comme à l’occasion de la sortie de son « Coup d’envoi », en 1987 : « Livre de sport le plus populaire de tous les temps » (ainsi que le proclamera sa quatrième de couverture), non moins que source de maints scandales et même de sa suspension de l’équipe nationale…bien que le contenu de ce livre s’avérât en définitive ne contenir aucun mensonge, et au plus grand soulagement de Pays-Bas qui, lors de l’Euro 1988, n’eurent dès lors à composer qu’avec le brin inoffensif Immel.
Pourquoi cette histoire fit-elle autant sensation ? Nombre de biographies de footballeurs se caractérisent par leur manque de profondeur, puisque voilà sans doute ce qui réjouit les faiseurs d’opinion. En Angleterre, de jeunes stars de vingt ans publient même déjà leurs mémoires… De quoi meubler les rayons des librairies, saturer la littérature footballistique par un flot ininterrompu de merde, et entretenir le cercle vicieux de l’abrutissement collectif. Ce qui n’était, loin s’en faut, absolument pas le cas d’« Anpfiff » : livre écrit par le joueur lui-même, sans recours à quelque nègre littéraire, et qui proposait la vérité…telle du moins qu’elle apparut à Toni, sans la moindre forme de détour, et comme en une photographie fidèle de tout ce que le football professionnel lui avait inspiré.

Et le miracle opère : non content d’être excellent, le livre parvient même à rendre attachant ce si décrié gardien de but. L’histoire du petit Harald, issu d’une famille ouvrière, et qui renoncera à sa formation de chaudronnier pour devenir le grand Toni du FC Cologne, est certes une histoire comme il y en eut déjà tant d’autres. Mais la sincérité avec laquelle il confesse ses erreurs, la franchise avec laquelle il parle de football et le choix de ses mots ont de quoi laisser perplexe. Comment? Cette grande gueule, ce boucher compulsif qu’on eût mieux fait d’enchaîner à sa cage : un être humain? Eh bien oui, cela fonctionne! Car fût-ce en creux, l’histoire qu’il nous propose est d’abord et avant tout une déclaration d’amour pour le jeu.
Par ce livre et si besoin, Toni ajoutera même deux flèches à l’arc déjà copieusement garni de ses polémiques. La première l’y voit décrire la vie d’un footballeur, durant un stage de préparation à un grand tournoi. Et si cela peut aujourd’hui sembler banal ou éculé, il importe pourtant de réaliser que, pour plupart des nations, et très certainement pour l’Allemagne de l’Ouest, rien de tel n’avait jamais filtré jusqu’à ce que Toni se décidât à en parler…or c’est qu’il y balance, le bougre!

Qui dresserait de l’idole Rummenigge le portrait indicible mais réaliste d’un paranoïaque pathétique et obsédé par son pouvoir, mais perpétuellement blessé. Qui rapporterait comment Breitner, coupable déjà de l’alcoolisme naguère de Müller, y pervertit et enivre chaque nuit les plus jeunes. Et qui dessinerait enfin la toile d’araignée de tous ces joueurs mécontents, et de leurs clans et de leurs conjurations. L’un dans l’autre, le livre donne presque l’impression que Schumacher était le seul véritable athlète de haut niveau au sein de l’équipe ouest-allemande, lors de la Coupe du monde mexicaine. Et même quand ils perdent la finale, où d’ailleurs Toni se trouera lamentablement, c’est encore lui qui remporte la palme, car certes il a commis l’une ou l’autre erreurs, mais il sait aussi que, s’il avait joué à son meilleur niveau, l’Allemagne l’aurait emporté.

L’autre chapitre sulfureux traite évidemment du dopage, en l’espèce institutionnel, et qui incline Schumacher à prendre la défense de joueurs qu’il se garde toutefois bien de nommer. Lui-même n’en sort pas indemne, qui dans le détail rapporte ses propres expériences de dopage à l’entraînement, avec franchise et transparence…mais en tenant à préciser qu’il ne s’y est en rien amélioré.
Enfin, bien sûr, il y a l’affaire Battiston… Vous l’aurez compris : c’est le bon rôle, que Schumacher se donne constamment au gré de ces pages. Aussi, et bien que le Français appuyât plus tard la version de Toni : comment ne pas se défier, ne fût-ce qu’un peu, d’un si tardif plaidoyer? Mais Toni a écrit un bon livre, et l’Allemand qui s’y révèle paraît si peu antipathique, qu’on regretterait presque de ne pas l’avoir laissé dans son emballage.
Note : 4/5…mais 5/5 si je n’avais pas aimé Battiston.
2) Le Sympathique

« Autrefois, dit une vieille dame,
On était toujours caché dans les buissons.
On n’avait pas de bonne vie.
Aujourd’hui, on reconnaît qu’on est apprivoisés,
Comme tout le monde
On a la parole facile
Comme tout le monde… »
(Patrick Williams, Nous on n’en parle pas, 1987)
Ils vivaient dans des roulottes et s’arrêtaient au bord des rivières. Ils auraient pu servir de modèles pour les bohémiens des livres d’enfants. Les automobilistes qui roulaient sur les routes voisines les apercevaient-ils? Ils étaient si forts pour trouver le faux chemin qui les mettrait à l’abri… Parfois, cependant, une fumée derrière un bosquet attirait l’attention. Ou alors c’était au sortir d’un pont quand, tout à coup, une douzaine de roulottes éclataient dans le paysage, comme jetées aux bords de rivières aux noms gutturaux. Les hommes assis dans l’herbe y croisaient l’osier, tandis que les femmes allaient d’un feu à l’autre, que les chiens aboyaient, et que les enfants désignaient en criant tout intrus du doigt.

Dès l’aube, son père Honoré ramenait les chevaux des prés, où ils avaient été mis à paître la nuit à l’insu des paysans, tandis que sa mère, la Néerlandaise Gerdina, ranimait le feu pour le café du matin, et que l’odeur du bois humide pénétrait déjà les vêtements. Plus tard sous le soleil, quand il partait couper l’osier sauvage parmi les marécages du Molsbroek, ou traquer le lapin avec ses frères et leurs chiens dans la Forêt Perdue, laissée à l’abandon depuis le passage vingt ans plus tôt de leurs lointains aïeux allemands, ce sont alors les femmes que Jean-Marie croisait, qui rentrant de tournée ramenaient au campement les œufs, le jambon et la volaille, qu’elles étaient parvenues à troquer à la ferme contre des napperons.
C’était aux femmes que revenait de quémander, car la voix grave des hommes n’avait pas appris à parler à l’intérieur des maisons : ils criaient en permanence, comme s’ils n’avaient jamais vécu dans le tambour d’un logement. Il y avait des infirmes parmi eux, des estropiés, des boiteux, des innocents… Mais contrairement aux Gadjés ils ne les cachaient pas, puisque tout comme ces paysans dont ils usurpaient les prés et la pitance, ces gens du voyage étaient incapables eux aussi du moindre scrupule pour leur corps.
En ce mitan des années 1960, tous ne possédaient encore une roulotte : les jeunes mariés par exemple, puisque c’était encore la tradition et qu’il eût été honteux de dormir dans le foyer de l’un ou l’autre des parents, faisaient bien souvent leur lit dans l’herbe ou sous une roulotte par temps de pluie, guettant le retour du jour pour que leur dénuement fût enfin toléré. Dans ce coin du Waasland où ils s’étaient peu à peu sédentarisés, la pluie plus encore que le deuil restait le moyen le plus sûr pour se rassembler – comme en cette veille d’Assomption qui les vit tous se réunir, reclus par la fraîcheur et par l’humidité, dans l’itinérant logis du patriarche…

Des six fils, quatre des cinq footballeurs sont là. Le libéro Danny d’abord, le plus jeune et pas le moins doué des quatre, dont le moindre froncement de sourcil laisse déjà deviner le mélange de dureté et de tristesse contenues, et que Jean-Marie initia à la chasse au lapin avant de consumer, vingt ans plus tard et pour lui, ses ultimes cartouches auprès de Guy Thys et de l’opinion publique. Puis à babord l’on devine l’ailier gauche Louis, qui avec l’aîné et surdoué Jean-Baptiste fut le premier à se faire accepter d’un club : à l’Eendracht Alost, du nom de cette ville où la famille posât longtemps sa première caravane, et non loin de laquelle Jean-Marie fut mis au monde par Gerdina. Toon enfin est là lui aussi, premier « Supersub » de l’Histoire de leur cher SK Beveren, quelque dix ans avant que n’y débarquât à son tour un célèbre rouquin des bords de la Mersey…

Ce n’était pas rien de se faire accepter, quand on était enfant des gens du voyage. Et Dieu seul sait combien de moqueries, de rejets, de coups de poings et de larmes, le jeune Jean-Marie aura essuyés jadis – et essuie encore quand, parmi ses plus proches, d’aucuns lui reprochent publiquement d’avoir renié les siens, et de s’être perdu.
Dans la famille, lorsqu’un frère troquait le cheval et la roulotte pour une auto ou un camion et une caravane, il n’avait plus besoin d’atteler tout le convoi pour s’en aller chiner dans un village distant de vingt kilomètres, ou pour prendre des nouvelles de cousins signalés dans les parages. Il se moquait même qu’il y eût ou non des pâtures à proximité du lieu de halte, et d’ailleurs il préférait le plus souvent s’arrêter sur une place goudronnée, de sorte de s’épargner que l’herbe du pré ne muât fatalement sous lui en un champ de boue.
Au début, chacun des frères continua à fréquenter les « petits pays ». Puis bien vite la césure s’opéra d’entre ceux qui y restaient, et ceux qui sautaient de place en place presque instantanément, comme le publiciste Jean-Marie quand lui viendrait de se poser en hélicoptère sur le parking d’un supermarché, pour y vendre des pâtes ou des céréales. Ceux-là ne disposaient soudain plus du même temps, et n’employaient plus même ce temps aux mêmes choses… Aussi : comment rester frères, désormais ? Dans sa précipitation à retrouver l’harmonie d’une vie où tous vont au même rythme, et quand il fut devenu vieux, Jean-Marie voulut vendre le maillot de Diego chez Sotheby’s, pour financer l’achat d’un camion qu’il prétendra lui-même piloter : « On m’appelle même pour conduire à une fête de la moule ; bien sûr que ça m’intéresse! »

On n’échappe pas au train du monde. Et l’on n’échappe pas à son destin, comme cette nonne qu’il tua malgré lui au volant de son véhicule, à l’été 1994. Ou comme cet accident de moto, qui en Bavière avait failli lui coûter la vie. Aujourd’hui encore, d’aucuns qu’on voyait croiser l’osier assis dans l’herbe, tel son Wallon de père Honoré, amassent et cassent la ferraille dans la poussière, et le chaos de lieux où l’on ne jette rien. Jean-Marie, lui aussi, n’a fait que troquer un monde ancien contre un monde nouveau, fait de publicités épousant le moindre centimètre carré de sa peau, et de projets saisonniers moins pérennes que les frises peroxydées de sa permanente. Prospectant comme eux ces endroits où il fit jadis affaire, visitant les parents proches avec lesquels il ne s’est encore fâché, et inventant comme eux d’autres voies pour se faire de l’argent, ou rester nomade au milieu des Gadjés.
Parfois, au milieu des Gadjés, Jean-Marie aura donné l’impression qu’il n’en revenait pas – comme celui qui ne parvient pas à se remettre d’une révélation trop violente. Ou comme le guerrier Droctulft, « blanc, gai, innocent, cruel, loyal à son chef et à sa tribu », lequel, selon Borges, vit toutefois à Ravenne ce qu’il n’avait « jamais vu avant : un ensemble multiple et sans désordre, une ville, une machine complexe dont nous ignorons la destination, mais dans le dessin de laquelle on devine une intelligence immortelle (…). Il sait que, dans ses murs, il sera un chien ou un enfant, et qu’il n’arrivera même pas à la comprendre, mais il sait aussi qu’elle vaut mieux que ses dieux et la foi jurée et toutes les fondrières de la Germanie. »
Amok

Et est-ce là ce qui lui arriva quand, après avoir tant connu l’injustice, la barbarie et la marginalité, et qu’il fut cependant signé pour un montant-record au Bayern de Munich, il livrerait soudain au monde l’inconcevable mystère d’une âme devenue folle – d’une chose ni homme ni bête, mais affamée de toute la sauvagerie dont sont capables les deux?
Toute l’affaire, au fond, avait probablement débuté quinze mois plus tôt, quand le 11 mars 1981 le Lokeren de Lato et de Lubanski s’était qualifié contre le Beveren de Pfaff et de Janssens, pour une place en demi-finale de la Coupe de Belgique. Et quand bien même rien de particulier ne semblait avoir troublé le déroulement de ce derby, l’arbitre rédigerait bientôt un rapport à l’encontre de Jean-Marie Pfaff, accusé d’avoir porté un coup de genou à l’arbitre assistant Thirion, lors de la rentrée aux vestiaires… Prestement convoqué, Pfaff serait aussitôt suspendu pour six mois fermes. Une sanction d’autant plus sévère qu’avant lui, et déjà abusivement, seul le Standardman Roger Claessen avait été suspendu pour davantage de temps, et que de l’avis général le très candide Jean-Marie Pfaff n’avait rien eu à se reprocher :

« Après ce match, j’ai tout simplement refusé de serrer la main de cet homme, tellement j’étais irrité par l’arbitrage. L’accusation selon laquelle je lui aurais donné un coup de pied est absurde. J’ai quitté le terrain avec Raymond Mommens et Maurice De Schrijver, qui comme vous le savez jouent pour Lokeren : ils pourront en témoigner. »
Les témoins cependant étaient interdits, de même que le recours aux images télévisées, qui l’innocentaient mais que la chaîne publique flamande refuserait de livrer tant que Jean-Marie Pfaff n’eût pas purgé sa peine. « Le crime aurait pu se produire hors champ », se justifierait avec grandiloquence le lamentable directeur de la régie des sports Wim De Gruyter.
La suspension fut donc confirmée en appel, au terme d’une séance que les autorités s’échinèrent à leur tour à dramatiser, qui avaient déployé devant les bureaux de la fédération un dispositif policier d’autant plus absurde, que Jean-Marie avait toujours été un bon garçon, et que l’on n’avait jamais entendu parler de hooliganisme dans la région du Waasland.
Plus que de l’intransigeance, il y avait du racisme de classe, dans l’interdiction faite aussi à Pfaff de prendre part au maiden-match de ses équipiers et amis Freddy Buyl et Wilfried Van Moer, tandis que Thys se résignait à le snober suicidairement, dans une escalade informe qui dura le temps que la Belgique comprenne, enfin, qu’elle ne pouvait se priver plus longuement de son meilleur gardien, et qu’elle risquait aussi d’y perdre ses équipiers beverenois Bert Cluytens et Wilfried Van Moer, qui par solidarité menaçaient pour lui de prendre leur retraite internationale.
« Personne n’a rien vu ni n’a rien dit », affirmera toujours Van Moer. « Après le match, d’ailleurs, Thirion a fait la fête avec la direction de Beveren jusqu’à deux heures du matin, et n’a porté plainte que deux jours plus tard. Je soupçonne donc les Wallons d’avoir utilisé cette tactique pour évincer Pfaff de l’équipe nationale, au profit de joueurs francophones comme Preud’homme ou Munaron. » Peu soupçonnable de flamingantisme, le vieux Wilfried disait-il vrai? Bien qu’elle procédât plus vraisemblablement d’un coup monté anderlechtois, l’affaire prenait subrepticement une tournure communautaire ; il était temps d’en terminer.

Sa sanction consommée, il ne faisait en tout cas plus de doute que le très courtisé Jean-Marie finirait tôt ou tard par quitter ce pays, qui l’avait humilié et où sa place n’avait peut-être jamais été. Mais de là à ce qu’il perdît la raison? Ou fût frappé d’hubris après avoir signé au Bayern de Munich?
Après un premier match somptueux face à Diego, est-ce la réminiscence des torts vécus depuis l’enfance qui le vit démolir tour à tour, face à la Hongrie, son équipier Gerets puis l’attaquant de l’Antwerp Fazekas? Soudain hilare, et indemne bien qu’il prétextât une douleur à l’épaule, il s’engouffrerait dans l’ambulance missionnée pour Gerets, resté de longues secondes inconscient, et que d’aucuns croiront même mort. Mais le summum survint quand, parvenu dans la chambre d’hôpital qu’il avait usurpée, il multiplierait les séances de photos et de dédicaces avec le personnel médical, tandis que le Lion de Rekem ne laissait d’inquiéter dans l’attente de secours qui le prissent enfin en charge.
Plus tard, le verdict serait sans appel : l’on ne reverrait plus Gerets du tournoi…ni d’ailleurs Pfaff dont le reste du groupe ne voulait désormais plus, et qui quelques jours plus tôt s’était déjà signalé malgré lui par un double-psychodrame : d’abord quand, abusé par ses pudeurs de nomade, il n’avait pu s’imaginer que René Vereyhen fît venir sa belle dans sa chambre, et rameuta la Guardia Civil dans les couloirs de l’hôtel ; ensuite quand, poussé par un facétieux journaliste dans la piscine de l’hôtel, et à son plus grand embarras, sa panique puis sa colère avaient rappelé à tous qu’il avait grandi dans une roulotte, et que contrairement aux autres il n’avait probablement jamais appris à nager.
Voué malgré lui à l’isolement et à la différenciation, ce décalage était-il celui que les hommes du temps des chevaux, tel son vieux père Honoré, avaient essuyé puis essayé de maintenir, tandis que la marche du monde détruisait peu à peu leurs vies? Toute l’ivresse de ses ancêtres ; cette force féroce et dionysiaque qui parfois émergeait, et menaçait d’effacer jusqu’au souvenir de leur identité morale… Dans le maelstrom de sa vie, qui le verra livrer sa famille au public, avoir un geste désastreux envers un jardinier noir, être numéro 1 des charts allemands, essuyer les home-jackings et perquisitions, et même dit-on guérir en Turquie les cancers du cerveau – en somme, au milieu de toute cette folie : Jean-Marie n’oublia pourtant probablement jamais la grande roulotte verte, qu’ornait une frise de bois verni où s’entrelaçaient des feuillages sculptés en volutes, la fratrie, et les interminables déplacements avec ses frères footballeurs et leur père Honoré.

« Dans ma jeunesse », raconterait un jour l’aîné Jean-Baptiste, « nous vivions dans notre caravane, à l’ombre de l’église de Mijlbeek. Puis nous déménageâmes sur l’Astridplein, dans ce quartier de Lebbeke où naquit Jean-Marie, et alors ce fut Beveren. Nous n’y manquions de rien. Mais vu que notre père en était un fervent supporter, il ne fut pas surprenant que je rejoigne d’abord les Ajuinen de l’Eendracht Alost. »
« Alors, depuis Lebbeke puis Beveren, mais porté toujours par son cœur de supporter, mon père continua de conduire ses fils à l’entraînement, à Alost… Les cadets, Jean-Marie et Toon, y avaient en effet intégré l’équipe de jeunes. Puis un jour, lors d’un trajet en voiture, il y eut cet accident. A mi-chemin, entre Dendermonde et Hamme, quand nous dûmes faire un écart pour éviter un cycliste, et que nous percutâmes un arbre. Mon père fut grièvement blessé et décéda peu après, à peine âgé de 51 ans. Il était notre pilier, notre soutien indéfectible. Après sa disparition, et puisqu’il n’y avait plus personne pour nous conduire, j’ai été tenté par une offre du SK Beveren, qui n’était alors qu’une équipe ambitieuse de troisième division. Puis Jean-Marie et Toon m’ont suivi. » La suite appartient à l’Histoire. Et à l’intimité de Jean-Marie qui, sous le vernis de ses pitreries, dissimule encore un gouffre silencieux, où son âme meurtrie requiert chaque jour toujours plus de témoins.
1) Un chat…qui avait plus d’un tours dans son sac

« Les rêves d’un chat
Sont peuplés de souris. »
(Proverbe libanais)
Si le numéro 4 de ce classement pouvait raisonnablement passer pour première star mondiale qui fût issue du continent noir, et témoigna en son temps de la mondialisation pleinement accomplie de ce jeu, c’est tout bonnement la première place que le comité de rédaction aura entendu réserver à ce pair issu de la sphère musulmane – mais d’une terre d’Islam insoupçonnable, car sise dans un ancien khanat tatar, au fin fond des steppes et à latitude égale de Stockholm ou de Calgary.
Né à Astrakhan, à cent kilomètres environ de la Mer Caspienne, Rinat Dassaev est en effet de ces quelque six millions de Turco-Mongols de Russie qui, dans le patchwork civilisationnel de cet insoupçonnable melting-pot humain, pratiquent comme lui leur foi musulmane, au gré des fluctuantes largesses puis tracasseries avec lesquelles, aux quatre coins de notre pauvre monde, se décline cycliquement de n’appartenir exclusivement à une masse, mais conjointement à celle-ci non moins qu’à une minorité religieuse, sexuelle et/ou ethnique.

En l’espèce, comme bien souvent, les parents de Dassaev étaient des gens simples. Son père travaillait dans une usine de poisson, et sa mère dans un port fluvial. Et bien sûr la famille était musulmane, qui éleva ce fils dans le plus strict respect des traditions et de la religion de ses ancêtres.
« Ça a toujours été comme ça, et ça le sera toujours », se remémore aujourd’hui Rinat. « C’est-à-dire tel que mes parents et ma grand-mère me l’ont toujours appris. Un jour, ma mère a voulu frire du porc dans une poêle, ma grand-mère l’a découvert…et voulut frapper ma mère avec ce morceau de viande, avant de jeter la poêle au loin. Pour ma part, soyons clair, je n’ai jamais adhéré à ces interdits. Je mange du porc. Je bois. Mais je reconnais l’importance de la religion. A l’époque soviétique par exemple, et bien que ce fût mal vu, j’allais régulièrement à la mosquée, jusqu’à ce qu’un jour je sois convoqué par Beskov et Starostin : « Où étiez-vous, hier ? » Je n’étais pas sorti pourtant, et à l’époque je ne buvais pas d’alcool. Alors je répondis, candidement : « J’étais chez moi. » Mais ils insistèrent : « Et à la mosquée ? » « Oui, je suis allé à la mosquée aussi. » Et c’est ainsi que je dus comparaître devant le Comité central. »

« Si je fus traîné à la Loubianka? Pour des questions liées à la religion : jamais. Par contre, à chaque fois qu’on m’apercevait à la sortie de la mosquée, j’étais invité à me rendre immédiatement en leurs bureaux. Où je fus un jour reçu par un membre du comité particulièrement aimable et attentionné, avec lequel j’eus une conversation des plus amusantes : « Rinat, je comprends très bien que vous fassiez cela, mais vous ne pouvez pas vous montrer de la sorte à la mosquée, vous êtes bien trop connu! Vous devez comprendre que les correspondants occidentaux vont vous reconnaître, et que ce serait un scandale épouvantable si les radios ennemies diffusaient cette nouvelle dans le monde entier! »
« Mais vous », lui répondrait Rinat, « vous avez le droit d’aller à l’église ? »
« Si je peux? Evidemment que je peux, car personne ne me connaît. J’ai même fait baptiser mes enfants… »
Superstitions

A Tarasovka, sur la route menant de Moscou à Iaroslav, et dans un méandre de la rivière Kliazma, se dresse l’un des monuments les plus pittoresques de l’architecture religieuse moscovite : l’église de l’Intercession de la Sainte Vierge, datée d’un temps lointain où la Moscovie subissait encore le joug des Mongols. A l’instar de ce haut-fonctionnaire du KGB, qui dans un bureau de la Loubianka l’avait mollement sermonné, ce sont plusieurs générations de joueurs du Spartak qui s’y seront rendues secrètement, la veille des grands rendez-vous. Mais il n’était pas rare, entre deux entraînements, d’y apercevoir aussi Konstantin Beskov, homme respectueux des religions et qui, conséquent avec lui-même, autorisait donc Rinat à se rendre à la mosquée, pourvu que ce fût discrètement et pendant les jours de repos.
« A l’époque, il était de longue date prévu qu’on me remette la médaille de l’ordre de l’insigne d’honneur, mais à cause de cette histoire, la cérémonie fut finalement reportée de six mois. Et cependant je continuais à aller à la mosquée, si bien qu’ils finirent par comprendre qu’il était inutile de vouloir me combattre. Il est vrai que je n’ignorais pas que Beskov et Starostin ne me laisseraient pas tomber si facilement. Alors j’y allais tout le temps. Et je gardais le Coran avec mes gants de rechange, dans un sac que je déposais à l’entrée. »
« S’il est dès lors exact qu’il y eut en permanence un Coran dans ce sac, que je déposais à chaque fois dans le but avec mes gants de rechange? Oui, bien sûr. Toute ma famille est religieuse, et moi-même depuis l’enfance. Aussi y avait-il toujours un Coran à la maison. Et y en eut-il toujours un, aussi, dans le sac que je laissais dans mon but. »

« A dire vrai, on m’offrait souvent des Corans. Mais un jour, à la mosquée, un mollah m’a offert un livre saint et m’a dit : « Celui-ci, garde-le toujours sur toi. » Et c’est ainsi que, depuis ce jour, je ne m’en suis plus jamais séparé, pas même sur le terrain. Alors certes, je n’ignore pas qu’il est interdit de poser le Coran par terre, mais comment aurais-je pu procéder autrement? Je n’allais quand même pas l’attacher à la barre transversale ! Puis un jour survint cet incident, quand l’on m’a volé mon Coran… »
« C’était à Cadix, nous gagnions 5-0. Quand fut donné le coup de sifflet final, je courus jusqu’au milieu du terrain, pour m’en aller fêter cette belle victoire avec mes équipiers. Cela ne dura qu’une minute. Mais quand je voulus le récupérer, mon sac dans le but était vide. On m’avait volé mon Coran. »
« J’étais très contrarié, car ce Coran m’avait toujours réconforté. Et je me résignai donc à devoir en racheter un nouveau. »
Dieu merci, la très pieuse grand-mère de Rinat n’en sut jamais rien. Mais par la suite, même après le coup de sifflet final : ce petit-fils qu’elle avait tant grondé, souple comme un fauve, et doux comme un chaton, ne relâcha plus jamais l’étreinte de ses griffes sur sa sacoche blanche et sanctifiée.
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Mise à part le masque, c’est tout à fait moi.