L’orchestre des Diables Rouges


À la fin des années 1930 en Argentine, « Los Diablos Rojos » marchent sur le football argentin. Une attaque de feu qui établit des records, associée à une défense de fer, tout en pratiquant un jeu renouvelé fait de vitesse, de dribbles, de combinaisons et de mouvements. Le Club Atlético Independiente participe activement à une régénération du football national qui s’opère dans la décennie. Les disputes du passage au professionnalisme avaient un peu ralenti la progression du jeu argentin. Passée cette transition, de nouvelles approches tactiques et de nouveaux joueurs-clés surgissent. L’Argentine domine ses rivaux rioplatenses. Au sein du club rojo et du football argentin, c’est Antonio Sastre qui incarne le mieux cette révolution d’un football qui devient plus moderne. Un tercet d’or va se former autour de l’homme orchestre, rejoint par un buteur létal au visage d’ange et un artiste-dribbleur flamboyant, qui entrera dans les livres d’histoire.

L’avènement d’Antonio Sastre

Manuel Seoane, emblème du football criollo et considéré comme le meilleur attaquant argentin des années 1920

La saison 1931 marque le passage au professionnalisme dans le football argentin. Une page se tourne, celle de l’ère amateure qui aura vu la créolisation du football britannique devenu rioplatense. La transition au professionnalisme va quelque peu faire stagner le football national au début des années 1930, sur fond de plusieurs années de disputes entre ligues rivales et dissidentes vis-à-vis de la Fédération, et d’une réorganisation du football des clubs. Non sans conséquence sur l’Albiceleste qui joue peu de 1930 à 1935 et voit une sélection amateure être envoyée en Italie en 1934 sans aucun joueur de la ligue professionnelle. A Independiente, la star c’est toujours le mythique buteur Manuel Seoane, une légende du football criollo amateur. Lors de la décennie précédente, il évoluait dans l’attaque des « Diablos Rojos » au côté de Zoilo Canavery, Alberto Lalín, Luis Ravaschini et Raimundo Orsi.

À l’aube du professionnalisme, surgit Antonio Sastre. Né à Lomas de Zamora, dans la grande banlieue Sud de Buenos Aires, en 1911, il fait ses débuts avec Independiente le 4 juin 1931 face à Argentinos Juniors. Il a pour idole Manuel Seoane qui est encore au club. Sastre s’incorpore à la ligne d’attaque, son poste de prédilection est inter droit. Il évolue au côté de l’ailier droit uruguayen Roberto Porta, en provenance du Nacional, mais qui n’est pas encore la star qu’il deviendra. Seoane et Ravaschino sont encore là. Orsi est parti en Italie à la Juventus Turin en 1928, Canavery a mis fin à sa carrière et Lalín a vu la sienne stoppée par une grave blessure.

Antonio Sastre

Dès ses débuts, Sastre se déplace partout. Il court à chaque extrémité du terrain, n’hésitant pas à revenir chercher des ballons très bas pour les porter dans le camp adverse. L’attaquant impressionne par son intelligence tactique, sa lecture du jeu, son agilité, ses courses, ses appels et ses dribbles, avec une technique bien au-dessus du lot. Il brille en surpassant ses fonctions, loin des positions figées assignées aux joueurs. Sastre assure l’équilibre et les transitions de son équipe. Il redescend accomplir son devoir défensif et récupérer la balle, puis initie et mène les actions offensives. Voir les conclure. Sastre avait une capacité à briser les lignes et s’affranchir des schémas tactiques rigides. Il était capable d’évoluer à presque tous les postes (il jouera même gardien pour dépanner en cours de match).

Dommage que Sastre ne pouvait pas se cloner pour occuper tous les postes …

Excellent stratège et meneur, doté d’une formidable vision du jeu, il pouvait se muer ailier droit et déborder la défense adverse, ou être un buteur redoutable. Mais aussi être aligné au milieu, et capable d’évoluer dans un rôle défensif, de marquer son adversaire direct, et même d’accomplir les basses œuvres défensives. Car les témoignages mentionnent que Sastre était prêt, s’il le fallait, à aller au contact et endosser le rôle du dur. Ses coéquipiers saluèrent unanimement la mentalité d’Antonio, joueur combatif et solidaire qui ne se prenait pas pour une diva, prêt à se sacrifier pour l’équipe. Peu importe sa position sur le terrain, il excellait partout. C’était un footballeur polyvalent et multifonctionnel, qui avait la facilité de rendre les choses simples et claires. Un leader tactique pour son équipe qui impulse le rythme et déroule les fils du jeu d’Independiente.

Son talent ne tarde pas à éblouir les hinchas d’Independiente au point de rapidement devenir l’une des idoles de tout le peuple rojo. Avec Sastre magistral en chef d’orchestre, Independiente aligne les places d’honneur et de vice-champion. Lors de la saison 1932, le club d’Avellaneda termine à égalité avec River Plate, mais perd la finale pour départager les deux clubs. Puis encore vice-champion en 1934 et 1935, les deux fois derrière Boca Juniors. L’attaque monte en puissance et la défense devient de fer. La marque de fabrique Independiente pour les années à venir est là. Mais Sastre tout seul ne peut pas tout faire. L’arrivée de « l’ange-tueur » Arsenio Erico et de la tornade de dribbles Vicente De la Mata formera un trio qui va changer le cours des choses en Argentine.

Cuila, Saltarín, Capote

Le tournant a lieu avec les arrivées de deux joueurs exceptionnels qui vont changer le visage de l’équipe et l’histoire du football argentin. D’abord, l’arrivée de l’avant-centre paraguayen Arsenio Erico. L’équipe était orpheline de Manuel Seoane qui met un terme à sa carrière à l’issue de la saison 1933, il est alors le meilleur buteur du club1 et du pays2. Erico est né en 1915 à Asunción. Il fut l’idole d’Alfredo Di Stéfano, mais l’avant-centre paraguayen est une légende totalement zappée de l’autre côté de l’Atlantique. Il est toujours le meilleur buteur de l’histoire du Championnat argentin, même si ce titre est contesté3. Erico arrive à Buenos Aires pour échapper à la guerre du Chaco entre son pays et la Bolivie. Il est alors aspirant joueur du Club Nacional dans la capitale paraguayenne. Mais grâce à ses qualités, il se retrouve dans l’équipe de la Croix-Rouge paraguayenne qui voyage chez son voisin argentin pour récolter des fonds. Repéré par les clubs porteños, il sera épargné par le commandement militaire qui l’autorise à continuer sa carrière. Si River Plate se montre très intéressé, mais le club possède déjà Bernabé Ferreyra, numéro un des avant-centres argentins, c’est Independiente qui convainc, avec un don de 2 000 pesos à la Croix Rouge, les autorités paraguayennes d’exempter de mobilisation le tout jeune Arsenio.

Qui pour recompter tous les buts d’Erico ?

À même pas 20 ans, il commence sous ses nouvelles couleurs pour la saison 1934. 12, 22 et 21 buts sur ses trois premières saisons, quelque peu gêné par des blessures, avant d’atteindre les sommets avec Independiente trois saisons de suite à l’issue desquelles il finira meilleur buteur du championnat (1937-1939), nous y reviendrons. Erico était surnommé « Saltarín Rojo », le sauteur rouge de par sa souplesse et son agilité aérienne, c’était un joueur de tête extraordinaire qui aura marqué une palanquée de buts de cette manière. La presse se posait même la question s’il ne bénéficiait pas d’un trampoline invisible, tellement il sautait haut et dominait le jeu aérien. Erico avait la science du but, rapide et toujours en mouvement pour échapper aux défenseurs adverses et surgir au bon moment pour planter. Mais il se démarquait de ses contemporains avant-centres, moins en puissance, plus de technique ; il était plus dans la finesse, plus artiste du but que machine à buts.

C’est lors de la saison 1937 qu’Independiente change de dimension, bien que le club finisse à nouveau vice-champion derrière River Plate. Premièrement, Erico établit le record de buts sur un seul tournoi, avec 48 pions (il sera dépassé par Héctor Scotta de San Lorenzo en 1975)4. Deuxièmement, c’est la première saison de Vicente De la Mata, le nouveau phénomène. Le rosarino, né en 1918, débute à Central Córdoba dans l’ombre des deux géants de sa ville. A 18 ans, il devient capital dans l’obtention du titre du Championnat de Rosario en 1936, un exploit pour son club. Le 23 novembre, Central Córdoba gifle 5-1 Rosario Central avec un triplé de De la Mata. Tellement un crack que le joueur de Rosario est convoqué en sélection, ses exploits ont résonné jusqu’à Buenos Aires. La Copa América avait lieu avant le début de la saison 1937. Les clubs de Buenos Aires font pression pour inclure le prodige dans la liste pour voir ce qu’il a dans le ventre. Ce fut un succès, un ticket pour la gloire, comme nous le verrons plus bas dans cet article. C’est avec l’arrivée de « Capote »5 De la Mata, pièce finale du puzzle, qu’Independiente devient une terreur avec la puissance de feu de son trio.

« El Gallego » est insider droit, comme Sastre. C’est ce dernier, polyvalent, qui recule pour se déporter comme insider sur le côté gauche, positionné quelquefois ailier droit ou bien souvent également demi droit. Une arrivée explosive et des débuts tonitruants, De la Mata est la nouvelle sensation du football argentin. Pour son jeune âge, c’est déjà un joueur au fort caractère et qui ne se laisse pas faire. Ses qualités sautent aux yeux : un joueur rapide, dribbleur invétéré et hors-pair, le ballon collait à ses pieds, il enchaîne les gestes techniques et efface un par un ses adversaires. On lui reproche son côté soliste et égoïste avec le ballon. Mais c’était aussi un formidable passeur, un pourvoyeur de ballons à Erico. Mais s’il pouvait continuer l’action individuellement et continuer ses dribbles, il ne s’en priva jamais. Il n’hésitait pas pour aller conclure lui-même, car il avait aussi des qualités de buteur. Son coéquipier Sastre le définit ainsi « Il était très habile, extraordinaire, mais un peu capricieux pour passer le ballon ». Selon le mythe populaire, « Capote » ne faisait jamais une passe avant d’avoir dribblé au moins deux adversaires.

Après avoir dribblé tous le monde, « Capote » tapait des poses tranquille sur le terrain

Le trio se mit en place et il ne fallut attendre que sa seconde saison pour le premier titre d’Independiente de l’ère professionnelle, le troisième après 1922 et 1926. le Rojo survole la saison 1938, l’une des meilleures pour un club dans l’histoire du championnat : 115 buts marqués, record absolu pour une équipe sur une édition, et seulement 37 encaissés. En 32 matchs, c’est 25 victoires, 3 nuls et 4 défaites. L’entraîneur était une ancienne vedette du club, Guillermo Ronzoni, mais sur le terrain, la révolution se fit par les joueurs. C’est bien eux qui impulsèrent cet élan tactique nouveau. Un « football total » avant l’heure. Pour accompagner les esthètes, Fernando Bello, surnommé Tarzán, qui était une muraille dans les buts. Une défense solide avec le Basque Fermín Lecea, rugueux défenseur expérimenté et Sabino Coletta qui avait pris la suite de l’excellent Luis Fazio, parti sous d’autres latitudes. La ligne médiane était composée de Luis Franzolini à droite, Raúl Leguizamón au centre et Celestino Martínez à gauche, qui était le plus connu des demis. En attaque, José Vilariño sur l’aile droite, José Zorrilla ailier gauche, tous deux encadraient sur les extérieurs le trio d’or.

El Aviador Erico

Pour la saison 1939, le seul changement est l’arrivée de Juan José Maril, en provenance de Ferro Carril Oeste, qui prit le poste d’ailier droit. Pour les observateurs, la saison 1939 est même meilleure et l’une des plus belles attaques de l’histoire du football argentin. Statistiquement moins de buts (103), mais Independiente est plus souverain et domine haut la main le Championnat, avec 27 victoires en 34 matchs. Los Diablos Rojos sont au sommet, leur jeu pratiqué, fait de combinaisons, de dribbles, de mouvements et de rapidité, éblouit le football argentin. « Nous avions une défense sûre et quand on attaquait on le faisait rapidement, en cherchant presque toujours le débordement par les ailes et l’ouverture avec Erico. De cette façon, on marquait plein de buts » analysa De la Mata. Le trio de génies se connaît parfaitement et se trouve les yeux fermés, chacun savait quelle action allait faire son acolyte. Erico poursuit ses saisons à au moins 40 buts, il en marque 43 buts en 1938 et 40 en 1939. L’anecdote veut qu’en 1938 il se soit volontairement arrêté à 43, car une célèbre marque de cigarettes, qui portait ce chiffre, avait décidé que celui qui atteignait la marque serait récompensé d’un prix de 2 000 pesos. Arsenio atteint les 43 lors du dernier match, et évite de scorer alors qu’il restait plus d’une heure encore à joueur. Alors Erico fait marquer ses coéquipiers, et Independiente écrase Lanús 8-2. « El Cuila » Sastre est lui aussi arrivé à sa plénitude footballistique et rayonne sur ses coéquipiers.

Mais durant ses deux années, c’est « Capote » qui est considéré comme le meilleur footballeur argentin, surtout pour sa saison 1939 où il atteint son zénith. Il a inscrit 27 buts en 1938 et 19 la saison suivante. Il illumine les pelouses argentines de ses dribbles et de ses raids rapides balle au pied. C’était le joueur le plus spectaculaire. Et sa légende est renforcée par un but d’anthologie contre River Plate le 12 octobre 1939 au Monumental. Les locaux mènent 1-0 par Carlos Peucelle, buteur de la tête sur un centre d’Adolfo Pedernera qui évolue ailier droit au début de sa carrière. Puis, vint le show De la Mata. Quelques minutes après l’ouverture du score, il part depuis l’aile droite après une relance de son gardien Bello qui le lança quasiment du milieu de terrain. Inarrêtable, De la Mata dribble toute l’équipe adverse, mais s’est déporté sur la gauche. Dans la surface de réparation, il est sans angle de tir favorable et aurait alors pu passer la balle à Erico qui était seul dans l’axe. Mais Vicente est une tête de mule et un soliste génial. Il tente sa chance de son pied gauche (alors qu’il est droitier), une tentative de centre pour son coéquipier paraguayen selon certains dires… Le tir loge le ballon dans l’espace réduit entre le gardien Sebastián Sirni et son premier poteau. But incroyable. Du Maradona avant l’heure : cinq adversaires de River Plate dans le vent furent comptabilisés (José Manuel Moreno, José Minella, Luis Vassini, Carlos Santamaria et Alberto Cuello, ces deux derniers deux fois). Erico avant la mi-temps permet à Independiente de prendre l’avantage. De la Mata inscrira le troisième but, avant que Pedernera ne réduise le score.

Le but mythique de Capote expliqué pour les nuls

Une domination sur le football rioplatense

Independiente est sacré champion les deux fois devant River Plate. C’est la grande rivalité des années 1930, entre les deux meilleures équipes de la décennie. Los Millonarios avaient Minella et Peucelle qui ont apporté énormément d’un point de vue tactique sur le terrain, deux cerveaux du jeu, Moreno et Pedernera qui étaient en pleine éclosion et qui seront les futures références des années 1940, en plus de leurs autres stars (Ferreyra, Santamaria, Cuello…). Deux équipes complètes et techniques, avec de fortes individualités dans leur rang. Elles étaient tactiquement plus avancées que leurs rivales, même si différentes, elles se rejoignaient plus que toute autre équipe et furent à la pointe du renouveau footballistique argentin. Independiente domine aussi sur la scène rioplatense en s’adjugeant aisément les deux Copa Aldao, 1938 et 1939, qui l’opposait au champion d’Uruguay. Deux victoires successives, 3-1 contre Peñarol et 5-0 contre Nacional, ne laissant aucune chance aux géants du football uruguayen.

Sastre avec la tunique rayée argentine

Erico ne connaîtra pas de carrière internationale, même s’il reçut une offre plus tard pour jouer avec l’Albiceleste qu’il refusa par respect pour son pays. Sastre (34 sélections, 6 buts) et De la Mata (13 sélections, 6 buts), eux eurent un impact important sur la sélection. Sastre était déjà une pièce essentielle quand arriva le Sudamericano 1937 organisé à la maison. Durant ce tournoi, il est repositionné demi droit par le sélectionneur qui était nul autre que Manuel Seoane. L’Argentine avait battu 1-0 le Brésil pour arracher une finale contre cette même Seleção puisque les deux équipes étaient à égalité au classement (4 victoires et 1 défaite chacune). La finale se joua au Viejo Gasómetro de San Lorenzo. El Gráfico résuma la partie dans ces termes « Elle a commencé à dix heures du soir et se termina à deux heures et quelques du matin. Il s’est passé une quantité de choses, vous pouvez l’imaginer, des contacts plus ou moins âpres jusqu’aux tumultes les plus indescriptibles. Il y a eu des suspensions, des expulsions, des retraits, des blessés, des agressions. »6 A Sastre, lui était assigné de prendre au marquage l’aile gauche de l’attaque brésilienne, la doublette Tim et Patesko. C’est ce qu’il fit merveilleusement bien avec qualité, il la réduisit au silence. Il leur prenait la balle, les dribblait et relançait son équipe sur de bons rails. Impeccable défensivement, cela n’empêchait pas Sastre d’être aussi à la manœuvre des offensives de son équipe. Le score était toujours de 0-0 quand entra Vicente De la Mata qui avait peu joué sur le tournoi. La partie s’était poursuivie dans les prolongations, quand le sauveur De la Mata inscrit un doublé pour donner le titre à l’Argentine et devint un héros national.

De la Mata est absent du Sudamericano 1941. Sastre est lui toujours essentiel. L’Argentine remporte à nouveau la Copa América dans une édition organisée au Chili. Sastre, toujours positionné milieu droit, éclabousse de nouveau la compétition de tout son talent. Il délivre les passes décisives et s’entend à merveille avec « Charro » Moreno en attaque. Et c’est lui qui inscrit l’unique but de la rencontre contre l’Uruguay, une victoire qui est décisive. Le trio a laissé une forte empreinte sur le football argentin, et a joué cinq saisons ensemble de 1937 à 1941. Même si la base du bicampeonato s’est maintenue, l’équipe a été moins efficace et a baissé en intensité et niveau de jeu. Erico a connu une baisse de régime, il passe sous la barrière des 30 buts dès la saison 1940. Boca Juniors revient bien en 1940 pour remporter le titre, puis c’est le début de la domination de La máquina de River Plate. Erico part au Paraguay en 1942, puis c’est le départ de Sastre au Brésil. Le trident comptabilise 321 buts en cinq ans7, sur 129 rencontres ensemble avec 89 victoires à son actif8.

Deux orphelins…

Il ne restait plus que De la Mata au club, joueur majeur aussi dans les années 1940, mais éclipsé par d’autres vedettes et cette profusion de talents argentins : Pedernera et Moreno avec River Plate, Martino et Pontoni avec San Lorenzo, « Tucho » Méndez en sélection qui évoluait au même poste. Il resta la grande référence d’Independiente, mais le club n’était plus à la hauteur, loin de la course au titre. Erico, qui était parti fâché avec les dirigeants à propos de son contrat, était revenu rapidement à Avellaneda. Les hinchas ne voulaient pas que la direction le vende à un club rival. Quatre nouvelles saisons de 1943 à 1946, mais son rendement fut moindre en parallèle de blessures plus répétitives qui contraignirent ses apparitions, même s’il tourna à une moyenne de 0,5 buts par match. De la Mata restait lui le symbole rojo vaille que vaille. Les travées du stade d’Independiente s’invectivaient et se répondaient par ce chant en son honneur : « ¿Adónde va la gente? ¡A ver a don Vicente! ¿Adónde va la gente? ¡A ver a don Vicente! »9. Vainqueur de deux autres Copa América 1945 et 1946 avec la sélection, De la Mata fut finalement récompensé d’un nouveau titre de champion en 1948, même s’il fut moins capital et moins décisif. Le titre avait été acquis surtout en pleine grève des joueurs qui changea la face du football argentin.

Sastre, le football moderne

Sastre est une bouffée d’air pour le football argentin. Polyfonctionnel, il déplace les lignes et fait bouger les systèmes tactiques des tableaux noirs. Joueur complet, capable d’évoluer – avec talent et savoir-faire – à tous les postes, Sastrín est devenu le footballeur total de son époque, « l’homme de tous les terrains et de toutes les positions. » Tout le désigne comme le « père » du football moderne sur le continent sudaméricain : il savait construire le jeu, défendre, dribbler et marquer. À la fin de la saison 1942, « El Cuila » met fin à sa glorieuse période à Independiente. À 32 ans, il accepte l’offre du São Paulo FC. Le club paulista l’attire par l’intermédiaire de Vicente Feola. Le club avait une existence assez récente et peinait à se faire une place parmi les grands clubs. Pour écrire son histoire, il avait besoin de prestige et de grands noms. Sastre permit au club de passer un pallier et d’enchaîner les succès.

L’équipe invaincue de São Paulo, Championnat Paulistão de 1946
En haut, de droite à gauche: Ruy, Piolim, Bauer, Renganeschi, Noronha, Gijo
En bas, de droite à gauche: Luizinho, Sastre, Leônidas, Remo, Teixeirinha

L’Argentin devient le maître à jouer de l’équipe, chargé d’alimenter la star et avant-centre Leônidas. Le Tricolor devient le Rolo Compressor. Le club remporte le championnat paulista en 1943, treize ans après son premier succès inaugural. Sastre magnifie le jeu du Tricolor qui est encensé collectivement pour son football de haute volée et haut en couleurs. São Paulo déploie un nouveau style, plante sur le sol brésilien les graines des futurs succès. L’équipe s’appuie sur un trio médian Rui Campos, Bauer et Noronha, ainsi que sur l’attaque : Luizinho, Sastre, Leônidas, Remo et Teixeirinha. Le club ajoute deux autres titres en 1945 et 1946, où lors de ce dernier il sera invaincu sur les 20 matchs du Championnat. Sastre est l’architecte qui a fait de São Paulo un grand club. Quand il annonce son départ, celui qu’on surnomme désormais « El Maestro », a mis le Brésil à ses pieds et y a laissé un héritage immense. « Les Argentins veulent copier sur nous les Brésiliens, mais ils oublient qu’un Argentin est venu vingt ans plus tôt au Brésil pour nous enseigner le football. Il s’appelait Antonio Sastre », professa Osvaldo Brandão10 en 1967.

À l’annonce de son décès en 1987, Julio César Pasquato, plus connu sous le nom de Juvenal, légende du journalisme argentin, écrit alors pour son hommage dans El Gráfico : « c’est une référence obligatoire, une borne incontournable, un point de référence fondamental pour comprendre aujourd’hui ce qu’est le football argentin parce qu’il a existé quelqu’un appelé Antonio Sastre. Pour comprendre pourquoi Independiente est comme il est, parce que quelqu’un appelé Antonio Sastre lui a donné un style, sa vocation et sa philosophie footballistique. » Il conclut son épitaphe au « créateur du football total en Argentine », « Il faut le répéter sans cesse, parce qu’on dit toujours que notre football est un football avec une histoire. Nous sommes ce que nous sommes. Independiente est comme il est parce que là-bas dans les années trente il a existé quelqu’un appelé Antonio Sastre. »

Photo bonus: 5 numéros 10 de légende d’Independiente à reconnaitre

  1. Selon les statistiques du club, Manuel Seoane c’est 233 buts en 264 matchs sous le maillot d’Independiente ↩︎
  2. Il est le meilleur buteur de l’histoire du championnat amateur argentin (jusque 1930) avec 215 buts (en 217 matchs) avec trois clubs différents : Independiente (1921-1930), Progresista (1922-1923) et El Porvenir (1924-1925). Au total, il est, à ce jour, toujours le 4e meilleur buteur de l’histoire du Championnat argentin, amateur et professionnel, avec 249 buts en 299 matchs. ↩︎
  3. Erico était premier avec 293 buts devant son dauphin Ángel Labruna qui était à 292 buts. Mais une étude du Centro para la Investigación de la Historia del Fútbol (CIHF) replace Labruna premier avec 295 devant les 293 d’Erico. Officiellement, selon l’AFA, c’est toujours Erico le meilleur buteur. Il est même crédité désormais de 295 buts devant Labruna à 294. ↩︎
  4. 48 buts selon les uns, 47 buts selon d’autres. ↩︎
  5. Il hérite de ce surnom « Capote » lors du Sudamericano 1937. C’est son futur coéquipier Sastre qui lui donne en référence à l’expression « hacer capote », qui pourrait être traduite, uniquement en Argentine (attention à son utilisation dans d’autres pays latinoaméricains où ils existent d’autres significations), par « obtenir du succès, faire bonne impression, triompher à plate couture, gagner haut la main, etc. » ↩︎
  6. La finale fut émaillée d’incidents sur le terrain et arrêtée pendant de très longues minutes. En fin de première mi-temps, une agression d’un joueur brésilien sur Francisco Varallo, entraîna la réaction violente du joueur de Boca Juniors et déclencha une bagarre générale sur le terrain. La partie fut suspendu 45 minutes environ. Au retour des joueurs, une nouvelle bagarre éclata pendant de longues minutes suite à un nouvel incident entre deux joueurs. Le match fut explosif et scella la rivalité entre Argentine et Brésil. ↩︎
  7. 187 pour Erico, 90 pour De la Mata et 44 de Sastre ↩︎
  8. Leurs stats sur leur carrière à Independiente: Antonio Sastre (1931-1942) 340 matchs, 112 buts (5e meilleur buteur de l’histoire du club); Arsenio Erico (1934-1942 ; 1943-1946) 339 matchs, 295 buts (1er); Vicente De la Mata (1937-1950) 345 matchs, 152 buts (3e) ↩︎
  9. « Où vont les gens ? A voir Don Vicente! » ↩︎
  10. Historique entraîneur brésilien très reconnu. Il a entraîné les grands clubs de son pays : Corinthians, Santos, Palmeiras, São Paulo… mais aussi Independiente dans les années 1960 et la sélection brésilienne au milieu des années 1970. ↩︎

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