L’histoire tumultueuse du « F » à Yokohama

Depuis plusieurs saisons, la ville de Yokohama aligne régulièrement en J. League deux clubs : le Yokohama FC et les Yokohama F. Marinos. Pourquoi y a-t-il deux clubs dans cette ville ? Que signifie ce « F » dans le nom des Marinos ? Toutes ces questions ramènent à une seule et même histoire : celle des défuntes Yokohama Flügels.

La 33e édition de la J. League s’est achevée hier avec la neuvième victoire des Kashima Antlers, un record dans l’exercice.

Un titre que l’ancien club de Zico est assuré de garder pendant un an et demi puisque cette édition 2025 sera la dernière à se dérouler sur une année civile. Le championnat du Japon, à partir de la saison prochaine, se calquera sur les calendriers européens, soit de septembre 2026 à mai 2027. Entre-temps, des « tournois de transition » seront organisés entre février et mai 2026 afin de garantir la présence de matches sur l’archipel et générer des revenus de diffusion. Ces tournois, un premier réunissant les clubs de J1 uniquement, et le deuxième les clubs de J2 et J3, seront sans promotion ni relégation.

La lutte pour le maintien en première division était donc cette année d’un enjeu crucial puisque la présence en J1 ou J2 serait assurée pendant au moins un an et demi, avec toutes les conséquences que cela implique. Une lutte pour le maintien qui, chose rare, a cette année concerné les deux clubs de la deuxième métropole du Japon. Le Yokohama FC est un habitué, enchaînant les ascenseurs depuis 2021, et est un prétendant attendu à la relégation. Les Yokohama F. Marinos sont en revanche un poids lourd historique de la ligue : 5 fois vainqueur du championnat (2e au palmarès), dont deux fois en 2019 et 2022, et ayant disputé toutes les saisons en J. League depuis sa création. Seulement, les difficultés financières de son actionnaire Nissan, un recrutement peu concluant et un début de saison catastrophique sous les ordres de Harry Kewell ont fait craindre la première relégation de l’histoire du club.

Heureusement pour les Marinos, une fin de saison en boulet de canon, portée par des recrues estivales cette fois très performantes, a sauvé le mastodonte. Le Yokohama FC, lui, a comme attendu fini à la 18e place et retourne en J2. La hiérarchie dans la ville de Yokohama se maintient donc. Mais il n’en a pas toujours été ainsi.

Chercher la lumière

Comme partout au Japon, le football s’est véritablement implanté à Yokohama via les championnats d’entreprises. Rapidement, le constructeur automobile Nissan, dont les principales usines sont basées à Yokohama, vit l’intérêt d’investir dans une équipe de football puisque, l’exemple du baseball le montrant, posséder une équipe performante est une bonne chose pour l’image de marque. Les places dans le championnat de baseball étant limitées et chères, Nissan se rabattit sur le football et le club de Nissan Sport fut parmi les fondateurs en 1972 de la nouvelle Japan Soccer League, rassemblant les meilleures équipes d’entreprises du pays.

Après de nombreuses années de résultats corrects mais sans plus, le Nissan Club connut un premier âge d’or dans la seconde moitié des années 1980, remportant la Coupe de l’Empereur à cinq reprises, réalisant le triplé dans l’équivalent de la Coupe de la Ligue entre 1988 et 1990, et surtout en faisant le doublé avec la JSL en 1988 et 1989. Ainsi, alors que la professionnalisation commence à émerger au Pays du Soleil levant, le Nissan Club plaça Yokohama comme une place forte sur la carte du football nippon.

Le Nissan Club en 1989, année où il fera le triplé Championnat, Coupe de l’Empereur, Coupe de la Ligue

De son côté, la compagnie aérienne All Nippon Airways (dite « ANA ») mit plus de temps avant de prendre le train en marche. Dans les années 1980, avec une économie nippone en feu, ANA cherche à diversifier ses activités de services et décide en 1984 de se lancer dans le football en intégrant la JSL via le rachat du Yokohama Sports Club qui venait d’être promu en première division. Ainsi est fondé le ANA Club. Les résultats sont assez honorables, avec une deuxième place obtenue dès 1984.

Se brûler les ailes

Lorsque la J. League, un nouveau championnat entièrement professionnel, est créée en 1993, Nissan et ANA figurent logiquement parmi les 10 invités à rejoindre cette nouvelle ligue et à transformer l’identité de leur équipe. Nissan, en toute logique, se base à Yokohama et fonde les Marinos, un nom fidèle à la longue histoire portuaire de la ville.

De son côté, ANA tergiverse. Son siège social est basé à Tokyo, la compagnie aérienne n’a pas de lien particulier avec Yokohama. Et surtout, à rebours du souhait de la J. League de proposer un modèle de développement fondé sur l’ancrage local des équipes, ANA cherche avant tout à créer une équipe « franchise » comme ce que l’on peut voir dans la Ligue de Baseball Professionnelle. Elle s’associe avec l’entreprise Satô Kyôgô (une entreprise de construction d’infrastructures routières) et fonde le club nommé AS Flügels : « A » pour ANA, « S » pour Satô, et Flügels (signifiant « ailes » en allemand) pour rappeler le lien du propriétaire avec le monde de l’aérien.
Dans un premier temps, ANA songe à baser son équipe à Machida, une banlieue à l’ouest de Tokyo. Les discussions avec la mairie n’aboutissent pas et ANA décide en fin de compte de revenir à Yokohama, dans le stade où son équipe jouait déjà en JSL. La J. League se dote donc de facto de son premier vrai derby. Mais le club des Flügels n’hésite pas à délocaliser certaines de ses rencontres dans le sud du Japon alors dépourvu d’équipes. Une stratégie déjà critiquée dans la presse sportive à l’époque.

« Le système de quasi-franchise répond avant tout à la volonté de la compagnie aérienne de mener des opérations de communication à l’échelle nationale. Une telle attitude d’entreprise va à l’encontre de l’esprit et des critères d’entrée dans la ligue professionnelle, qui reposent sur un ancrage local fort dans la ville désignée comme fief du club. »

Usuki Sokichirō, Soccer Magazine, juin 1991

Et une stratégie qui ne s’avérera pas des plus efficaces. Malgré une victoire en Coupe de l’Empereur en 1993 et le recrutement en 1995 de gros noms brésiliens comme César Sampaio ou Zinho, les Yokohama Flügels vont subir de plein fouet l’éclatement de la bulle de la J. League : après un départ en fanfare porté par une grande médiatisation, le soufflet retombe dès 95 pour le championnat nippon et les affluences dans les stades baissent fortement. En manque d’ancrage local, les Flügels sont en fin de compte, en terme de popularité, derrière leur rival local, les Yokohama Marinos.

Zinho, en blanc avec le maillot des Yokohama Flügels, affront son compatriote Dunga et le Jubilo Iwata

Les dindons de la farce

La situation économique du Japon des années 1990 n’arrange en rien la situation et Satô Kyôgô est en telle difficulté qu’il retire ses investissements en 1998, laissant ANA seule à la barre. Elle aussi dans le rouge, la compagnie aérienne cherche désormais à se débarrasser de son club devenu un fardeau plus qu’autre chose.

Le 29 octobre 1998, la presse nippone révèle qu’à l’insu de tout le monde, ANA est déjà en discussion avec Nissan pour une fusion des deux équipes de Yokohama. Bien que pris au dépourvu, le comité directeur de la J. League prend acte et approuve le jour même le projet. C’est la stupeur.

Deux jours plus tard, alors que les Flügels doivent recevoir le Cerezo Osaka, les supporters et les joueurs entreprennent des actions de protestation devant le stade. Une pétition à l’échelle nationale rassemble près de 600 000 signatures. Des célébrités comme le présentateur Jiei Kabira (une des grandes figures du paysage footballistique japonais) s’expriment publiquement à la télé. L’affaire prend une dimension médiatique d’ampleur. ANA ne veut rien entendre et acte définitivement la fusion le 2 décembre 1998.

Une situation d’autant plus ironique que les Flügels obtiennent des résultats plus que corrects, se qualifiant même pour la finale de la Coupe de l’Empereur cette même année. Le 1er janvier 1999, les Yokohama Flügels disputent la finale de la Coupe du Japon, le dernier match de leur histoire, qui se conclut par une victoire 2-1 sur le Shimizu S. Pulse.

L’image de Motohiro Yamaguchi soulevant la Coupe de l’Empereur 1998 est la dernière image du Yokohama Flügels.

Quoi qu’il en soit, la fusion entre les Marinos et les Flügels est accomplie et Yokohama n’aura désormais qu’un seul club pour la saison 1999. À quoi ressemble cette équipe issue de la fusion ?

Elle joue avec les couleurs des Marinos, joue dans le stade des Marinos, s’entraîne au camp de base des Marinos, ne reconnaît que le palmarès des Marinos comme faisant partie du sien, n’a intégré dans son effectif que 2 des 23 joueurs des Flügels, et adopte le nom des Yokohama F. Marinos… Le « F » devant donc signifier le lien avec les défunts Flügels.

Bien évidemment, personne n’est dupe. Et certainement pas les supporters des ex-Flügels, qui constatent bien la réalité : il ne s’agit pas d’une fusion, mais d’une absorption. Si certains décident d’accepter le fait accompli et d’émigrer dans les tribunes des Marinos, les plus fanatiques ne peuvent s’y résoudre.

Ce sentiment ne s’éteindra jamais. Car nous, nous avons décidé qu’il ne s’éteindrait pas.
Va, et poursuis plein de rêves… Et à la fin, on se retrouvera. »
Les supporters des Flügels lors de la finale de la Coupe de l’Empereur 1998

Un projet mort-né

Émerge alors une idée, révolutionnaire pour le football japonais : faire renaître les Yokohama Flügels sous une forme inédite. Un club créé par ses fans pour ses fans, dont la structure même empêcherait toute nouvelle disparition puisque les supporters auraient le pouvoir direct de l’empêcher : il s’agit bien sûr de créer un club de socios. Le modèle du FC Barcelone étant explicitement évoqué.

Scénariste de formation et supporter fidèle, Tomio Tsujino devint la figure publique du mouvement anti-fusion et l’instigateur du nouveau projet. Le nom de « Flügels » étant désormais une marque jalousement protégée par les Marinos, c’est le surnom de l’ancienne équipe qui sera utilisé : « Furie » (une abréviation de la prononciation de « Flügels » en japonais).

Deux entités sont ainsi créées : la société Yokohama Furie Sports Club (Furie SC), fondée par les supporters et chargée de gérer le nouveau club de football, le Yokohama FC (nom choisi pour évoquer le modèle européen et la philosophie socios) ; et l’association Socio Furiesta, qui rassemble les supporters-membres et aspire à jouer un rôle actif dans la gouvernance du club. Des collectes de fonds massives sont organisées, et l’ensemble prend forme autour de la promesse d’un véritable pouvoir citoyen sur les décisions du club. Un succès réel qui permet à la société d’avoir un budget suffisant pour se constituer un effectif solide, et même de recruter l’ancien international allemand Pierre Littbarski comme entraîneur.

En conférence de presse, Tomio Tsujno (homme à lunettes), reçoit un appel de la fédération japonais : le tout nouveau Yokohama FC est autorisé à participer à la JFL (3e division). L’article met en avant le côté « participatif » du club, cas unique au Japon.
Mainichi Shimbun, 12 janvier 1999

Seulement, bien que symboliquement héritier des Flügels, le Yokohama FC n’est dans les faits qu’un nouveau club, sans référence historique ou juridique. Son intégration à la toute nouvelle J. League 2, la deuxième division professionnelle japonaise, est donc refusée. Qu’importe, la puissance du Yokohama FC est telle comparée à ses adversaires qu’il remporte aisément le championnat de 3e division en 1999 et en 2000. Crédibilisé et remplissant tous les critères pour un passage dans le monde professionnel, le Yokohama FC est accepté comme promu dans la J. League 2 pour la saison 2001.

Ainsi, le Yokohama FC passe d’un club semi-professionnel à un club entièrement professionnel… avec tous les enjeux qui vont avec : sponsors, droits télé, budgets en forte hausse. Le club doit se doter d’une sécurité financière solide, d’un management professionnel et d’une structure juridique cohérente.

L’association « Socio Furiesta » possède alors la légitimité et le poids politique, tandis que l’entreprise Yokohama Furie SC détient juridiquement le club. Nommé président de Furie SC en 1999, Tomio Tsujino veut éviter les ingérences et les prises de décision collectives, qu’il juge incompatibles avec le monde professionnel. Le Japon, après tout, n’a aucune tradition de démocratie participative dans le football…

Pour ses deux premières saisons en JFL, la 3e division, le Yokohama FC termine champion. On peut distinguer sur le maillot le sponsor « Socio Furiesta »

Les dindons de la farce, deux fois

À l’aube de la saison 2001, la société Furie SC envoie aux socios un document qui met le feu aux poudres :

« Désormais, chaque socio doit signer un contrat qui le lie directement à la société. Ceux qui refusent seront remboursés de leur cotisation et exclus. »

C’est une rupture unilatérale des accords fondateurs entre la société et l’association. L’objectif est clair : mettre fin à l’indépendance politique des socios, s’approprier les cotisations, neutraliser l’influence démocratique et verticaliser la gouvernance.

La dispute finit au tribunal… et la justice donne raison, en 2003, à la société Furie SC. Les socios ne sont pas reconnus comme une entité juridique indépendante, perdent tout pouvoir sur la politique du Yokohama FC et, comble de l’ironie, perdent même le droit de s’appeler « Socios », désormais marque déposée et propriété… de Furie SC.

L’ironie atteint son comble en 2005 lorsque la société Furie SC ouvre son capital au groupe d’investissement ONODERA. Bien qu’il soit encore possible aujourd’hui de devenir un « membre », de contribuer au budget du club et de bénéficier de quelques contreparties, le Yokohama FC n’a plus rien, dans les faits, d’un club bâti sur le modèle qui l’a inspiré.

C’est aujourd’hui un acteur solidement ancré dans le football professionnel, oscillant régulièrement entre première et deuxième division. Dans le Yokohama du football contemporain, la lettre « F » est devenue le symbole de plusieurs modèles avortés — mais l’ombre des Flügels continue de planer sur la ville…

La légende du football japonais, Kazuyoshi Miura, a passé environ 20 ans au Yokohama FC et joué près de 300 matches.
Onodera, l’actionnaire majoritaire, est désormais visible sur le maillot

Xixon

Même un Bordelais peut préférer la bière. Puxa Xixón, puxa Asturies, puta Oviedo ! 俺は日本サッカーサポーター ! (Rien à voir avec le judo) 

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