Amílcar Barbuy et la Brasilazio

Dans les années 1930, la Lazio use et abuse des Italo-Brésiliens.

En juin 1931, une colonie d’Italo-Brésiliens embarque à Santos sur le Conte Rosso, transatlantique de la Compagnie Lloyd-Sabaudo affecté aux liaisons entre Gênes et l’Amérique du Sud. Trois ou quatre décennies auparavant, leurs parents avaient fait le trajet inverse, séduits par la politique migratoire et le besoin de main d’œuvre du Brésil, denrée raréfiée par l’abolition de l’esclavage[1]. Le dynamisme économique de São Paulo en fait une destination privilégiée et la ville s’ouvre à l’influence italienne dans de nombreux domaines de la société. Sur le plan sportif, Palestra Itália (aujourd’hui Palmeiras) est fondée en 1914 par et pour la communauté italienne alors que le grand rival du Corinthians est à peine plus ancien et plus mixte[2].

L’essentiel du contingent paulistano partant à la conquête de la mère patrie provient du Corinthians dont les résultats vont durablement souffrir de cette saignée. Ce qui les guide, bien plus que les conséquences de la crise de 1929, c’est la tentation du professionnalisme, encore inexistant de manière officielle au Brésil, et l’attrait récent des clubs italiens pour les Oriundi. Depuis la promulgation de la Carta di Viareggio[3], les recrues étrangères sont interdites dans le championnat mais les Oriundi ont la faculté de recouvrer la nationalité italienne en revenant sur la terre de leurs aïeux. La convergence d’intérêt provoque l’exode des joueurs de Corinthians et Palestra Itália, plus marginalement ceux de Santos, certains n’ayant aucune idée de leur club de destination au moment où ils embarquent.

Qui est Amílcar Barbuy ?

Il n’y a d’ailleurs aucune volonté de dissimulation de la part de ceux qui choisissent l’exil, en témoigne la lettre d’Amílcar Barbuy publiée dans la presse paulista : « Je pars en Italie, j’en ai assez d’être considéré comme un amateur alors que je ne le suis plus. Ce statut est entretenu par l’hypocrisie des clubs qui conservent l’essentiel des gains. Je suis pauvre, je n’ai rien, je vais donc dans un pays sachant rémunérer le talent des joueurs. »

La seleção vainqueur de la Copa América 1919 dans l’estádio das Laranjeiras. De gauche à droite (sauf erreur) : Sergio, Fortes, Millon Jr, Bianco, Marcos, Neto, Píndaro, Amílcar Barbuy, Heitor Domíngues, Arnaldo, Friedenreich.

Amílcar n’est pas n’importe qui. Il s’agit d’un des premiers cracks de la Seleção avec Neto, Heitor et Friedenreich, double vainqueur de la Copa América en 1919 et 1922. Attaquant du Corinthians à ses débuts en 1913, il évolue ensuite au milieu pour que s’exprime plus facilement l’immense leadership de celui qu’on surnomme parfois O Generalíssimo da Vitória. Capitaine paulista lors d’un sommet entre les sélections de Rio et de São Paulo, il s’oppose au Président de la République Washington Luís en refusant de revenir sur la pelouse en raison d’un arbitrage jugé partial. Selon certains témoignages, il prononce la phrase restée célèbre « Dites au Président qu’il commande dans la tribune d’honneur. Mais ici, sur le terrain, les joueurs décident » (d’autres l’attribuent au très sanguin attaquant de Santos, Feitiço). Pour d’obscures raisons, Amílcar conclut sa carrière brésilienne chez le rival palestrino où il cumule les fonctions d’entraineur et de joueur jusqu’à ce que la Lazio ne lui propose la responsabilité de son équipe.

La Brasilazio

A l’origine de l’afflux de Brésiliens se trouve le président Remo Zenobi, industriel ayant fait fortune dans la fabrication de parachutes. La fermeture des frontières en 1926 renchérit le coût des joueurs italiens et il décide dès 1930 de se tourner vers l’Amérique du Sud avec la venue des deux premiers Brésiliens, des cousins appelés Otávio et João Fantoni (Fantoni I et II, alias Nininho et Ninão) dénichés à Palestra Itália de Belo Horizonte, l’actuel Cruzeiro.

Niginho à son arrivée à Gênes.

Les performances des Fantoni convainquent Zenobi d’exploiter le filon brésilien. Avec Amílcar, arrivent directement ou à l’issue d’essais : Castelli (alias Rato au Corinthians), De Maria (Corinthians), Del Debbio (Corinthians), Guarisi (Filò au Corinthians), Rizzetti (Pepe à Palestra), Serafini (Palestra) et Tedesco (Santos). Ce sont pour la plupart des internationaux, dont certains auraient participé à la première Coupe du monde en Uruguay si la Fédération de São Paulo avait trouvé un accord avec son homologue de Rio pour constituer une Seleção équilibrant les forces des deux principales métropoles[4].

Au cours de la saison 1931-32, Amílcar aligne parfois neuf Italo-brésiliens sous le maillot rayé bleu ciel et blanc de la Lazio, rappelant étrangement celui de l’Argentine.  C’est la Brasilazio, une formation spectaculaire mais inconstante, au sein de laquelle se révèle plus particulièrement l’attaquant et capitaine Anfilogino Guarisi, que Pozzo appelle en sélection italienne, faisant de lui un champion du monde 1934. Quant à Amílcar, il rechausse les crampons à 38 ans le temps d’une rencontre face à Bari durant laquelle « il commande le jeu comme un général commande ses troupes » selon un journaliste présent.

Une formation de la Lazio datant de la saison 1931-32. A priori, huit Italo-Brésiliens y figurent avec, de gauche à droite : Fantoni 2, Guarisi, Serafini, Rizzetti, Del Debbio, De Maria, Fantoni 1, Castelli.

L’intégration des Oriundi dans l’Italie fasciste est remarquable et ils n’hésitent pas à témoigner de leur patriotisme en faveur d’un pays et d’un régime leur apportant sécurité et stabilité politique alors que les soubresauts de la Révolution de 1930 et du coup d’état du Gaúcho Getúlio Vargas sont encore perceptibles au Brésil. Certains d’entre eux sympathisent avec les fils aînés de Mussolini, tifosi de la Lazio, et ont même le privilège de partager la table du Duce qui s’agace de constater que des joueurs de la Lazio parlent si mal italien.

Zenobi prend la mouche

Globalement décevante, la saison de la Lazio s’achève malgré tout sur un coup d’éclat, une victoire retentissante 9-1 contre Modena au cours de laquelle brillent Guarisi et João Fantoni. Au moment du bilan, les chroniqueurs oscillent entre admiration et découragement face aux intermittents du spectacle, « une escadrille de paillettes » selon La Stampa. Zenobi décide de remplacer Amílcar par l’Autrichien Karl Stürmer avant de démissionner, fragilisé par l’échec relatif de sa stratégie[5].

Amílcar reprend le bateau en direction de São Paulo où il poursuit une carrière d’entraîneur tout en travaillant comme imprimeur jusqu’à sa retraite. Les Brasilaziali poursuivent l’aventure en Italie et d’autres débarquent  à leur tour, notamment Niginho (Fantoni III) ou Ministrinho à la Juventus. La majorité d’entre eux reste en Italie jusqu’en 1935, année où s’effrite leur patriotisme et leur dévotion à la cause fasciste : le déclenchement de la guerre d’Abyssinie et la perspective d’une mobilisation dans les armées du Duce les incitent à rentrer précipitamment au Brésil où ils reprennent le fil de leur carrière avec le Corinthians ou Palestra Itália[6]. Leur exil n’aura pas été vain car entre temps, pour mettre fin à l’ambiguïté des statuts et endiguer la fuite des talents, le football brésilien est devenu professionnel. 


[1] En 1888.

[2] Le Sport Club Corinthians Paulista est fondé en 1910 par des migrants portugais et italiens.

[3] Document publié en 1926 ouvrant les portes du professionnalisme au football italien mais les fermant aux étrangers.

[4] La sélection brésilienne de 1930 n’est composée que de joueurs cariocas.

[5] Il revient à plusieurs reprises aux commandes de la Lazio jusque dans les années 1950.

[6] Otávio Fantoni dit Nininho n’a pas l’occasion de rentrer au Brésil : victime d’une fracture du nez lors d’une rencontre contre le Torino début 1935, il décède dans les jours suivants d’une septicémie.

10 réflexions sur « Amílcar Barbuy et la Brasilazio »

    1. Un oriundo correspond à une personne d’origine italienne née dans un pays étranger dont il a la nationalité. Je crois qu’un des premiers oriundi est Écossais, avant la vague sud-américaine.
      Et à vérifier, je pense que Firmani est le seul Africain à répondre à la définition car Gentile est né en Libye quand celle-ci était italienne et a donc toujours été citoyen italien. Je crois, hein !

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  1. « une escadrille de paillettes », 1932 si je te lis bien.. Après une victoire 9-1, lol.

    Verano, à quand daterais-tu le fort penchant de la presse italienne pour le culte du froid résultat et, surtout, de certaine fiabilité, genre « on ne veut pas du beau mais du rendement, des garanties et de l’efficace »?

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    1. Pfff, difficile à dire, je ne me suis jamais posé la question. Durant la période fasciste, les victoires servant le discours sur la supériorité de l’italianité, les médias n’ont pas d’autre choix que de louer les triomphes des leurs sans prise de recul. A titre d’exemple, je n’ai pas le souvenir d’avoir lu dans la presse de l’époque des discours critiques sur Monti et ses agissements.

      Après guerre, au moins pour ce qui est du foot, le défaitisme l’emporte, entretenu par les résultats médiocres de l’Italie. J’ai la sensation que cela change avec les années 1960 et les succès de coaches et encadrements pas toujours regardant sur la manière de gagner, ceux de l’Inter de Moretti-Allodi-Herrera et du Milan de Rizzoli-Viani-Rocco. On sait par exemple qu’Allodi soudoyait les journalistes pour que les papiers ne s’attardent pas sur les méthodes les moins glorieuses qu’il mettait au service de Herrera. C’est aussi une époque où, malgré une plume acerbe, un faiseur d’opinion tel que Gianni Brera magnifie les victoires italiennes, tout en sachant qu’il a toujours été un apôtre du catenaccio. A la même époque, Alfeo Biagi me semble dans le même ton.

      C’est forcément moins vrai aujourd’hui, les particularités agaçantes du Calcio ont disparu ou se sont estompés et les journalistes ont moins l’occasion d’exprimer un chauvinisme mâtiné de mauvaise foi.

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    2. J’ajouterais que sous Pozzo, dans les années 1930, l’Italie est une machine de guerre, c’est froid, implacable, mécanique, sans fioritures, bien dans l’esprit du fascisme. Elle roule sur ses adversaires, ne leur laissant aucune chance.

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