Oscar el Conejo Sánchez

J’ai eu pendant un trimestre un intervenant guatémaltèque en cours d’Histoire de la Civilisation latino-américaine à l’université. Un homme d’une cinquantaine d’années, un brin dégarni, à la moustache fournie. Je le revois nous narrer les raisons de son engagement dans la révolution marxiste de son pays, la pauvreté extrême des villages mayas, sa lutte à mort face aux dictatures successives, ses récits d’exil. Je me souviens des moyens « amoraux » utilisés par la guérilla pour trouver de l’argent après la rupture avec l’URSS, de ses espoirs et désillusions. En tout cas, celles qu’il acceptait de nous partager.

C’était l’histoire qui s’adressait à nous, sans filtre. Cet homme avait fait des choix forts, les avait assumés. A chacun de le placer du côté des justes ou non… Le sportif qui nous intéresse aujourd’hui est un enfant de ce chaos. Et dans une période où les occasions de s’évader n’étaient pas légion, il fut sans aucun doute l’antidote le plus efficace à la morosité ambiante…

Eisenhower et los Chapines

Le football au Guatemala a une longue tradition. La première équipe est fondée en 1902 et sa sélection joue son match inaugural 19 ans plus tard, face au Honduras, pour une brillante victoire 9 à 0. Les années 40 sont jonchées de succès, los Bicolores finissent trois fois seconds du Campeonato Centroamericano y del Caribe de Fútbol, l’ancêtre de la Gold Cup, et participe aux qualifications pour le Mondial suédois de 1958. Intérieurement, l’instabilité règne. Le président Jacobo Árbenz Guzmán est chassé du pouvoir en 1954, par un coup d’état fomenté par la CIA, pour avoir voulu récupérer des terres détenues par la United Fruit Company. Le pays entre, dès 1960, dans une guerre civile meurtrière qui durera 36 ans…

Gold Cup 1967

Étonnamment, son football continue de s’affirmer à l’international. Le Guatemala est à nouveau finaliste en 1965, cédant face à l’ogre mexicain, et même si un désaccord territorial avec Belize l’empêche de jouer les qualifications pour le mondial anglais, 1967 sera l’année de sa consécration. Menés par l’Uruguayen Ruben Amorin, installé de longue date dans le pays, los Chapines se jouent successivement du Honduras à domicile, du Mexique ou Trinité-et-Tobago pour la plus grande joie de Manuel Recinos, justement élu joueur du tournoi! 400 000 fans accueillent leurs héros à l’aéroport, le président de la République de l’époque, Julio César Méndez, les décorent de l’Ordre du Quetzal. En plein boum, la sélection se qualifie par la suite pour les Jeux Olympiques de Mexico en 1968, où ils battront la Tchécoslovaquie, avant de céder en quart face aux Hongrois d’Antal Dunai.

A feu et à sang

Oscar Sánchez a 15 ans en 1970 quand le général Carlos Manuel Arana Osorio se déclare déterminé à « transformer, s’il le faut, le pays en cimetière, pour restaurer la paix civile. » Une promesse malheureusement tenue… Il est né dans la rue Sierra, dans la zone VI de la capitale, Guatemala City, et son enfance ressemble à celles de millions de latinos pauvres. Jonglant entre jeux de billes et ballon, les vendeuses du marché du coin s’entichent du gamin et l’affublent du surnom de conejo après avoir régulièrement vu Oscar roder autour des étals, une carotte à la bouche. Membre des Youth Stars, une équipe de son secteur, le jeune Sánchez se montre à son avantage aux Jeux nationaux organisés à Antigua, avant de prendre le virage le plus important de sa vie lors des Jeux afro-latino-américains organisés au Mexique en 1973.

Une grande aventure humaine et sportive, Sanchez se lie de personnalités qui le suivront à vie et prend son véritable envol footballistique. Pêle-mêle, un but victorieux face au Mexique de l’imberbe Hugo Sánchez qui vaudra, selon la délégation guatémaltèque, la rancune tenace de l’organisation qui fera tout pour saborder leur marche vers le titre. Suivi d’une grande démonstration face à la Celeste… Une fois retraité, Oscar se souviendra avec tendresse de son maillot de fortune, confectionné par la femme du médecin de l’équipe et dont la rayure bleue disparaissait à la moindre goutte d’eau. Ou de la colère noire de son coach à l’encontre de son pauvre gardien, Rogelio, coupable d’avoir occasionné l’égalisation uruguayenne lors de la remise en jeu, en ne revenant pas suffisamment vite dans ses buts après l’ouverture du score de ses compatriotes…

Gol del Conejo!

Sánchez rejoint en 1974 les Aces del Minar, une équipe de l’élite, originaire de la région de Tiquisate. L’intégration est idéale, 24 buts pour sa première saison, début de sa légende et de son cortège de fans le suivant à la trace dans les moindres recoins de la ville… Bien trop lumineux pour une équipe de province, il signe chez le puissant Comunicaciones FC quelques temps plus tard, multipliant ainsi quelque peu son maigre salaire…

La crème des Cremas

Pour ses contemporains, le Conejo avait un jeu singulier. Il était habile, rapide, technique, intelligent et buteur. Ses dribbles, sa façon de manipuler le ballon, envoutaient littéralement le public du stade Doroteo Flores et la scène du Clásico Chapín, disputé face à Municipal, lui permit d’écrire en lettres d’or ses plus belles partitions. Terminant meilleur buteur de la Ligue, égalant le chiffre de son rival et ami de Municipal, Julio César Anderson, el Conejo remporte le premier de ses cinq titres avec les Cremas en 1978. Une année majuscule puisque Comunicaciones FC sera sacré champion de la Concacaf ! Un titre partagé en trois pour des querelles administratives certes mais unique en son genre pour le club…

Parallèlement à sa carrière en club, celui qui fût quatre fois consécutivement pichichi de la ligue, entame en 1976, face au Panama, un long bail de 13 ans avec la sélection. Il inscrit un doublé. Un triplé suivra au retour… Accompagné des Anderson, McDonald ou Maco Fión, Sánchez et le Guatemala déjouent le piège aztèque sur un gol olimpico d’Oscar qui ouvre ironiquement les portes des Jeux Olympiques de Montréal! Une nouvelle fois, le duel des Sánchez, entre Oscar et Hugo, aura tourné à l’avantage du Guatémaltèque…

Cette qualification olympique est une bouffée d’oxygène pour le pays, qui subit, si il était besoin d’en rajouter, un séisme dévastateur, tuant ou blessant 100 000 personnes. Le Guatemala, toujours mené par l’Uruguayen Ruben Amorin, débute par un décevant 0 à 0 face à Israël, avant de succomber devant la maestria d’un Platini, auteur d’un doublé magnifique sur coup franc. La dernière manche de la trilogie des Sánchez n’aura pas de vainqueur. Désormais, Oscar espère secrètement jouer sur l’arène argentine en 1978…

Vivre au jour le jour…

Sánchez est lumineux lors de la première partie des qualifications pour le Mondial 1978. Des buts à foison face au Panama, un Costa Rica qui passe à la trappe mais il était écrit que les Aztèques ne pouvaient décemment pas raté deux messes mondiales consécutives. Le Conejo, qui se déplace ordinairement en vélo dans une capitale où les voitures sont absentes, continue d’amasser les breloques nationales, reçoit une offre du Ferro Carril Oeste, qu’il refuse poliment, de peur de ne pas être au niveau et passe le plus clair de son temps à jouer aux cartes avec ses compagnons de sélection. Politiquement, aucune éclaircie à l’horizon… L’administration de Jimmy Carter a beau suspendre ses livraisons d’armes à la dictature dès 1977, cela n’empêche pas le général Efraín Ríos Montt de mettre en place la Patrullas de Autodefensa Civil. Des milliers de miliciens recrutés de force par l’armée, tandis que l’unité de contre-insurrection, les funestes Kaibiles, rase impunément 440 villages mayas et massacre plus de 10 000 indiens en quelques mois…

Sánchez avec sa sélection. En bas, deuxième en partant de la gauche.

Il n’y aura pas de Mondial espagnol pour Sánchez, pas même l’ombre d’un espoir. Ce sont bien le Honduras et le Salvador de Magico González qui découvriront l’Europe et iront pour certains y décrocher un contrat. Surgit inconsciemment le doux rêve d’un duo latino, Magico-Conejo, enflammant le Carranza…

Le héros des Cremas change de crèmerie en 1985 pour le Cobán Imperial, avant la trahison ultime d’un passage discret chez les rivaux de Municipal. Idole nationale appartenant à tous, ses anciens adorateurs ne lui en tiendront néanmoins pas rigueur. Fatigué et ne s’adaptant pas à son nouvel environnement, il ne restera que quelques matchs au Salvador, son unique passage à l’étranger, se demandant régulièrement quel aurait été son rôle dans le Ferro Carril triomphant de Marcico. Il attend une convocation pour les Jeux Olympiques de Séoul, en vain… La déception est immense, le Guatemala subit déroute sur déroute en Asie et cessera depuis d’exister en dehors de son continent. Une dernière cape internationale en 1989 agrémentera cette fin de carrière en pente douce jusqu’à sa retraite définitive en 1992, à 37 ans. Dans les témoignages, le Conejo, c’était le brio incomparable mais aussi les chiffres. 258 buts dans la ligue guatémaltèque et la reconnaissance comme l’un des 20 plus grands joueurs de la Concacaf du siècle dernier par l’IFFHS. Le mieux classé de son pays naturellement…

Jusqu’à son décès en 2019, Sánchez verra son pays se pacifier, du moins dans les textes… Des accords de paix sont signés en 1996, offrant aux Mayas, qui représentent plus de la moitié de la population, le statut de citoyens à part entière, des terres sont redistribuées. La guerre civile est officiellement terminée depuis lors mais les assassinats d’opposants demeurent fréquents, sans parler de la violence endémique du quotidien, des histoires de détournements de fonds qui polluent inexorablement ce pays abandonné par la stabilité. Je regrette un peu d’avoir découvert sur le tard l’itinéraire du Conejo et de n’en avoir jamais parlé à mon prof de fac à l’époque. Aurait-il trouvé ça saugrenu ? Aurait-il souri, en souvenir de sa jeunesse en armes ? Qui sait…

Pour les curieux, la retransmission radiophonique du but olympique de Sánchez face au Mexique !

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18 réflexions sur « Oscar el Conejo Sánchez »

    1. Enfin, c’est surtout la sienne! Il est toujours vivant. Je te filerai son nom sur le discord si tu veux connaître mieux son itinéraire. A la même époque, nous avions un intervenant brésilien qui militait au sein de la mouvance de la théologie de la révolution et qui avait passé un certain temps en prison là-bas pendant les périodes de dictature militaire.

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    2. Goozigooze n’a pas tort, tu poursuis ton petit tour du monde, horizons auxquels l’on ne penserait pas..

      Moi ça me plaît l’idée de joueurs de cet acabit, qui eussent peut-être fait un malheur par chez nous mais ne le feront jamais, ça nous oblige à dépasser nos européocentrismes (tare particulièrement à l’oeuvre, car industriellement cultivée, pour tout qui a trait au football), voire à interroger ce pourquoi l’Europe eût forcément dû concentrer les talents du monde entier : à quoi bon et à quelles fins, depuis quelle légitimité??

      A contrario j’avais bien aimé le départ de Gignac pour le Mexique, car au fond : et pourquoi pas? Et quel était déjà cet article consacré aux années..colombiennes?? de Sekularac?

      Difficile d’en juger, mais je suis assurément ouvert à l’idée que ce « Conejo » Sanchez fût un sacré bon joueur, et pour cause : je vis jadis, live, ce qu’avait dans le ventre la fantasmatique arlésienne Trésor Mputu..et je gage qu’il aurait fait un malheur en Europe, y a guère de doute possible.

      Cette espèce de passage obligé par la case Europe (et plus encore par ses scènes les plus somptuaires..et en se soumettant aux fourches caudines des codes footballistiques y-afférents!) pour être légitimé, pleinement reconnu, bbrrrr.. Un Jacques Brel n’aurait pas été moins bon en restant à Schaarbeek, bref : que le Guatemala se fasse bien plaisir et honneur au souvenir de son « Conejo »!

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      1. Gignac est en train de réaliser une de plus belles carrières à l’étranger de la part d’un joueur français, aucun doute. Surtout dans un pays de foot comme le Mexique. On parlera de lui là-bas pendant des décennies.

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      2. Et surtout le Guatemala avait un réel niveau! Battre les Tchèques aux J.O 68, ce n’est pas rien, surtout que les pays de l’Est envoyaient la grosse armada dans ces compétitions. Et pour les pays d’Afrique, Asie ou Amérique Centrale, c’était une compétition de niveau A. Du moins jusqu’à l’ouverture aux pros à partir de Los Angeles.
        Quand le Japon finit en bronze en 1968 à Mexico, c’est une immense performance pour le pays. Comme lorsque la Zambie infliche un 4 à 0 aux Italiens en 88.

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      3. C’est génial ce qu’il a fait Gignac.

        Si quelqu’un connaît le fin mot de l’histoire, d’où lui vint l’impulsion d’aller là-bas……….. Me concernant et pour le foot, ça figure probablement parmi les 4-5 trucs les plus intéressants que j’aie vus depuis le changement de millénaire.

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      4. Et pour Gignac, qui sait. Il donnera peut-être un fils à cette nation, comme c’est le cas de Santiago Giménez, le buteur de Feyenoord. Le père de Santiago est Christian Giménez, un Argentin qui fut l’idole de Pachuca et Cruz Azul. Christian joueura un peu pour le Mexique.
        D’ailleurs, un de mes prochains textes portera sur une filiation qui a profondément marqué le Mexique…

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    1. Et je viens de checker, Sekularac n’est plus sélectionneur quand le Guatemala affronte l’Italie en préparation à la CM 86 (El Conejo est également absent). Le match, disputé à Mexico, avait été joué à huis clos par peur d’incidents (c’est une période où la guérilla, dont la figure de proue est Rigoberta Menchu, est très active).

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      1. Rigoberta Menchu, c’est une vie de lutte pour l’amélioration des conditions de vie des peuples mayas. Je ne connais que les grands angles mais son combat lors des différentes dictatures est admirable de courage.

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  1. Magnifique, jefe !
    Peu de Guatémaltèques ont joué en Liga, d’ailleurs aucun nom ne me vient à l’esprit, au contraire, des Salvadoriens, Costariciens, Honduriens. A ma connaissance, le seul Guatémaltèque ayant laissé une empreinte en Espagne est Federico Revuelto au Real au tout début du 20e siècle.

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    1. Comme ça claque, « Guatémaltèque »!

      Je me doute bien que ça a plus, pour ne pas dire « tout », à voir avec les Toltèques, Olmèques ou qui sais-je encore……..mais, un peu à l’instar de mon compatriote Henry Michaux, je leur imagine depuis l’enfance et pour voisins des peuples répondant au nom de « Pastèques », « Bibliothèques », « Cinémathèques »..

      Je lisais il y a peu que le Mexique relançait (pour de bon, semble-t-il) les projets d’un second « canal » (il sera ferroviaire) de Panama, une alternative de plus..qui symboliquement au moins ferait de l’Amérique centrale une espèce d’isolat entre deux des plus importants flux du commerce mondial : Panama au Sud..et donc ce « Panama » bis au Nord..?? L’endroit curieux que voilà. Et le Sinaï pourrait connaître le même destin.

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      1. Henri Michaux. Je me souviens avoir bossé Plume en terminale. Un récit assez surréaliste. J’avais bien aimé.

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