Lectures 2 foot (épisode 16)

Sylvain Dufraisse, Une histoire sportive de la guerre froide, Nouveau monde éditions, 23,90€ (grand format) ou 11€90 (format poche)

Déjà auteur d’une remarquable – et remarquée – thèse sur la fabrication de l’élite sportive soviétique, Sylvain Dufraisse s’impose aujourd’hui comme le meilleur spécialiste francophone de l’histoire sportive de l’URSS. Il revient ici avec un ouvrage synthétique, originellement publié en 2023 et récemment repris en poche, dont l’ambition est d’analyser les relations sportives entre l’Est et l’Ouest pendant la guerre froide.

La thèse de Sylvain Dufraisse, publiée par Champ Vallon en 2019.

L’historien n’entend cependant pas épuiser le sujet, comme l’indique assez nettement le titre : Une histoire sportive de la guerre froide et non Histoire sportive de la guerre froide. Il n’entend pas plus se contenter de l’habituel empilement d’anecdotes sur l’affrontement Est-Ouest, mais développe une problématique axée sur la convergence finale entre les modèles occidental et soviétique : « l’ouvrage veut ainsi montrer comment le sport s’est immiscé dans la guerre froide, comment il en est devenu une scène, mais aussi comment le conflit a accentué le phénomène de sportification, c’est-à-dire de spécialisation, de professionnalisation et de rationalisation des pratiques physiques à visée compétitive. La guerre froide a été une étape capitale dans la constitution du sport tel qu’on le connaît aujourd’hui. »

Pour répondre à ce questionnement, Sylvain Dufraisse suit une progression rigoureusement chronologique en six grandes parties. La première, qui va de la fin de la Deuxième Guerre mondiale aux Jeux d’Helsinki (1945-1952), montre la division des mondes sportifs ou comment l’on passe de la grande alliance à la guerre froide. Cette partie décrit aussi l’immixtion – longtemps refusée par les Soviétiques eux-mêmes – de l’URSS dans le sport bourgeois.

L’ouvrage, dans son édition originale (2023).

La deuxième partie (1952-1962) insiste sur la coexistence pacifique qui se fait jour à compter des Jeux d’Helsinki, les premiers où les Soviétiques participent. Désormais, « les deux superpuissances veulent faire du triomphe sportif une nouvelle arme » afin de montrer leur supériorité. Les frontières s’ouvrent, des tournées sportives sont organisées, mais les sports « sont à présent des vecteurs assumés de l’idéologie. » De part et d’autre du rideau de fer, l’affrontement se fait désormais par le sport, qui fournit des munitions à la propagande. Le nouveau rôle des sportifs est ainsi brillamment résumé par la formule de Walter Ulbricht : ce sont des « diplomates en survêtement ».

La troisième partie, qui embrasse une période allant du milieu des années 1950 aux années 1970, s’intéresse à un espace non-européen de la guerre froide : celui des nouveaux Etats issus de la décolonisation. Le sport y est en effet un moyen d’affirmation nationale : « l’affiliation à une fédération internationale ou la reconnaissance d’un comité olympique deviennent dans ces années pour les jeunes Etats décolonisés une étape de la légitimation ». Nouveau terrain de la guerre froide, le Tiers monde s’affirme aussi à travers le non-alignement – particulièrement dans le domaine du sport.

La quatrième partie revient au traditionnel affrontement Est-Ouest. De 1962 au milieu des années 1970, l’URSS et les Etats-Unis forment un duopole sportif, chacun incarnant un modèle de fabrication de la performance. Pendant cette période, les Jeux olympiques deviennent aussi le lieu de contestations politiques tandis que les rencontres sportives sont de plus en plus mises en scène autour d’un imaginaire de guerre froide afin de passionner le public. Ainsi, « la construction d’un marché sportif mondial au cours des années 1970 profite de l’antagonisme Est-Ouest. »

Spassky contre Fischer, championnat du monde d’échecs 1972. Un exemple particulièrement éloquent de la mise en scène de l’antagonisme Est-Ouest.

La cinquième partie, du milieu des années 1970 à 1985, met en avant les nouvelles critiques vis-à-vis de la pratique sportive de compétition – notamment issues de la gauche européenne. C’est aussi pendant cette période que se développe le supportérisme. L’accent mis sur les droits humains sous la présidence de Jimmy Carter, dans la continuité de la conférence d’Helsinki, rejaillit aussi sur le monde sportif.

Néanmoins la période est surtout celle de l’organisation des Jeux de Moscou et de Los Angeles. Les premiers « accentuent une dynamique générale depuis le début des années 1970. L’URSS a développé ses échanges économiques et commerciaux avec l’Ouest européen. » Ainsi, pour l’organisation des Jeux, des entreprises et des savoir-faire issus du bloc de l’Ouest sont sollicités. A cette occasion, le mode de vie occidental pénètre aussi – certes de manière mesurée – dans la capitale soviétique. Au total, en dépit du boycott orchestré par Carter au mépris du principe d’autonomie du politique à l’égard du sportif, « les Jeux olympiques de Moscou marquent l’acmé de la puissance sportive soviétique. »

Quatre ans plus tard, « malgré le boycott socialiste, les Jeux de Los Angeles sont une réussite, tant du point de vue des performances que des recettes. […] Ils sont une vitrine du capitalisme et du nationalisme américain. » La conversion commerciale du mouvement olympique y franchit ainsi une étape décisive et, en 1985, l’URSS apparaît affaiblie – y compris dans le domaine sportif.

La sixième partie (1985-1992) montre la convergence politique et économique de l’URSS avec le monde capitaliste dans le cadre de la détente initiée par Gorbatchev. Le sport-spectacle, le sport comme marchandise, s’impose dans le cadre d’un marché mondialisé : les premiers Jeux de la bonne volonté, organisés à Moscou en 1986, témoignent éloquemment de ce triomphe du business. D’autre part, la perestroïka incitant à l’ouverture vers l’Ouest, les transferts de sportifs soviétiques sont favorisés, avant que la période 1989-1991 ne soit celle d’un exode massif pour les sportifs issus du bloc de l’Est. Dans le même temps, « la scène sportive devient une scène d’affirmation et d’opposition nationale » pour les nouveaux Etats nés des dislocations de l’URSS et de la Yougoslavie.

En somme, le livre de Sylvain Dufraisse forme un ensemble intéressant et fortement documenté qui ne renouvelle certes pas notre vision de la guerre froide sportive mais apporte tout de même de nouvelles pistes de réflexion. Epais (près de 600 pages dans son édition de poche, en comptant les notes et la bibliographie), sa lecture n’est cependant pas toujours digeste : le style, la mise en récit sont encore à travailler.

Note : 3/5

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