Lorsque, jeune adolescent, je commençais à parfaire ma culture historique de notre sport et que je me laissais aller à m’inventer un grand destin, mes carrières fantasmées dans le football suivaient des sentiers bien distincts. Homme d’un seul club, bandiera affrontant foudre et gloire sous la même tunique sans jamais sourciller, mercenaire apprécié de la foule malgré mes multiples portes dérobées… Des itinéraires riches et variés dont, vaincu par la fatigue, je ne voyais pas la fin mais qui naissaient tous au sein de la même ville, Budapest. Une Budapest où je débarquais irrémédiablement seul, à l’âge de 18 ans, va-t’en savoir pourquoi… C’est à l’ombre des parcs de la cité danubienne que je finirais par découvrir quelques années plus tard que mon talent, injustement snobé en Hexagone, tapait enfin dans l’œil d’un fin connaisseur. Cet homme était Ferenc Bene. L’ancien attaquant de l’Ujpest Dosza, époustouflé par tant de brio, me prenait aussitôt sous son aile, m’offrait gite et couvert, me guidait dans ces promesses sans foi, ni loi… Qu’il ne soit peut-être déjà plus de ce monde ne me traversait pas l’esprit à l’époque tant je buvais ses conseils avisés, dans cette langue obscure et volatile qui semblait fuir dès que l’on s’approchait trop d’elle. Ferenc le visionnaire m’avait tendu la main, il était mon ami autant que mon mentor imaginaire…

Respiration
Ferenc Bene est né en 1944 sur les bords du Lac Balaton, poumon du peuple magyar et des Républiques Socialistes voisines pendant les années de plomb. Son père – charpentier – régulièrement sur la route, le jeune Ferenc suit les sillons de ses frères dans leurs innombrables baignades et falsifie sa date de naissance afin d’accéder aux compétitions de villages. A 16 ans, adolescent consciencieux, sujet à l’embonpoint rien qu’en regardant une cuisse de poulet, il fait l’admiration de l’illustre Ferenc Deák, l’homme aux 66 réalisations en une saison, et commence à se forger une petite notoriété sous les couleurs de Kaposvár, ville au sud du lac qui lui permet de revenir régulièrement chez lui. Tapi dans l’ombre, un géant endormi lorgne sur le joyau depuis quelques temps déjà, il s’agit de l’Ujpest Dosza.
Le prestigieux club violet et blanc, à la suite d’une décennie 1950 anonyme, vient de rater un titre 1961 qui lui tendait les bras. Ferenc Szusza, son buteur émérite pendant 20 ans, est conduit poliment vers la sortie, István Avar, autre légende de l’institution installée à Kaposvár, glisse le nom de Bene à son équipe de cœur. Ce patronyme est familier de l’entraîneur en chef Béla Konkoly qui l’avait vu marquer neuf buts lors d’une banale rencontre estudiantine un an auparavant. Ayant soudainement retrouvé notes et mémoire et encouragé par les prémonitions d’Avar, Konkoly se rend illico à Dunaharaszti en mai 1961, afin d’observer à nouveau le jeune attaquant. Bene ne fait rien d’exceptionnel ce jour-là mais le technicien décèle immédiatement des qualités de vitesse et une technique à nulle autre pareilles. Sous le charme, il multiplie les rencontres auprès des parents de Ferenc, réticents à le laisser partir si jeune pour la capitale. La patience et les mots de Konkoly finissent de les convaincre. Pour lui, aucun doute, leur petit Ferike est voué à réaliser de grandes choses… Son contrat signé discrètement au commissariat local, Bene s’éloigne pour de bon de la quiétude de son Balaton chéri et assiste émerveillé, quelques jours plus tard, à son premier match international au Népstadion. Un alléchant Honved-Flamengo, dont il dévore chaque note, chaque pulsion…

Non, Flórián, t’es pas tout seul…
Bene fait ses débuts contre Pécsi Dózsa et marque aussi aisément que lors de ses jeux d’enfant. Couvé par le néo-retraité Szusza, il accumule les heures de pratique à ses côtés, travaille ses démarrages et angles de frappe, et obtient le premier de ses cinq titres de pichichi en 1963, à tout juste 18 ans. Il est membre de la sélection depuis plusieurs mois déjà. Ce chauve précoce, d’un gabarit modeste, détonne par son athlétisme insoupçonné, par l’amplitude caractéristique de ses tirs, mollets tendus et bras levés au ciel, ainsi que par son redoutable jeu de tête, hérité de ses multiples luttes aériennes disputées sur le Lac Balaton. Gentleman sur le terrain, Ferenc devient l’idole des partisans de l’Ujpest et le cauchemar des fans adverses qui l’idolâtrent secrètement. La presse nationale n’est pas en reste, preuve en est cette une évocatrice : « Buteur : Bene, Bene, Bene, Bene, Bene, Bene. »
1964 est une année charnière pour Ferenc. Il participe à l’Euro organisé en Espagne, glane le titre de meilleur buteur et le bronze avec sa sélection, avant de s’envoler pour Tokyo où il ira définitivement sceller son nom au sein du gotha des attaquants de son temps. Honorant la glorieuse histoire olympique de son pays, Bene survole la compétition, réalisant un sextuplé face aux pauvres Marocains, un quadruplé face à l’Égypte, avant d’achever son chef-d’œuvre d’un but inoubliable contre la Tchécoslovaquie en finale : une défense aux abois, deux crochets supersoniques et une frappe sèche qui emplissent de joie le journaliste radio György Szepesi et le vieux Vittorio Pozzo, présent pour l’occasion.
Forte de ce triomphe, la Hongrie débarque au Mondial 1966 avec quelques intentions, consciente de la qualité supérieure de ses jeunes pousses, les Flórían Albert, Bene, Janos Farkas ou autre Sándor Mátrai. Outsider dans un groupe de la mort qui comprend le double tenant du titre brésilien et le dangereux Portugal d’Eusebio, Bene, coéquipier modèle, accepte sans rechigner d’occuper le flanc droit et réalise une immense prestation face à la bande de Djalma Santos. Dès la 2ème minute, il se joue de Paulo Henrique, puis de l’ancien champion du monde Altair, avant de mystifier un Gilmar qui n’a pas encore touché la gonfle. Sa seconde période sera du même acabit, il délivre une passe décisive pour Farkas, avant d’obtenir le penalty libérateur du 3-1. Un récital tout simplement. Douze ans après, la Hongrie se paie à nouveau le scalp de la Seleção, Bene est un cador, aussi irrésistible sur l’aile qu’à son poste de prédilection… Vierge de palmarès national, Ferenc voit sa générosité enfin récompensée en 1969, grâce à un quintet Fazekas-Göröcs-Bene-Dunai II-Zámbó qui fera date. Une ode à l’improvisation et à l’offensive tous azimuts qui va régner pendant sept longues années sur le pays enclavé et offrir à son icone de toujours une épopée continentale, cette finale de la Coupe des villes de foires perdue face à Newcastle, après avoir sorti brillamment le Legia de Deyna et le Leeds United de Don Revie.

Le dernier des Mohicans
Respecté de tous dans les années 1970, Bene est convié aux jubilés d’Uwe Seeler et de Paco Gento et passe des étés torrides sur les côtes espagnoles, en s’adjugeant successivement le Gamper et le Colombino avec l’Ujpest. Le combiné hongrois est craint sur le continent, ce ne sont pas le Celtic, Valence ou le Benfica qui diront le contraire, et il faut toute la roublardise du Bayern pour empêcher Ferenc d’atteindre la finale de la Coupe des clubs champions européens 1974. Passerelle entre deux époques, Ferike, corps sans rhumatisme, place quelques banderilles dans les flancs de la Juventus ou du gardien lisboète Zé Gato, avant de progressivement disparaître des compositions, non sans offrir le titre 1978 avec un doublé de vieux briscard. Pendant plus d’une décennie, Bene ne sera jamais descendu en dessous des 20 pions en championnat…
Avec sa sélection, Bene atteint, après un duel homérique avec la Roumanie en quart, la phase finale de l’Euro 1972 en Belgique. La Hongrie est terriblement lente et finit au pied du podium mais ne se doute pas que c’est son chant du cygne. Jamais plus, elle ne ferait partie des ténors… Celui qui fut courtisé par le Real Madrid, Barcelone, l’Inter, Hambourg, l’Ajax ou Boca Juniors sera enfin autorisé à partir à l’étranger, à 37 ans, en Finlande, chez le modeste Sepsi 78. Et jouera jusqu’à 41 ans, avant d’endosser un costume de coach qui l’a toujours étouffé. Lors de son décès en 2006, à 61 ans, son compagnon de route, László Fazekas, aura ses mots : « Je ne sais pas exactement combien d’années nous avons joué ensemble mais nous avons connu beaucoup de succès ensemble. Je ne nierai pas avoir souvent été agacé qu’un footballeur au passé aussi riche que Ferenc Bene soit autant négligé après sa carrière. Cela explique aussi pourquoi le football hongrois est là où il est. Il a toujours servi le sport avec un esprit vif, était considéré comme l’une des fiertés de la nation, et pourtant sa récompense a été de pouvoir jouer en Finlande… Cette équipe légendaire de cinq joueurs d’Újpest était unique car chacun de nous était un maître dans son domaine. L’explosivité de Ferike, sa technique de jeu exceptionnelle et son instinct de buteur faisaient de lui une terreur pour les défenseurs. » Triste constat pour une nation dansant toujours sur les cendres de son Onze d’or…
A titre personnel, au-delà de ses multiples records et titres avec l’Ujpest, de ses exploits pour son pays ou de ses images d’Épinal, je garde de lui le souvenir d’une personnalité sereine et ouverte, avec qui il était agréable de converser. Il me fit découvrir les splendeurs de Budapest, m’offrit mes premières tournées de vodka paprika, m’apprit à domestiquer ces nuits sans sommeil où chaque seconde est plus glaciale qu’une existence captive. Une douce échappatoire que je souhaite à toute âme égarée de rencontrer, que ce soit le long de paisibles lectures ou au cœur de la plus puérile des chimères…

Bon, c’est bien tout ça, mais seul à Budapest à 18 ans, faisais tu de séduisantes rencontres eh eh ?
Haha. Démasqué… Je finissais régulièrement par jouer pour la Hongrie. Loïc Nego m’a piqué mon idée…Mais preuve que je n’étais pas encore au point, c’est au Ferencvaros que je signais et non l’Ujpest…
J’ai jeté un œil, Ujpest gagne le Gamper 1970 l’année ou le Dynamo écrase le Barça de Vic Buckingham 5-0. Ces tournois avec des clubs de l’Est compétitifs, des clubs sud-américains qui prenaient l’affaire très au sérieux et les clubs espagnols en pleine prépa, ça avait de la gueule.
Et pour revenir à Bene, c’est à mon avis, le dernier cador du foot hongrois. Tibor Nyilasi était un superbe attaquant, Detari aurait certainement mérité plus et je suis heureux que Szoboszlai fasse son trou à Liverpool mais Bene, c’est deux crans au-dessus.
Super texte! Tu es original de vouloir partir en Hongrie! Surtout pour un jeune ayant grandi dans les 80’s quand cette sélection était déjà en fort déclin.
En tout cas un bon choix de mentor! Bene fait partie de cette myriade de joueurs trop oubliés par l’histoire.
Puskas, mon joueur préféré. La Hongrie des années 50, mon équipe ultime. Ça ne sort pas de nulle part.
J’ai pas lu, mais je viens juste saluer le choix musical : une chanson de Dieu, et une des plus déprimantes encore…
Avec ça, pour parfaire l’ambiance, tu me mettras, chef, une nuit glaciale dans une ville de province, la solitude évidemment, un fauteuil club, une pleine bouteille de Jack et des glaçons…
Et tu voudras bien enchaîner avec celle-ci, du même album : https://www.google.com/search?q=christmas+card+from+a+hooker&oq=christmas+card+from+a+hooker&gs_lcrp=EgZjaHJvbWUyBggAEEUYOdIBCTI2ODY5ajBqNKgCDrACAfEFgE9avXCpPmU&client=ms-android-xiaomi-rvo3&sourceid=chrome-mobile&ie=UTF-8#ebo=0
Je veux un piano bar, avec un pianiste juif et une chanteuse rousse aux cheveux frisés. Là, tout de suite, maintenant…
Ah, tu la trouves déprimante ? Perso, j’y vois une quête de vie. La tête enfoncée dans la merde, les regrets qui t’empêchent de respirer mais cette voix rauque qui en demande malgré tout plus…
Déprimée, alors, peut-être plus que déprimante.
Christmas card, que j’ai mise au-dessus, me fait en revanche sourire. On sent que ça remonte. Blue valentine, je vois le mec qui s’enfonce. It takes a lot of whiskey to make this nightmare go away, quelque chose comme ça.
Mais le summum de la déprime waitsienne avait été atteint deux ans plus tôt, avec Small change dont le titre et la couverture de l’album ne laissent pas place au doute : il ne se passe rien et il n’y a rien à attendre…
Et ce chef-d’œuvre : https://www.google.com/search?q=tom+trauberts+blues&oq=to&gs_lcrp=EgZjaHJvbWUqCAgEEEUYJxg7MgYIABBFGDkyCggBEC4YsQMYgAQyEAgCEC4YxwEYsQMY0QMYgAQyCggDEC4YsQMYgAQyCAgEEEUYJxg7MggIBRBFGCcYOzISCAYQRRg7GIMBGLEDGIAEGIoFMgYIBxBFGD0yDAgIEAAYQxiABBiKBTIMCAkQLhhDGIAEGIoFMg0IChAuGIMBGLEDGIAEMgwICxAAGEMYgAQYigUyDAgMEC4YQxiABBiKBTIQCA0QABiDARixAxiABBiKBTIGCA4QRRg80gEIMzY3NmowajmoAgCwAgE&client=ms-android-xiaomi-rvo3&sourceid=chrome-mobile&ie=UTF-8#ebo=0
Ensuite, il y a la rencontre avec Kathleen et le début d’une incroyable nouveauté : Tom va révolutionner la musique…
Pour Mayo, le mec ayant fait mieux que Dean sur une saison est Ferenc Deak. Plus de 1300 buts dans sa carrière dont 66 en 46 sur 34 rencontres… Mais comme je te disais, c’était portes ouvertes en Hongrie à l’époque. Le 5ème meilleur buteur cette saison là en est à 43 buts !
Et sinon, le Lac Balaton, passage obligé si on reste un peu en Hongrie. Petits bleds calmes, coins sympas pour se ressourcer.
Et le vin !
Ma region preferee : le nord-est, Tokaj.. 😉
Relief, forets, rivieres..vins.. J’adorais la Tisza, je ne sais toutefois si cette riviere s’est remise de la gravissime pollution subie en??
Connais pas le nord-est. Me souviens que l’on avait passé quelques jours du côté de Sopron, vers la frontière autrichienne. Justement, avant d’aller à Vienne. C’était mignon.
Je repasserai à mon retour d’Allemagne, mais tout me plaît bien dans cet article.
Juste une question : la petite histoire derriere le transfert de Deak, de memoire coupable d’avoir humilié des agents du ministere de l’Interieur??, au Dozsa est-elle veridique?
Il y avait certes encore des temperaments comme ca, autre chose qu’aujourd’hui..mais quelle histoire..
Ah, je ne connais pas cette histoire… Les saisons les plus remarquables de Deak, dont celle à 66 buts, c’est sous la tunique du modeste Szentlőrinci AC qui les réalise. Et non, chez mastodontes de Budapest qui pourtant n’en manque pas ! Son dauphin à 51 buts est Gyula Zsengellér, autre légende…
5ème paragraphe :
https://ma7.sk/sport/20-eve-halt-meg-deak-ferenc-minden-idok-legnagyobb-golkiralya
Ah oui, du punch le Deak ! La Hongrie avait un immense champion de boxe dans les années 50, László Papp. Trois médailles d’or, comme le Cubain Stevenson. Pareil que Teofilo, il n’a jamais réellement pu s’exprimer en pro. Il a quand même quelques combats pros mais quand il devait affronter Joey Giardello pour le championnat du monde, on lui a confisqué son passeport.
Stevenson, c’était un choix délibéré, non ?
Délibéré pour Stevenson ? Je l’ignore mais il a toujours défendu la révolution castriste, c’est certain. Cette semaine, j’ai eu une chouette discussion avec un Cubain qui avait fait son service miliaire dans la garde rapprochée de Fidel. Il m’expliquait les différents cordons de sécurité autour du lider maximo, l’hyperactivité de Castro…
Demeure un double-mystère : comment tout le monde a-t-il pu de la sorte oublier tel joueur……….et comment diable tu t’en es entiché??
Je viens de m’en réenfiler une quinzaine de minutes, et je suis marqué surtout par l’accélération qu’il était capable d’insuffler au cours du ballon et au jeu lors de ses changements de pied, et ce qu’il passât du droit au gauche ou du gauche au droit, c’est très fort ça.
Tu as raison de le laisser comme dernier des Mohicans, devant les quelques Hongrois remarquables des décennies suivantes : il est de fait un cran au-dessus.
J’imagine que la figure de Bene m’impressionnait moins que celle de Florian Albert ! Surtout, qu’à l’époque, je ne devais avoir vu que les images face au Brésil en 66. Mais Bene, tu tombais forcément sur lui dans les lectures. Et je l’ai déjà dit, la première fois que je me suis retrouvé devant le Nepstadion, ça m’a fait un petit truc. Il est tellement important ce stade…
Et quelle ambiance ! Un immense marché aux puces, autour du stade, tenus majoritairement par des roms. C’était animé !