Luis Galván, un héros très discret

Quand il fallait établir la liste des campeones 1978, son nom venait bien après ceux de Kempes, Passarella, Fillol ou même Ardiles. Il fallait avoir visionné la féroce et sublime finale Argentine – Pays Bas pour se souvenir de ce défenseur central remarquable d’intelligence que Menotti avait choisi pour tempérer l’énergie brute du Kaiser Passarella. Ce 25 juin 1978, Luis Galván avait conquis la Coupe du monde, le seul titre notable inscrit à son palmarès, et El Gráfico lui avait décerné la note maximale, 10, au même titre que Kempes, double buteur, et Fillol, fantastique rempart sur sa ligne.

Avec le numéro 7, attribué selon l’ordre alphabétique, El Negro veille alors que Gallego est au duel.

Qui aurait pu prédire un tel destin en 1970 ? Issu de la lointaine province de Santiago del Estero, il se rêvait en médecin et s’il s’était rendu à Córdoba, c’était pour y poursuivre ses études en parallèle d’une hypothétique carrière de footballeur. Il avait rapidement déchanté. Club recroquevillé sur lui-même, le CA Talleres n’était pas en mesure de lui proposer une rémunération lui permettant de vivre décemment. Il avait alors renoncé à la faculté de médecine pour un emploi au sein de l’usine de montage FIAT de la ville.

A cette époque-là, le football argentin était encore l’apanage des clubs de Buenos Aires et d’Avellaneda. Estudiantes La Plata venait de briser cette hégémonie et les clubs de Rosario, Newell’s et Central, allaient à leur tour conquérir leurs premiers titres au début de la décennie. Pour les équipes dites de l’intérieur, l’accès au très haut niveau ressemblait à un chemin de croix. Il leur fallait s’imposer dans leur championnat régional avant d’obtenir le privilège de concourir au Torneo Nacional et d’exposer leurs meilleurs joueurs dans l’optique de juteux transferts[1]. Belgrano puis Instituto avaient représenté Córdoba de 1970 à 1973 avant que Talleres ne règne durant six années consécutives sous l’influence du président Amadeo Nuccetelli. L’homme d’affaires avait pris les traits d’un généreux mécène et avait constitué un effectif apte à rivaliser sur le plan national grâce à quelques judicieuses acquisitions, tels le formidable meneur Luis Ludueña, le défenseur Miguel Oviedo (ex-Instituto) et l’esthétique ailier José Daniel Valencia, ces deux derniers étant sacrés aux côtés de Galván en 1978.

Désireux de s’attirer les bonnes grâces du ministère des Sports d’Isabel Perón et de l’AFA, Nuccetelli avait accepté d’envoyer le CA Talleres (en compagnie du modeste Temperley) en Afrique en janvier 1976 pour disputer la Coupe de la République du Zaïre alors que les prestigieux clubs porteños s’étaient défilé. Pour cet événement à la gloire exclusive de Mobutu, les journalistes zaïrois n’avaient pas hésité à comparer la venue des Argentins à celle de Santos et Pelé en 1967. L’exquise technique d’El Hacha Ludueña avait impressionné tous les observateurs et un chroniqueur l’avait qualifié de « Dieu du football » alors que la froide maîtrise de Galván n’avait ému personne. Le CA Talleres avait logiquement conquis le trophée face au DCMP Imana et l’AS Vita, contribuant au succès populaire et diplomatique du tournoi[2].      

La T vainqueur du tournoi quadrangulaire au Zaïre.

Quand la junte militaire avait pris de force le pouvoir pour engager le « Processus de réorganisation nationale », Nuccetelli avait rapidement retourné sa veste et avait compris qu’il s’agissait d’une formidable opportunité de faire prospérer ses affaires et celles de la T[3]. Le président et le général Luciano Benjamín Menéndez – commandant du 3e corps d’armée et responsable de la répression dans les nombreux centres de la région de Córdoba – s’étaient rapprochés afin de servir leurs intérêts communs. Dès juin 1976, El Negro Galván et ses équipiers s’étaient rendu dans le camp de la 4e brigade d’infanterie aéroportée de Córdoba, un des épicentres de la persécution politique, pour y affronter une équipe du 3e corps d’armée. Plus tard, en 1979, Menéndez avait tordu le bras au nouveau président de la fédération Grondona en imposant la résolution 1309, une mesure destinée à sécuriser l’accès du CA Talleres aux tournois nationaux[4].

Sans la générosité de Nuccetelli, Luis Galván aurait à coup sûr évolué parmi les ténors argentins en dépit d’une taille modeste, probablement à River Plate où Ángel Labruna le courtisait. En temps normal, jouer au CA Talleres lui aurait interdit de prétendre à l’Albiceleste. Mais la nomination de Menotti avait changé la donne et il avait été appelé ponctuellement dès 1975, à l’occasion de larges revues d’effectifs. Il était revenu en 1977 mais ne paraissait pas avoir convaincu El Flaco. Pour accompagner Passarella en défense centrale, Daniel Killer, Jorge Olguín ainsi que les expatriés Osvaldo Piazza et Quique Wolff faisaient figure de favoris. En janvier 1978, on ne donnait pas cher des chances de Galván, associé à l’invraisemblable échec de la T en finale du Torneo Nacional contre Independiente. Malgré une triple infériorité numérique du Rojo, Bochini était parvenu à égaliser (2-2) et avait provoqué le désarroi de La Boutique, le stade du CA Talleres, et la froide colère de Menéndez, omniprésent en coulisses avant la rencontre[5].

El Negro est le second en partant de la droite, debout.

La sélection de Luis Galván parmi les 22 Argentins avait donc constitué une surprise. Elle avait été plus grande encore quand durant les matchs de préparation Menotti l’avait associé à Passarella, reléguant son fils spirituel Jorge Olguín sur le flanc droit. Alors qu’il tâtonnait dans sa composition offensive, le sélectionneur avait trouvé sa défense et n’en démordrait plus : Olguín – Galván – Passarella – Tarantini. Jusqu’au sacre mondial, El Negro allait démontrer d’exceptionnels dons pour l’anticipation et le placement, sans excès d’agressivité, sans un mot plus haut que l’autre. Quand le Kaiser Passarella ou El Conejo Tarantini exprimaient une force tribunitienne séduisant le petit peuple, Galván se satisfaisait d’exécuter sans fausse note sa partition pour le grand plaisir des seuls exégètes. Il était de ceux dont on ne parlait pas, ni en bien, ni en mal. C’est à l’issue de la finale que le monde entier s’était rendu compte que son charisme discret masquait l’immensité de ses dons de défenseur.

Déclinant, Galván avait fini par quitter Talleres en 1982 pour un autre produit de la dictature, Loma Negra. Il avait achevé sa carrière en 1989, à 41 ans, avant de se consacrer à l’enseignement du football. Décédé à 77 ans, les hommages qui lui sont rendus témoignent de la gratitude du pays et plus encore de Córdoba, une ville qui se confondait avec sa vie.


[1] De Belgrano ou Instituto émergent dans les années 70 Kempes, Ardiles, Mamelli, ou Heredia, pour ne citer que les plus connus.

[2] De retour en Argentine, plusieurs joueurs avaient présenté des symptômes fiévreux. A Córdoba, Miguel Oviedo s’était rétabli assez rapidement grâce à un diagnostic bien établi : paludisme. A l’inverse, l’espoir de Temperley Oscar Suárez avait tardé à se faire soigner et quand il l’avait fait, la relation entre ses douleurs musculaires et la tournée au Zaïre n’avait pas été établie à temps. Suárez était mort à 23 ans le 19 février 1976, triste épilogue de la tournée triomphale des joueurs argentins au pays de Mobutu.

[3] Un des surnoms du CA Talleres.

[4] En 1979, la T ne s’impose pas dans le championnat local et n’est donc pas éligible au championnat national. La résolution 1309 lui permet malgré tout d’y participer sur la foi de ses résultats passés. Elle est supprimée en 1985, à la fin de la dictature.

[5] Match nul 1-1 à l’aller, 2-2 au retour, titre acquis à Independiente.

6 réflexions sur « Luis Galván, un héros très discret »

  1. Bel hommage compañero.
    Galván, homme de devoir, discret, sobre. Et à travers lui, c’est aussi comme tu le notes, un changement profond dans le football argentin qui à la fin des années 60 et plus encore dans les 70, Buenos Aires fait la jonction avec l Interior. Menotti n y était pas étranger, il y participe amplement notamment d un point de vue de la sélection.
    Donc Gálvan a passé tout son temps ou presque à Córdoba, Talleres le plus populaire de la ville devant Belgrano et Instituto. Il n a jamais joué pour un grand club argentin, le talent ne manquait pas, mais ce n etait plus une condition sine qua non.

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    1. Y a un papier dans Lucarne opposée qui explique bien les enjeux de ce match, entre l’Independiente de Grondona et le Talleres de Nuccetelli. Chacun avait ses soutiens au sein de la dictature en vue de la présidence de l’AFA. C’est évidemment Julio Grondona qui l’avait emporté.

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  2. « Dieu du football », éhéh : je crois bien avoir lu ça des dizaines de fois, c’est-à-dire dès que je parvenais à dénicher une archive congolaise traitant de leur football. Un élément de langage qui sent bon le football zaïrois.

    Un très grand merci pour cet article, je ne savais rien de la vie de ce Galvan, pas même qu’il venait de décéder. Or, de fait : un des tout, tout meilleurs Argentins durant la finale 78! Vue, revue et rerevue : il y crève l’écran.

    Prochaine fois que regarde un match de l’Argentine en 78 (je comptais revoir celui face à la France – super-match, dans mes souvenirs) : je m’attarderai plus particulièrement sur lui.

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