Lost in the pampa

Souvenirs d’un périple soviétique au milieu de nulle part.

En avril 1982, la préoccupation des Argentins se trouve au cœur de l’Atlantique, à environ 500 kilomètres des côtes continentales. Depuis le début du mois, les forces armées argentines ont investi les Malouines, transformant un ancestral différend territorial en conflit dont on ignore encore les funestes conséquences. Un gigantesque ballet diplomatique s’efforce de contenir le risque de guerre, l’Argentine et le Royaume-Uni comptant leurs soutiens respectifs. Dans ce jeu d’alliances, l’URSS navigue en eaux troubles, déconcertée par ces chicaneries entre deux administrations ouvertement anti-communistes. Confrontée à un dilemme , la peste ou le choléra, Margaret Thatcher ou la junte de Leopoldo Galtieri, elle choisit de soutenir discrètement et modestement la dictature sudaméricaine. C’est sans doute la raison pour laquelle la tournée de l’équipe soviétique de football en Argentine est maintenue alors que le conflit prend définitivement une tournure militaire.

Le 14 avril en soirée, au Monumental de Buenos Aires, l’Argentine championne du monde en titre accueille l’URSS, invaincue depuis deux ans et demi. Lors de la présentation des deux équipes, une enseigne lumineuse incite le public à scander « Malvinas argentinas ! » D’autres messages sont véhiculés en lettres dorées, « la souveraineté ne se négocie pas », « vive la patrie », exacerbant le caractère solennel de la cérémonie des hymnes. Le match s’achève sur un score de parité, Ramón Díaz ouvrant le score sur un contre fulgurant orchestré par Maradona et relayé par Kempes, l’Arménien Khoren Oganesian égalisant de la tête.

El Tolo Gallego cerné au Monumental.

L’URSS poursuit sa préparation à la Coupe du monde en disputant un second match en Argentine trois jours plus tard contre l’improbable Club Social y Deportivo Loma Negra. En contrepartie d’un cachet de 30 000 dollars, les Soviétiques se rendent dans la petite ville d’Olavarría, au milieu de la pampa, pour y disputer une rencontre non officielle avant de reprendre un vol en direction de Moscou.

Loma Negra

Loma Negra est le nom d’une immense cimenterie particulièrement sollicitée pour les travaux d’aménagement des stades et des infrastructures nécessaires à l’organisation du Mundial 1978. Durant la période de dictature militaire allant de 1976 à 1983, l’entreprise réalise des profits exceptionnellement élevés dans un contexte de baisse du coût du travail et de chute des procédures judiciaires à l’encontre de ses dirigeants. Tout cela coïncide avec la persécution syndicale en vigueur dont le paroxysme est la mort de l’avocat en charge de la défense des salariés de la cimenterie, enlevé, torturé et tué d’une balle en plein cœur en 1977.

C’est dans cet univers que le Club Social y Deportivo Loma Negra fait irruption dans le football professionnel argentin. La propriétaire du complexe industriel est un ancien mannequin, Amalia Lacroze de Fortabat, dite Amalita. Propulsée chef d’entreprise à la mort de son époux, elle décide de faire d’un modeste club régional un acteur national. Amalita est une personnalité hors normes, aussi intraitable femme d’affaires qu’intarissable bienfaitrice au service des plus faibles, courtisée pour sa beauté et sa fortune, notamment des gouvernants qui se succèdent à la tête du pays depuis les années 1940, qu’ils tirent leur légitimité de coups d’état ou d’élections démocratiques.

Amalia Lacroze de Fortabat au milieu de ses joueurs.

A partir de 1980, elle n’hésite pas à gaspiller des sommes considérables dans le football, indifférente aux protestations des présidents de clubs pour distorsion de concurrence. Ses dollars ne suffisent pas à attirer César Menotti ou Diego Maradona mais ils satisfont la vénalité de joueurs pour qui il s’agit de l’opportunité d’une vie. Autour de Rogelio Domínguez, l’ancien gardien du Real Madrid[1], de vieux briscards côtoient des espoirs, comme Mario Husillos, goleador venu de Boca, Osvaldo Rinaldi, champion du monde juvenil avec Maradona en 1979, ou Félix El Pampa Orte, le meilleur joueur de l’équipe acheté 100 000 dollars à Rosario Central. Ainsi armé, le CSD Loma Negra s’adjuge le titre régional et accède au Campeonato Nacional 1981 où il frôle la qualification en play-offs (ce qu’il réussit en 1983, Husillos finissant meilleur buteur de la compétition).

Les Soviétiques perdus dans la pampa

La réception de l’URSS crée un engouement considérable et pour l’occasion, le très provincial stade de Loma Negra tente de se transformer en Monumental, des milliers de papelitos ciel et blanc jonchant la pelouse. Rogelio Domínguez titularise son équipe type alors que Konstantin Beskov profite de ce galop d’entrainement pour accorder du temps de jeu à Viktor Chanov (Dasaev est sur le banc) et David Kipiani, pour qui c’est l’ultime apparition sous le maillot rouge et l’un des tout derniers matchs. La motivation de Blokhine et de ses équipiers est toute relative et participe à la médiocrité de l’opposition. En fin de rencontre, une tête de Mario Husillos offre aux siens une victoire prestigieuse dont Loma Negra se souvient encore.

Chanov au sol se tient la tête, Félix Orte exulte (numéro 7) : Husillos vient de marquer le but victorieux.

Malgré l’affluence, la recette ne couvre pas les 30 000 dollars promis aux Soviétiques et les primes de victoire offertes aux joueurs locaux[2] mais l’essentiel est ailleurs : Amalita réussit à maintenir l’attention sur Loma Negra, absent des gros titres en raison de sa non-qualification pour le Nacional 1982. El Gráfico rend compte de l’événement et le vice-amiral Lacoste, ancien président de la Nation et homme-clé du football argentin, se félicite de ce succès auquel il assiste en personne en dépit de la crise des Malouines.

La fin des mondes

Dans les semaines suivantes, l’URSS poursuit sa préparation au Mundial. Au premier tour à Séville, elle regarde dans les yeux la Seleção de Telê Santana avant de plier face au génie des Brésiliens[3]. Plus tard, aux portes des demi-finales, elle s’effondre face à l’orgueil de la Pologne, offrant l’image d’un colosse aux pieds d’argile s’affaissant devant les banderoles favorables à Solidarność dans un Camp Nou à moitié vide. La dislocation de l’URSS intervient fin 1991 et les maillots rouges ornés de CCCP en lettres capitales blanches disparaissent définitivement des stades.

Quant à l’Argentine, elle subit la froide détermination britannique à propos des Malouines et la défaite militaire précipite le retour de la démocratie. Un mauvais coup pour Loma Negra. Le chiffre d’affaires de la cimenterie s’érode, les financements se tarissent et les footballeurs quittent un club qui réendosse pour toujours les habits d’un discret acteur local. Felix El Pampa Orte achève tranquillement sa carrière en 1989 quand il est assassiné sur le pas de sa porte sans que l’on ne connaisse aujourd’hui ni le mobile, ni le meurtrier. Enfin, en 2012, alors que se déroule le procès des officiers responsables de l’assassinat de l’avocat des syndicalistes de Loma Negra, Amalita, celle sans qui jamais l’URSS ne se serait égarée dans la pampa, disparaît à l’âge de 90 ans à l’issue d’une vie de roman.  


[1] Vainqueur de trois coupes d’Europe avec le Real Madrid et de la Copa América 1957 avec l’Argentine.

[2] La promesse initiale était un séjour en Espagne durant la Coupe du monde. Elle est transformée en une prime de 1000 dollars par joueur, une somme considérable pour l’époque.

[3] Défaite 1-2 à la fin d’un match inoubliable pour ceux l’ayant vu en direct.

32 réflexions sur « Lost in the pampa »

  1. Plein de noms de joueurs que j’aime beaucoup : Ramon Diaz, Maradona bien sûr, Kipiani, Oganesian……….. De ce dernier, il y a ce très joli but face à la Belgique, WC 1982 : https://www.youtube.com/watch?v=YVLLqqwzeBw

    Les Soviets avaient une équipe remarquable, dotée d’un style plus suave et plus humain que celle survitaminée de 86. J’ignorais qu’elle restât invaincue pendant 2 ans et demi???

    J’en garde toutefois le souvenir d’une équipe plutôt inoffensive face à la Pologne, ceci dit, le sabordage en règle des Belges (Custers, psychodrame-Pfaff, blessure de Gerets..) face aux Polonais n’avait pas aidé.

    Ces drapeaux « Solidarnosc » me font toujours autant d’effet!, dinguerie..

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    1. Aaaahhhh cette belle photo 😛

      Une équipe « dotée d’un style plus suave et plus humain que celle survitaminée de 86 ». Normal, elle est d’influence géorgienne, puisque l’époque coïncide avec l’heure de gloire du Dinamo Tbilissi et de sa victoire en Coupe des Coupes de 1981 (Qui marquera aussi le déclin du Dinamo), même si dans les faits, il y avait principalement 3 clubs représentés: Le Spartak du sélectionneur Beskov, le Dynamo Kiev de Lobanovskyi et donc le Dinamo Tbilissi d’Akhalkatsi. Ce sera d’ailleurs le triumvirat de sélectionneurs pour la Coupe du Monde 1982, officiellement c’était Beskov le décideur.

      Seul regret: cette époque signe la fin de Kipani qui sera revenu de sa blessure en amical au Bernabeu en sept 1981, mais Beskov ne le retiendra pas pour la CM 1982 (sous influence, ou prise de décision de Loba, Beskov préfèrera sélectionner un Buryak blessé qui ne jouera pas une seconde à la CM). Affecté, il prendra sa retraite dans la foulée.

      Sur les 2 matchs en Argentine, voici ceux qui ont joué:

      Dasayev (Spartak Moscou)
      Sulakvelidze (Dinamo Tbilissi)
      Chivadze (Dinamo Tbilissi)
      Baltacha (Dynamo Kiev)
      Demyanenko (Dynamo Kiev)
      Bal (Dynamo Kiev)
      Buryak (Dynamo Kiev)
      Daraselia (Dinamo Tbilissi)
      Oganesian (Ararat Yerevan)
      Gavrilov (Spartak Moscou)
      Blokhin (Dynamo Kiev)
      Shengelia (Dinamo Tbilissi)
      Khizanishvili (Dinamo Tbilissi)

      ***

      Chanov (Dynamo Kiev)
      Sulakvelidze (Dinamo Tbilissi)
      Zhuravlyov (Dynamo Kiev)
      Baltacha (Dynamo Kiev)
      Demyanenko (Dynamo Kiev)
      Cherenkov (Spartak Moscou)
      Bal (Dynamo Kiev)
      Oganesian (Ararat Yerevan)
      Kipiani (Dinamo Tbilissi)
      Andreyev (SKA Rostov)
      Shengelia (Dinamo Tbilissi)
      Chivadze (Dinamo Tbilissi)
      Khizanishvili (Dinamo Tbilissi)
      Buryak (Dynamo Kiev)
      Daraselia (Dinamo Tbilissi)
      Blokhin (Dynamo Kiev)

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      1. Eh Dip avec toutes tes heures de visionnage, on attends tes tops made in URSS , tu pourras mettre des Kipiani numéro un partout hehe

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      1. Ils sont top tes liens, merci Dip.

        Par contre, ton pseudo??? Suis certes un peu miro, mais pas vu.

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  2. Brésil – URSS, quel match…

    La grosse frappe de Bal(le) qui ouvre le score avec l’aide d’un Waldir Peres pas franchement souverain, Socrates qui lui réponds sur l’une des frappes les plus pures que j’ai vu de ma vie et le chef-d’oeuvre collectif terminé par Eder à 2 minutes du terme pour offrir la victoire à ce qui reste l’équipe la plus romantique de l’histoire.

    Putain, le Mondial 82, c’était le pied…

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    1. Match inoubliable. C’était le tout début de la compétition et ce match avait marqué les esprits. En tout cas, je m’en souviens encore très bien : je n’avais évidemment jamais vu une telle équipe, les Brésiliens étaient encore plus beaux que ceux qui avaient donné la leçon aux Bleus l’année précédente. Une grande claque !

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      1. La Belgique a clairement, quoique malgré elle (sinon Pfaff, qui accabler?), faussé les débats.

        Mais bon : c’est surtout le format qui était tout naze.

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  3. J’ai maté hier deux matchs de l’URSS 66 au Mondial. Au-delà des prestations de Chesternev, de Banichevski ou de Chislenko, j’ai beaucoup aimé le jeu de Sabo et la vitesse de

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      1. J’avais été impressionné par Malofeyev, il était partout devant et au milieu. Un joueur moderne pour un attaquant de l’époque.

        Chislenko, doué mais je l’avais trouvé plutôt perso. Sabo c’était le moteur qui tenait le milieu avec une belle vision du jeu et sa doublette avec Voronin était plus qu’intéressante avant que le sélectionneur aille gâcher le talent de Voronin en défense centrale à cause de la blessure de Khurtsilava. Ce qui, par ricochet, est aussi allé gâcher le talent Khusainov qui a été repositionné d’ailier gauche à milieu défensif 😀 Ah ces entraîneurs soviétiques…

        Cette équipe avait de sérieux atouts pour aller en finale.

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  4. Loma Negra, si on soulève le capot, eh ben… c’est bien moche. Outre le club de foot, la señora s’est reconvertie dans une grande philanthrope et exposante d’art des tableaux, des galeries, en veux tu, en voilà. Tu parles fallait bien blanchir les sales millions amassés durant la dictature et, même, après.

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      1. Je rentre à l’instant ! Pour certains, le plus grand joueur du Genoa depuis la guerre. Passé par le Losc et VA finaliste de Coupe en 1951 ou 1952.

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      2. Je viens de voir qu’il a joué au Genoa. Quel cocardier ce Verano! Hehe

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      3. Pour Gianni Brera, journaliste faiseur d’opinion et tifoso du Grifone des années 1930 jusqu’à sa mort en 1992, Juan Carlos Verdeal est le plus talentueux de tous ceux qu’il a vu avec le maillot rossoblu, devançant Levratto, Stábile, Abbadie, Meroni, Pruzzo, Aguilera ou Skuhravý. Aujourd’hui, qui connaît ce nom ?

        Juan Carlos Verdeal vient de Puerto Madryn, cité maritime naissante aux portes de la Patagonie, cette contrée du grand Sud que le Chili et l’Argentine se partagent depuis le début du XXème siècle, bafouant le souvenir d’Antoine de Tounens, éphémère roi d’Araucanie et de Patagonie et sauveur autoproclamé du territoire des Indiens Mapuches. Quand Verdeal voit le jour, enfant d’immigrés venus tenter leur chance dans ce nouvel Eldorado, De Tounens est mort dans l’indigence depuis quarante ans et n’est plus qu’une légende cruellement brocardée.

        Talent évident, Verdeal entame à vingt ans une longue expédition vers le Nord dont la première étape est Estudiantes La Plata, à proximité de Buenos Aires. Deux saisons puis il poursuit son périple le long de la côte atlantique, direction Rio et le prestigieux Fluminense coaché par Ondino Viera. Sous le pseudonyme de Juan Carlos, il est champion carioca 1941 même s’il n’est pas titulaire à part entière, devancé par les internationaux Tim, Russo et Romeu. Le Fluzão le prête d’abord à Canto do Rio puis le cède à la Juventus, celle de São Paulo. En 1945, il reprend son voyage en direction du Venezuela, attiré par les dollars de Dos Caminos, club multi-champion à l’ère de l’amateurisme marron. C’est là qu’un observateur du Genoa le repère et le signale aux dirigeants du Grifone.

        Ce sont William Garbutt et Giovanni De Prà qui supervisent l’essai de ce joueur venu de l’hémisphère Sud. Verdeal sait-il à qui il a affaire ? A-t-il conscience d’avoir devant lui l’entraineur et le gardien des derniers grands triomphes vingt ans plus tôt ? Probablement pas. Presqu’en dilettante, il séduit instantaténement ses prestigieux observateurs auxquels il réclame une rémunération supérieure au fuoriclasse italien du moment, Valentino Mazzola, la star du grand Torino. Requête évidemment refusée ce qui n’empêche pas Verdeal de signer pour le Grifone.

        Il débute en Serie A lors de la saison 1946-47 et la magie opère immédiatement. Tous ceux qui ont la chance de le voir évoluer tombent sous le charme de ce danseur portant si bien le maillot rossoblu floqué du numéro 10. Verdeal est fait pour le Genoa, Verdeal est le Genoa : l’inconstance même. Avec lui s’exprime la tyrannie des talentueux, ceux qui peuvent tout se permettre sans crainte de la détestation. Verdeal s’inscrit dans les mémoires des ouvriers du port, des commerçants du vieux Genova, toutes ces petites gens chères au futur poète Faber de André, émerveillé par l’élégance de l’Argentin du bout du monde.
        Tout Gênes voudrait l’apprivoiser, les enfants aux yeux brillants et ses admiratrices empressées qui ne rêvent que de l’enfermer dans les mœurs corsetées de l’Italie de l’après-guerre. Peine perdue, Verdeal est un homme libre, un voyageur qui profite d’une blessure et d’un flou administratif quant à sa double nationalité pour franchir la frontière en 1949, laissant la place à « el Atómico » Mario Boyé, un compatriote qui s’éclipse six mois près son arrivée par amour pour sa femme.

        Verdeal pose ses bagages à Lille puis à Valenciennes en D2 (finaliste de la Coupe de France), ultimes étapes dans sa course vers le Nord, comme s’il n’avait d’autre choix que de fuir éternellement pour effacer les traces de son passage et préserver sa liberté.

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