César Luis Menotti, le bâtisseur

César Luis Menotti, l’homme du sacre en 1978, est parti. Pour les plus jeunes d’entre nous, cette Coupe du monde des généraux ne vaut rien, salie par la dictature et les petits arrangements entre pays ayant adhéré à la funeste Opération Condor[1]. Réduire Menotti à une victoire honteuse, au service de Videla et sa clique, serait une erreur. Car El Flaco a fait bien mieux que ça : il a structuré le football de sélection en Argentine à tel point qu’en 2019, à 80 ans, l’Asociación del Fútbol Argentino (AFA) lui confie à nouveau le rôle de Directeur des sélections nationales, s’en remettant à un vieillard pour refonder les bases de l’Albiceleste.

Retour en arrière, en octobre 1974 : l’AFA choisit César Luis Menotti après la très décevante Coupe du monde en Allemagne de l’Ouest. Avec ce jeune entraîneur de 36 ans, Huracán vient de donner un coup de vieux à Guillermo Stábile et Herminio Masantonio, les idoles d’avant-guerre qu’El Globo ne semblait jamais devoir remplacer. En s’appuyant sur des joueurs tels que Miguel Brindisi, Carlos Babington, El Loco Houseman, Jorge Carrascosa, Alfio Basile, il conquiert le Metropolitano 1973 en pratiquant un des plus remarquables footballs vus depuis très longtemps en Argentine, son équipe étant surnommée « El Huracán 3G », Ganar, Golear y Gustar. Ce titre ressemble à une lueur d’espoir et démontre qu’il existe une alternative au fútbol de muerte dont Toto Lorenzo et Osvaldo Zubeldía sont les leaders incontestés.

Avec Huracán.

Pour ses premières rencontres amicales à la tête de l’Argentine fin 1974, Menotti adopte un schéma classique en 4-3-3 et s’appuie sur le duo de Pibes d’Independiente, Ricardo Bochini et Daniel Bertoni. Puis il profite de six mois sans matchs internationaux pour sortir de l’amateurisme le football argentin de sélection et organiser un contre-pouvoir aux clubs tout puissants. Cela passe par la planification de phases de préparation pour les différentes équipes nationales et une large revue des jeunes talents, le Tournoi de Toulon lui offrant une formidable opportunité de les observer sans pression excessive.

Pour la première fois de son histoire[2], le Tournoi de Toulon 1975 est exclusivement dédié aux espoirs des sélections nationales. Outre l’Argentine, parmi les invités figurent la France, l’Italie, le Mexique, le Portugal et quelques noms en devenir comme Max Bossis, Hugo Sánchez, Patrizio Sala, Claudio Garella, Fernando Gomes… Les spectateurs de Mayol et Bon-Rencontre l’ignorent mais du 19 au 25 mai 1975, ils assistent à la renaissance de l’Albiceleste.

Menotti se rend en France avec des idées précises et convoque une quinzaine d’espoirs nés entre 1954 et 1956. Parmi eux, Américo Gallego, Daniel Passarella, José Daniel Valencia, José Van Tuyne, Jorge Valdano, Marcelo Trobbiani, Alberto Tarantini, José Luis Pavoni. Ces trois derniers connaissent déjà la Côte d’Azur en ayant participé au tournoi junior de Cannes 1973. Loin des observateurs, El Flaco entame la reconstruction de l’Albiceleste en travaillant sur la confiance afin d’exorciser le complexe d’infériorité développé par la sélection au gré de ses échecs successifs depuis 15 ans.

Les espoirs sélectionnés pour le Tournoi de Toulon.

Les scores étriqués – trois fois 1-0 – ne reflètent pas encore l’ambition du jeu de Menotti. Mais en parvenant à battre en finale la France sur un but de Valdano, il se convainc du potentiel de cette génération. Dès les matchs d’août 1975 pour la Copa America, Menotti appelle en A Valdano, Pavoni et Gallego. En 1978, Passarella (capitaine), Gallego et Tarantini figurent parmi ses hommes-clés et en 1986, Valdano et Trobbiani sont toujours là lors du second sacre mondial contre la RFA.

L’Argentine ne revient à Toulon qu’en 1979, révélant encore Claudio Gareca, Julio Olarticoechea (sacré au Mexique en 1986) mais aussi Juan Simón et Ramón Díaz, champions du monde des moins de 20 ans quelques semaines plus tard avec Diego. Certains jouent encore la finale du Mondiale italien en 1990, Simón et El Vasco Olarticoechea notamment.

Sans minimiser le rôle de Carlos Bilardo, Maradona et l’Albiceleste profitent du travail de fond d’El Flaco. L’influence de Menotti va bien au-delà de son mandat, achevé dans le désenchantement en 1982 et s’il se donne parfois le beau rôle dans les interviews verbeuses et moralisatrices qu’il accorde volontiers, personne ne peut lui contester son œuvre de bâtisseur au service de l’Albiceleste.


[1] Victoire suspicieuse de l’Argentine sur le Pérou, 6-0, offrant la qualification pour la finale au pays hôte.

[2] Tournoi créé en 1967.

23 réflexions sur « César Luis Menotti, le bâtisseur »

    1. Oui Bison, ses interviews sont riches. Celles que je préfère, ce sont celles où il offre ses témoignages de joueur, quand il côtoyait des personnalités comme Pipo Rossi, Gitano Juárez et d’autres encore. Il rend compte des années 1960 avec fantaisie et réalisme, ses mots sont crus et sincères.

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      1. Khia, laquelle de ses itw ?
        je fus abonné à la revue, il me semble qu’il y en a eu 2 ou 3 au début des années 2010, vu qu’il était « bon client » et assez malin pour savoir quoi raconter et ça correspondait à la ligne éditoriale de SF.

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      2. celle de leur site, oui celle là certain qu’elle a paru dans la revue il y a 10 ans quoi.

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  1. Oui très juste sous cet angle. Parfaitement raccord avec ce que tu as ecrit.

    Sinon apres 1982, la carriere d entraîneur de Menotti est peu à son avantage. Beaucoup d echecs, beaucoup de paroles et discours pour se la raconter (toujours allant dans le sens attendu par ses interlocuteurs et l image qu il batit de lui… ) mais son prestige lui permirent evidemment d etre incontournable dans le football argentin 40 ans de suite. Tel un totem, il etait rassurant d avoir Menotti près de soi et sur la photo de famille. Finalement il ne fut pas etranger a mettre Scaloni a la tete de l albi alors que personne n y croyait vraiment, au moins il termina la dessus.

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  2. Pour l’anecdote, sur la photo de Menotti et Diego, on remarque aisément 2 choses : elle a été prise en Allemagne et les deux hommes sont habillés par Puma. Alors que Diego n’est encore qu’un immense espoir, Menotti le dirige vers l’équipementier allemand, son propre sponsor. Communiste, El Flaco, mais pas opposé à profiter des avantages du monde capitaliste !

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    1. Carlos Babington avait été repéré durant la CM 1974. Apparemment, Stoke City le voulait mais le richissime président de Wattenscheid, Klaus Steilmann, avait raflé la mise.
      Babington a la particularité d’avoir été joueur, entraineur et président de Huracán.

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      1. J’ai pas vu énormément de matchs de Babington mais au Mondial 74, c’est l’un des rares à être au niveau. Avec Houseman et le Raton Ayala qui se bat. Yazalde par contre, fantomatique…

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  3. Marcelo Trobbiani, un joueur dont j’ai appris à mieux connaître la carrière récemment. Belle technique et finaliste de la Copa Libertadores 90 avec Barcelona. Et vainqueur avec le Boca d’Ajde evidemment.

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  4. Dans l’interview de Sofoot, il dit avoir été contacté par Nantes quand il jouait à Boca. Mais que le club avait demandé un trop gros montant. Ça aurait correspondu aux premiers titres nantais. Gondet, Blanchet, Simon… Me demande si Menotti aurait accroché avec Arribas…

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  5. Excellent papier, Verano, surtout compte tenu de l’urgence imposée par l’actualité. Excellent comme d’habitude, suis-je fortement tenté d’écrire…

    Ton premier paragraphe sur la « victoire honteuse » de 1978 est à la fois vrai et au-dessous de la réalité. La CM 1978 est le premier grand tournoi dont je me souvienne avec précision, et je n’ai absolument pas le souvenir d’une victoire imméritée de l’Argentine. Il y a bien sûr la zone d’ombre d’Argentine-Pérou et le contexte malsain de la dictature. Mais cette Albiceleste-là était un prétendant légitime au titre sur sa valeur pure, bien plus que l’Espagne de 1982 qui avait montré ses nettes limites au deuxième tour contre la RFA et l’Angleterre. À part le match contre l’Italie où les Azzurri étaient un petit ton au-dessus, l’Argentine de 1978 a affronté ses adversaires les yeux dans les yeux et a triomphé à la moderne, avec une condition physique « européenne » qui a soutenu les principes offensifs de Menotti. Quel changement par rapport à 1974 où elle (ainsi que l’Uruguay) jouaient à l’ancienne, partant de leur but très lentement et tentant d’imposer des changements de rythme pour lancer leurs attaques ! Le vrai mérite de Menotti, comme tu le soulignes bien d’ailleurs, il est là, dans cette véritable révolution copernicienne qu’il a portée dans son pays.

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    1. Les controverses autour de la WC 78 sont de tous ordres, reelles comme fantasmees (le culte de Voldemort n’y est pas pour rien). Mais pour qui s’en donne la peine ce tournoi est juste genial, un supercru avec une grande diversite de vainqueurs potentiels (chouchou personnel : l’Italie)…. J’y vois bien 5-6 vainqueurs tout a fait credibles, le jeu est globalement bandant à souhait, golazos a gogo, l’ambiance si particuliere aussi.. Top.

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  6. Je garde du mal avec lui : beau parleur, trop ostensiblement voué à quelque entretien de son culte de la personnalité.. Un catalogue de jolis principes qui ne mangent pas de pain, parfois contradictoires.. Je n’accrocherai jamais.

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    1. Eh là, merci!

      Des polémiques avec Hugo Morales?

      Et, si je lis bien (..et n’extrapole pas trop?), ce n’est qu’en 96 qu’il aurait rendu public son bord politique??

      Autant je trouve le tout fort probablement juste, semble-t-il équilibré, plutôt subtil..et autant ceci est si abrupt.. Dommage cette chute, facile, au mieux maladroite :

      « Il a essayé, tout au long de sa vie, de capter sur un terrain de jeu un sentiment très profond en lui qui mêlait l’art et le footballeur . Subordonner le jeu à l’art des footballeurs. Cela ne sort pas toujours. Menotti a pris le risque de le faire et c’est pourquoi il a généré tant d’amour et de haine . »

      C’est très réducteur mais bon 🙂

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      1. Oui la conclusion est très passe-partout et surfaite, mais le reste plutôt équilibré.
        Oui, avec le célèbre commentateur il étaient pas amis. Oh ça remonte à loin, aux années 1980. Je ne crois pas qu’ils se sont reconciliés, c’est une guéguerre fameuse du football argentin, avec le temps on oublie le pourquoi du comment: des divergences sur le jeu, le style, la façon de dire les choses, sur l’Argentine…

        Il a admis avoir sa carte au PC, mais son bord politique était su dès le départ.

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    2. Oui, très bel article. On en avait parlé dans le top Rosario Central, il a été profondément marqué par Gitano Juárez, sa passion distante avec les choses du football, son exigence sur le plan humain.
      Et quant aux polémiques, j’ai relu une phrase à propos de Menotti qui en gros dit que Chila est un modèle pour les écoliers de ce qu’était l’homme il y a des millions d’années. D’abord il y a eu Chila, puis le singe. Eh eh

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