Il était une fois…l’Intercontinentale – 1994, l’année du Vice-roi

1er décembre 1994, Tokyo accueille la Toyota Cup, le géant automobile ayant chèrement obtenu de la FIFA le droit de se substituer à la sobre appellation de Coupe Intercontinentale depuis une quinzaine d’années. L’épreuve se déroule pour la première fois en soirée et la lumière artificielle jaillie des pylônes réchauffe un peu l’atmosphère du déprimant stade olympique national. Il faut bien cela car l’affiche n’est pas aussi excitante que celle de l’année précédente, le rêve d’une revanche entre le Milan surpuissant de Fabio Capello et le généreux São Paulo FC de Telê Santana ayant pris fin le 31 août précédent quand Vélez Sarsfield a interrompu, contre toute attente, le règne du Tricolor Paulista.

A l’arrêt en championnat (deux mois sans succès), éliminé par l’Inter en Coppa et en ballotage défavorable dans son groupe de Ligue des Champions[1], les Milanais sont à Tokyo depuis une semaine et ne mégotent pas sur les détails pour obtenir un trophée susceptible d’enfin lancer leur saison. Superstitions ou fadaises, ils s’en remettent à des autorités occultes et choisissent un ensemble short-chaussettes de couleur blanche, comme lors des succès de 1989 et 1990[2], le noir étant associé à la défaite de 1993 contre São Paulo[3]. Et puisque l’adversité est protéiforme, au point de contaminer les médias nippons, Capello interdit aux télévisions japonaises de filmer les exercices de tirs au but.

De son côté, Vélez porte son traditionnel maillot blanc orné du chevron bleu (qui est en fait un V). Les Fortineros pratiquent également l’intox et fournissent aux journalistes italiens une information erronée quant à l’horaire de leur entraînement. L’optimisme est de mise et les conditions de préparation seraient idéales si les dirigeants ne devaient faire face à une grève des salariés travaillant au siège, exaspérés par le licenciement d’une quinzaine d’entre eux en anticipation de la réforme fiscale voulue par le président de la nation argentine Carlos Menem, lui-même sous pression du Fonds monétaire international.

Carlos Bianchi, légende de Vélez Sarsfield

Sur le banc de Vélez depuis bientôt deux ans, Carlos Bianchi est une légende de Liniers, le quartier de Buenos Aires où se trouve le stade Amalfitani. Il y grandit dans les équipes de jeunes, quand Don Pepe Amalfitani préside encore le club, qu’il a tenu à bout de bras et à coups de financements personnels dans les années de vaches maigres. Et c’est évidemment Victorio Spinetto, ancien capitaine intraitable et figure tutélaire de générations de joueurs de Vélez, qui le lance en équipe première en 1967. Amalfitani, Spinetto, Bianchi, la boucle est bouclée : ce sont assurément les trois noms les plus importants de l’histoire d’El Fortín.

Carlitos a 19 ans quand Vélez conquiert son premier titre national, quelques mois avant le décès d’Amalfitani. Le goleador est encore El Turco Omar Wehbe (d’origine libanaise), mais avec sept buts, le jeune Bianchi contribue à ce titre arraché à River Plate et au Racing Club en toute fin d’année 1968. Quand Wehbe quitte Vélez, le champ est libre pour Carlos, meilleur buteur des championnats 1970 et 1971. Il l’est encore à son retour de France, en 1981, et achève sa carrière avec plus de 200 buts sous le maillot fortinero, un record bien sûr.

En tant que technicien, Carlitos ne trahit pas l’histoire du club. Il préconise un système pragmatique, assis sur un strict 4-4-2 qui aurait plu à Spinetto, et mène Vélez à un second titre national en 1993[4], 25 ans après le premier. Ses soldats ont pour nom José Luis Chilavert, Cabezón Trotta, José Basualdo, Tito Pompei, El Turu Flores et El Turco Omar Asad, comme s’il fallait nécessairement un attaquant d’origine libanaise pour que Vélez puisse être sacré[5]. En Copa Libertadores 1994, pour laquelle il sacrifie le championnat, il applique les mêmes principes : défense en position basse, milieu travailleur, duo d’attaque Flores- Asad vif et opportuniste, bénéficiant du jeu long de Chilavert ou des lancements de Pompei. Avec un football de peu et beaucoup de chance (trois victoires aux tirs au but), Vélez Sarsfield décroche le graal sud-américain en faisant tomber le São Paulo FC de Santana, obtenant ainsi le droit d’affronter le Milan et sa formidable armada destructrice du Barça de Cruyff le 18 mai précédent.

Costacurta, harakiri

Cette Toyota Cup, il est tentant de la résumer à une tragédie japonaise à l’esthétique douteuse, l’automutilation d’un homme ayant décidé de se faire hara-kiri pour détourner l’attention sur sa seule personne et préserver du déshonneur le représentant de l’UEFA. Oui, Alessandro Costacurta est dans tous les mauvais coups : il est au marquage d’El Turu Flores quand l’arbitre siffle le pénalty à l’origine de l’ouverture du score à la 50e minute, il manque sa passe en retrait dont profite adroitement El Turco Asad pour inscrire le but du break à la 57e minute et il se suicide en bloquant Flores en position de dernier défenseur après s’être fait chiper le ballon dans le rond central.

Pourtant, réduire le match au sabordage de Costacurta est une lecture bien trop simpliste. Tout d’abord, la première période révèle l’impuissance des Rossoneri, dominateurs mais incapables de créer le danger ou presque (une tentative de Boban hors cadre est la seule action notable, le Croate étant par ailleurs inexistant). En seconde période, Massaro, le héros de la finale de Champions League contre le Barça, rappelle qu’il n’est pas un pur buteur et gâche plusieurs belles opportunités sur des offrandes de Savićević, une des rares satisfactions milanaises. Et si Costacurta provoque le pénalty, les secondes qui précèdent la faute sont édifiantes : malgré les alertes de Capello sur les dangers du jeu long de Chilavert, Maldini et Donadini sont pris en profondeur par une ouverture décisive du Paraguayen vers Basualdo. Sur le pénalty lui-même, très mal frappé par le capitaine Trotta, Rossi aurait pu sauver les siens mais le ballon glisse entre ses jambes, au centre du but.

La faillite collective des Rossoneri et les errements de Costacurta ne peuvent occulter la qualité de la prestation velezana. Certes, durant de longues minutes, El Fortín ne tente rien ou presque, privilégiant la conservation stérile du ballon et le travail de harcèlement à la récupération, un football mortifère selon certains. Vélez joue replié sur lui-même et semble nier les vertus de l’altérité, refusant d’être un partenaire accomodant. « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage », ce pourrait être la devise de Carlos Bianchi, conscient qu’il ne dispose pas des armes pour partir à l’abordage et confiant dans la capacité de ses joueurs à trouver une solution, fût-ce à l’occasion d’une séance de tirs au but. Le scénario du match lui donne encore une fois raison.

Charmé par ses victoires à la tête du modeste Vélez, le prolixe radioreporter Víctor Hugo Morales, l’homme du cerf-volant cosmique[6], lui confère un titre de noblesse dont il ne se départ jamais plus : Virrey de Liniers, Vice-roi de Liniers[7], devant qui s’incline le peuple fortinero.

Feuille de match

1er décembre 1994, Tokyo, stade olympique national

Vélez Sarsfield – AC Milan : 2-0

Vélez : José Luis Chilavert – Hector Almandoz, Roberto Trotta, Victor Hugo Sotomayor, Raul Cardozo – José Basualdo, Marcelo Gómez, Roberto Pompei, Christian Bassedas – Omar Asad, José Oscar Flores.

DT :  Carlos Bianchi.

Milan : Sebastiano Rossi – Mauro Tassotti, Alessandro Costacurta, Franco Baresi, Paolo Maldini – Marcel Desailly, Demetrio Albertini, Roberto Donadoni, Zvonimir Boban (puis Marco Simone) – Dejan Savićević (puis Christian Panucci), Alessandro Massaro.

DT :  Fabio Capello.

Buts :  50e Roberto Luis Trotta (penalty), 57e Omar Asad.

Expulsions :  58e Sandro Daniel Guzmán (joueur remplaçant de Vélez, pour être entré sur le terrain pour célébrer le deuxième but), 85e Alessandro Costacurta (Milan)

Arbitre :  José Joaquín Torres (Colombie).


[1] Milan parvient à se qualifier en s’imposant à Salzbourg lors de la dernière journée et ne s’incline qu’en finale de C1 contre l’Ajax, 0-1.

[2] Victoire 1-0 contre l’Atlético Nacional (Colombie) et 3-0 contre Olimpia (Paraguay).

[3] Défaite du Milan 3-2 contre São Paulo FC, Milan se substituant à l’OM vainqueur de la C1 mais suspendu.

[4] Vainqueur du championnat de clôture, 23 buts inscrits, 7 encaissés en 19 rencontres.

[5] Omar Asad pousse le mimétisme avec Omar Wehbe en interrompant prématurément sa carrière à la suite d’une grave blessure.

[6] Terme utilisé par Morales dans l’euphorie du second but de Maradona face à l’Angleterre en 1986.

[7] En référence à Jacques de Liniers, Vice-roi du Rio de la Plata au XIXe siècle, dont le nom a été donné au quartier où se trouve le stade de Vélez.

15 réflexions sur « Il était une fois…l’Intercontinentale – 1994, l’année du Vice-roi »

  1. Dans cette équipe de Vélez Sottomayor a fait un flop lors de son passage à Vérone et pareil pour Trotta à la Roma ….D’ailleurs le passage de Trotta à la Roma me fait penser à celui de Berizzo à l’OM ….
    Trotta originaire de Pigue dans la pampa au sud de la province de Buenos aires , une ville fondée par des Français originaires de l’Aveyron .
    Je me souviens d’un vieux reportage ou Mitterand en voyage officiel en Argentine s’était rendu dans cette petite ville.

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    1. Merci pour l’anecdote sur Mitterand.
      C’était une équipe où le collectif primait sur les individualités et où Chila était le seul véritable crack. Pas étonnant qu’ailleurs les joueurs aient peiné à renouveler de telles perfs.

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  2. Je viens de regarder les images, c’est vraiment belote, rebelote et dix de der, Costacurta.

    Boban, Savicevic.. Autant le second j’ai toujours adoré, autant Boban.. Suis-je le seul à n’avoir jamais accroché à son jeu?

    J’aime bien ce genre de détails sur lesquels tu mets ici l’accent, les ruses d’avant-match.. L’AC prenait cette Toyota Cup au sérieux, on dirait bien.

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    1. Boban, c’est un joueur élégant mais dans mon souvenir, peu décisif et souvent blessé, non ?
      Il a sans doute surfé sur l’image du stade Maksimir quand il s’en est pris aux forces de sécurité…

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      1. Ah Boban, j’ai souvenir qu’il est superbe face au PSG en 95 et très important dans le titre 99 du Milan AC. Mais c’est vrai qu’il a mis un moment à s’imposer dans le club mais la concurrence était rude.

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    2. Comme Alex: Je ne suis pas très sensible aux talents de Boban (pourtant il devait en avoir le bougre, vu le nombre de gens qui s’extasient rien qu’à l’évocation de son nom).
      Et effectivement il se blessait pas mal.

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      1. Sinon Scifo voire Nilis : il avait plus de talent que le moindre footballeur belge qui lui fut contemporain (ce qui n’était pas bien difficile)!

        Et en plus il savait défendre, très complet..mais tout ce tralalas, pour autant, bof.. Je penche pour l’hypothèse proposée par Verano : une aura boostée par Maksimir, il cochait les bonnes cases au bon moment.

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