Espagne – Italie, 27 mars 1949

Jean-Pierre Mocky n’aurait probablement pas renié ce tableau dont le sérieux est ruiné par la loufoquerie des personnages portant des imperméables. Celui de gauche ressemble à un conspirateur exagérément inquiet, l’autre à un agent secret n’ayant rien trouvé de mieux qu’un attirail de reporter pour couvrir d’indistinctes activités de l’ombre. Telmo Zarra, l’avant-centre basque de la sélection espagnole, soutenu par des soigneurs anonymes, passe au second plan malgré sa blessure. D’ailleurs, la foule et la majorité des militaires postés au bord du terrain regardent ailleurs. A quelques mètres de là, hors champ, Piru Gaínza défie déjà Valerio Bacigalupo, le gardien de l’Italie. Il se prépare à frapper le pénalty qu’a logiquement signalé l’arbitre Bill Ling[1] après que Zarra ait reçu un coup du trop impulsif Mario Rigamonti. Le photographe aux lunettes noires et aux vêtements trop amples se dirige à grandes enjambées vers le but italien alors que l’homme à l’allure bogartienne escortant Zarra se retourne pour ne rien manquer de la sentence à venir.

Espagne – Italie, un enjeu diplomatique

Cette photo date du dimanche 27 mars 1949 vers 16h30 dans le nouvel Estadio Chamartín inauguré 18 mois plus tôt par et pour le Real Madrid de l’ambitieux Santiago Bernabéu. Sept ans après un match perdu à Milan contre l’Italie fasciste[2], l’Espagne reçoit les représentants de la nouvelle République italienne. Cette rencontre amicale est forte en symboles puisqu’elle participe au retour progressif de l’Espagne au ban des nations. Bien que la fédération proclamée par les Nationalistes ait été admise au sein de la FIFA dès 1937, l’Espagne ne trouve que deux adversaires acceptant de l’affronter après-guerre : le Portugal de Salazar et l’Eire de Eamon de Valera, chef du gouvernement d’origine hispanique ayant très tôt reconnu la légitimité du régime franquiste.

Preuve de l’importance diplomatique de ce match, le Président du Conseil des ministres Alcide De Gasperi envoie à Madrid son protégé, Giulio Andreotti, 30 ans, sous-secrétaire d’Etat à la Présidence du Conseil et futur monstre de la toute puissante Démocratie Chrétienne durant des décennies. A l’occasion d’une réception officielle, José Moreno Torres, comte de Santa Marta de Babíora et maire de Madrid, rappelle la force des liens d’amitié italo-espagnols, comme si rien n’avait changé depuis la chute de Mussolini. Andreotti lui répond en insistant sur le rôle dévolu aux pays méditerranéens dans la préservation de la paix. Une aubaine pour les présidents des fédérations qui se réjouissent de ces rapprochements en rappelant que le sport y contribue avec la création de la première Coupe latine entre clubs champions d’Italie, d’Espagne, du Portugal et de France[3], un embryon de Coupe d’Europe qui fait saliver les présidents des grands clubs, notamment celui du Grande Torino.

Le match

Pour l’Italie, il s’agit du second match depuis la fin de l’ère Vittorio Pozzo, commissaire technique de la Nazionale durant 20 ans[4]. L’équipe est composée d’une majorité de Granata, une évidence tant le Torino domine la Serie A, mais on s’étonne malgré tout de l’absence de Parola ou Boniperti de la Juventus. Est-ce un hasard quand on sait que Ferruccio Novo, à la tête de la commission de sélection, est également président du Grande Torino ? Mazzola et consorts ne suffisent pas à rassurer les reporters dont certains rappellent que les pelouses espagnoles n’ont jamais réussi aux Azzurri, un journal titrant même : « Que les Italiens se souviennent que même Napoléon n’a pas gagné en Espagne. »

Du côté espagnol, Guillermo Eizaguirre fait appel à des hommes de tous horizons même si les Madrilènes de l’Atlético sont majoritaires. Mais le public a bien sûr remarqué l’absence de joueurs du Real, notamment celle de Pahiño, et le fait savoir en huant le staff espagnol lorsqu’il prend place en bordure de terrain. Malgré trois semaines de préparation, la presse ne sait trop que penser des chances de la Roja : certes, l’Italie n’a jamais gagné en Espagne[5] et sa participation aux derniers Jeux olympiques, avec une équipe expérimentale, fut un fiasco fatal à Pozzo mais l’Espagne reste sur trois décevants matchs nuls (Suisse, Belgique, Portugal).

Devant 90 000 spectateurs, dont 3 000 Italiens, des centaines de militaires et des dizaines de reporters en trench-coat, l’Italie prend le jeu à son compte et mène rapidement grâce à Benito Lorenzi, le poison de l’Inter. Alors que le score est de 1-0 pour l’Italie, le tableau d’affichage au pied de la tour dominant les tribunes l’attestant[6], Rigamonti percute Zarra et permet à Gaínza d’égaliser sur pénalty. En seconde mi-temps, la furia roja ne peut rien face à la maîtrise technique des Azzurri, auteurs de deux nouveaux buts par Ricardo Carapellese (Milan) et Amadeo Amadei (Inter). Gaínza a l’occasion de réduire le score sur un second pénalty mais sa frappe ressemble à une passe à Bacigalupo et le match s’achève par la victoire italienne 3-1.

Le second but italien de Riccardo Carapellese.

Alors que la presse italienne se réjouit, un peu surprise du renouveau de la Nazionale et du fair-play des Madrilènes, les journaux espagnols relativisent la défaite des leurs. ABC titre : « l’équipe d’Italie, actuelle championne du monde, a battu la sélection espagnole 3 buts à 1. » Et dans le corps de l’article, le reporter n’hésite pas à louer la maestria azzurra, les détenteurs du titre mondial, ce qui lui permet de souligner la vaillance espagnole et flatter l’esprit national. Interrogé par ABC, Giulio Andreotti affirme que « la meilleure équipe a gagné » mais reconnaît la valeur de l’équipe adverse, parmi laquelle « certains joueurs sont vraiment extraordinaires. » Ce n’est pas l’avis de Vittorio Pozzo, envoyé de La Stampa qui ne s’embarrasse pas de considérations politiques et qui ne ménage pas ses critiques vis-à-vis des joueurs de la Roja, seul le Barcelonais Gonzalvo III trouvant grâce à ses yeux.

La fin du Grande Torino

Le lendemain, après une ultime réception à laquelle sont conviées les deux équipes, la délégation italienne se rend à Barajas où l’attend un vol Alitalia à destination de Milan. Pour les joueurs du Torino, en quête d’un cinquième scudetto consécutif, il s’agit d’un adieu à la Nazionale.

Début mai, alors qu’il reste encore quatre journées de championnat et que le Toro se dirige vers un nouveau scudetto, Ferruccio Novo accepte d’envoyer son équipe à Lisbonne pour un match hommage à Francisco Ferreira, grand milieu de terrain des Aigles de Benfica. Pour les Granata, cette rencontre est une occasion de se frotter au football portugais en prévision de la première Coupe Latine et l’opposition à venir face au Sporting, champion national. C’est au retour que le FIAT G.212 de l’Avio Linee Italiane s’écrase sur la colline de Superga près de Turin causant 31 morts et la disparition brutale du Grande Torino.

Valentino Mazzola et Francisco Ferreira.

Le président et sélectionneur Ferruccio Novo ne fait pas le déplacement à Lisbonne, une grippe providentielle le sauvant de la mort. Hanté par l’accident, il tente malgré tout de reconstruire un Torino et une Nazionale pour la Coupe du monde 1950, l’Italie étant qualifiée d’office en tant que tenante du titre. Peine perdue. Alors que l’Espagne se hisse dans le dernier carré avec une victoire sur l’Angleterre (but de Telmo Zarra) les Azzurri, trop affaiblis, ne font pas le poids face à la Suède de Nordahl, Jeppson, Skoglund et sont éliminés dès le premier tour.

Définitivement rongé par le malheur, Ferruccio Novo meurt en 1974, trop tôt pour assister à la conquête du scudetto 1976 par les lointains héritiers de Valentino Mazzola et au sacre de l’Italie en 1982, à Madrid, au Santiago-Bernabéu, ex-Chamartín[7], exactement là où elle avait triomphé de l’Espagne en 1949.


[1] Par la suite, il arbitre la finale de la Coupe du monde 1954 gagnée par la RFA face à la Hongrie.

[2] Le 19 avril 1942, l’Espagne s’incline 4-0 à San Siro, une semaine après avoir obtenu le nul 1-1 à Berlin contre l’Allemagne.

[3] Le Barça gagne à Chamartín le premier trophée face au Sporting alors que le Torino prend la troisième place devant Reims.

[4] Après plusieurs piges discontinues, il est Commissaire technique (sélectionneur) de 1929 aux JO de 1948.

[5] Une victoire pour l’Espagne et deux nuls, le dernier en 1931 à Bilbao dans une rencontre tendue et marécageuse, transformée en opposition entre la République espagnole et l’Italie fasciste.

[6] La tour est détruite dès 1954 et les travaux d’agrandissement portant la capacité du stade à 120 000 spectateurs.

[7] Chamartín renommé Santiago-Bernabéu en 1955.

29 réflexions sur « Espagne – Italie, 27 mars 1949 »

  1. Superbe Verano! Pahiño doit certainement sa carrière courte en sélection à ses idées politiques, bien marquées à gauche, et au fait d’avoir pouffé au discours du général Gómez Zamalloa qui ordonnait aux joueurs espagnols avant un match en Suisse : « Cojones y españolía »
    Il est devenu une cible de la presse franquiste par la suite et n’a pas été convoqué pour le Mondial brésilien. Pahiño était le meilleur buteur du Real avant l’arrivée de Di Stefano.

    1
    0
    1. Entre Eizaguirre et Pahiño, ça ne pouvait pas fonctionner ! Le gardien de La Coruña Juan Acuña, considéré comme son successeur par Zamora sera snobé pour les mêmes raisons.
      Il me semble que tu avais fait le portrait de Pahiño sur Sofoot, non ?

      0
      0
      1. C’était plus une brève qu’un portrait! J’ignorais pour Acuña. Après sur la periode, entre Eizaguirre de Valence et Ramallets, la concurrence était rude. Y a eu des périodes bien moins fournies en qualité pour la Roja.

        0
        0
  2. Le Nordhal en question est Knut Nordahl, le frère de Gunnar qui ne joua malheureusement aucune Coupe du Monde. Un autre frère sera international, Bertil, et tous passeront en Italie.

    0
    0
    1. Oui, c’est la période durant laquelle il vit en Italie après avoir fui la Hongrie, avant qu’il ne constitue l’équipe des réfugiés. Le Toro veut l’essayer pour ce match amical, ça ne se fait pas et il est sauf.

      0
      0
    1. clairement d’accord avec Khiadia la photo de garde est juste extraordinaire, je suppute que tu as fais quelques recherches pour cette article mais cette photo je serais curieux de savoir dans quel canard tu l’as chopé ou peut être sur internet elle est franchement génial!
      encore de la bel ouvrage, c’est assez remarquable le côté politique du sport jusqu’au milieu des 80’s (la guerre froide aidant) même entre pays de l’ouest! on est d’accord que la présence de Salazar,Tito ou Franco jusqu’en 74/80 et 75 ont aidé!
      c’est quand même assez remarquable aussi la présence des politiques sur des matchs de foot en Italie (j’allais dire depuis toujours) ils ont compris bien avant nous de l’intérêt sur ce qu’ils pouvaient en tirer et j’ai sursauté à la lecture de Andreotti 30 ans!! pour moi c’est « il divo » dans le film de Sorrentino et à la tv un vieux monsieur tout rabougris il a jamais eu 30 ans c’est pas possible!! ha ha
      dernière remarque Eemon De Valera sa ligne directrice ses idées n’ont elles jamais été connues ou « stables »? (même de lui même^^) un peu étrange ce bonhomme qui se bat contre l’occupant Anglais et fricote avec le caudillo!
      je me rend compte que j’ai pas parlé de foot dans mon com^^

      0
      0
      1. Et au fait, c’est justement parce qu’il est en conflit avec les Anglais, eux mêmes au soutien de la république espagnole contre les nationalistes, que Valera reconnaît les putschistes.

        0
        0
      2. Je découvre ces commentaires et ton lien, il s’y trouve en effet des merveilles.

        Et y a même Guruceta, reconnaissable entre mille.

        0
        0
    1. Grazie Burundi et merci pour les références de bouquins que tu nous as laissées sur le site.
      Je vais commander pour cet été le recueil de nouvelles d’Anna Maria Ortese et les Chroniques napolitaines de Schifano.
      J’ai jeté un oeil sur le descriptif de « Ainsi parla Bellavista » de Luciano De Crescenzo et j’ai compris que cela parlait surtout d’Ancona ? Ce qui ne me rebute pas, au contraire, j’ai beaucoup aimé ce port et cette ville tournant le dos à la mer.
      En revanche, je ne lirai pas le bouquin de Fernandez, trop déçu de son Dictionnaire amoureux de l’Italie.

      0
      0
      1. L’article et les commentaires se laissent lire avec grand plaisir !
        Bravo et merci

        Ancona ????…….
        Tu est sur que tu a bien tapé le bon titre du livre ?…….
        Si tu pense que ça puisse intéresser des livres en italiens ayant comme sujet Naples et le sud de l’Italie en général je suis là !…….👋

        1
        0
  3. J’ai maté la compo de la Roja. Pas un mec du Real qui n’était pas un tenor à cette époque là. Le jeune Puchades et Epi de Valence dont tu nous a parlé dernièrement. Cesar du Barça qui finira à Perpignan! Je ne pense pas qu’il y ait de la matière mais ça vaut un texte. Un des géants du Barça.
    Un gars de chez toi, Rosendo Hernandez. J’avoue ne pas le connaître.

    0
    0
      1. 5 ans, il est dans le groupe espagnol pour le Mondial 50 tout de même!

        0
        0
      2. Je viens de regarder vite fait : beau joueur mais il n’a jamais été adulé du public, pas assez combatif en comparaison de Calvo et d’Arcas à ses débuts.
        35eme au hall of fame Perico malgré tout.

        0
        0
  4. Andreotti était déjà là? Si haut déjà?

    De Valera, j’imagine qu’il louvoyait surtout pour préserver son jeune Etat?

    La mention faite de ce Moreno Torres, évidemment inconnu à mon bataillon, m’intrigue.. : trouve-t-on aujourd’hui encore beaucoup d’aristocrates, à occuper de hautes fonctions dans la société espagnole??

    0
    0
    1. Oui, il est le poulain de De Gasperi, l’homme à tout faire, très présent sur les sujets relatifs au sport. J’ai déjà eu l’occasion de l’évoquer, il est à l’origine du veto (très peu appliqué) portant son nom et interdisant les recrues étrangères dans le sport italien. Il est également très impliqué dans le projet de construction du stade olympique de Rome. Il prend son envol à la mort de De Gasperi et incarne plus que n’importe qui la main mise de la DC sur l’Italie, concentrant sur son nom tous les travers politiques du pays sur un demi-siècle d’histoire. Mais ça, tu le sais mieux que moi !

      Quant à Eamon de Valera, d’origine espagnole, c’est évidemment par opportunisme anti-anglais qu’il a reconnu le gouvernement franquiste. Si les Anglais avaient soutenu les Nationalistes, il se serait probablement rangé du côté des Républicains eh eh

      0
      0
      1. Oui, je me rappelle de cette histoire de veto – relu ton commentaire il y a 3-4 jours, je reviens sur les articles et commentaires quand je suis peinard.

        Le savoir mieux que toi, euh.. Je ne comprends même pas l’italien, n’inversons pas les rôles. Andreotti pour moi c’était sa bobine de croque-mort à chaque fois que ça parlait d’Italie dans les 80’s, la révélation de Gladio via le book de..Ganser?? (un Suisse..jamais republié je crois? Si oui c’est bien dommage..et surtout mon exemplaire je ne le prêterai pas celui-là!)………..

        De Valera a longtemps été dépeint de façon peu amène : très conservateur (mais bon, quand on décontextualise, évidemment), des sympathies et des orientations disons controversées en politique étrangère…….. Avec le temps il a été largement réhabilité là-dessus, démocrate dans l’âme semble même être devenu le jugement dominant, bref, oui : pour le même prix..

        Je reprends la lecture de cet article (mais déjà en profiter pour te remercier, très tardivement, d’un commentaire sur l' »autosuffisance » du foot argentin).

        0
        0
      2. J’ignorais que le pere de Valera était basque et qu’il est né à New York. Après y a plusieurs versions pour le père. Un espagnol de Cuba, Sevillan…

        0
        0
  5. Les commentaires d’après-match sont top, « champions du monde (..il y a plus de 10 ans) » par exemple..

    Voilà pour la fierté nationale espagnole, mais les mythes subséquents à Superga sont un peu du même ressort, non? Il y a quand même l’une ou l’autre raisons de douter que cette Squadra sauce Torino eût vraiment l’envergure d’un sacre mondial, et cependant en Italie cela fit bien vite autorité.

    NB : elle était plutôt belle, cette tour. A partir de quand a-t-on cessé d’en construire dans les stades?

    0
    0
    1. Les résultats de l’Italie après-guerre prouvent que malgré les joueurs du Toro les résultats ne sont plus ce qu’ils étaient avant-guerre. Sans entrer dans des considérations liées aux jeux politiques, l’absence d’Oriundi tels que ceux de 1934 et de buteurs du niveau de Meazza ou Piola en 1938 manquaient aux Italiens, avec ou sans joueurs du Toro.

      0
      0
    2. A propos des tours, je ne sais pas te répondre. C’était la mode en Italie avant-guerre (torre Maratona à Bologne, Florence), en Espagne il y avait Chamartín et j’ai en tête Castellón à la même époque. Y en a t il d’autres ?

      0
      0
      1. Les stades olympiques (et parfois encore de l’équipe nationale) de Helsinki, Amsterdam ; le Westsachsenstadion..

        L’une des plus récentes doit être celle de Saint-Jacques à Bâle, le CSKA aussi. Mais hormis Bâle, j’ai l’impression que ça fait longtemps qu’on n’en construit plus dans nos contrées.

        0
        0

Laisser un commentaire