Le Superclásico de los extranjeros

Jour de Superclásico : dans quelques heures, le Monumental sera l’épicentre de Buenos Aires. River Plate a l’occasion de consolider sa place de leader alors que Boca Juniors est à la traîne. Si les Millonarios s’imposent, le séisme se concentrera sur Belgrano alors qu’en cas de victoire xeneize, les ondes se propageront jusqu’à La Boca. Rivalité ancestrale, ce sommet est l’occasion de se souvenir d’un Superclásico entré dans l’histoire sous le nom de Superclásico de los extranjeros.

Le 6 août 1961, River Plate accueille Boca Juniors. Ce qui pourrait n’être qu’un derby de plus reste dans les mémoires en raison du nombre d’étrangers au sein des effectifs : 10 joueurs, cinq dans chaque camp, pour l’essentiel Brésiliens.

A l’origine du phénomène, la Coupe du monde 1958 en Suède. L’Albiceleste y vit des heures sombres, le football proposé par Guillermo Stábile semble dépassé par la vitesse et la puissance des équipes européennes, en témoigne la raclée subie face à la Tchécoslovaquie (1-6). La fierté argentine s’effondre en quelques semaines, 18 mois seulement après le triomphe des Carasucias[1] en Copa América. Les cracks Maschio, Angelillo et Sívori sont partis en Italie, les tauliers Labruna, Dellacha ou Pipo Rossi font leur âge et le 3-2-5 d’El Filtrador est périmé. Dans un premier temps, pour la Copa 1959 à domicile, l’AFA désigne l’ascétique Victorio Spinetto et ses schémas restrictifs afin de retrouver les sommets continentaux. Sous l’angle des résultats, la méthode fonctionne : l’Argentine conquiert le trophée en devançant le Brésil de Pelé. Mais le spectacle est absent, à l’image de ce que proposent les principaux clubs porteños dont le public s’éloigne de plus en plus.

Voyant leurs affaires péricliter, les présidents Alberto Armando de Boca et Antonio Vespucio Liberti de River se doivent de réagir. Puisqu’ils sont à la tête d’entreprises de spectacle et que le football auriverde est le plus excitant à regarder, ils décident au tout début des années 1960 d’ouvrir l’ère du fútbol espectáculo en allant chercher les talents au Brésil, fragile démocratie pour quelques années encore où les mouvements de joueurs vers l’étranger sont autorisés.

C’est ainsi qu’en 1961 Armando confie Boca Juniors à Vicente Feola, le sélectionneur de la Canarinha championne du monde 1958. Avec lui, arrivent cinq Brésiliens de premier plan : Dino Sani et Orlando, sacrés en Suède, Almir et Paulo Valentím parmi les meilleurs attaquants de la Copa 1959 et Mauro Raphael, rapide ailier de Fluminense, également international. Deux excellents péruviens complètent la légion étrangère : Miguel Loayza et Víctor Benítez.

Les cinq étrangers de Boca sont : Benítez et Orlando (debout, les plus à droite) , Mauro Raphael, Loayza, Paulo Valentím (accroupis, les plus à gauche).

Du côté de River, trois Brésiliens sont recrutés : Roberto Frojuello de São Paulo FC, Moacir (campeão 1958) et l’élégant Delém. Avec l’Espagnol Pepillo II venu du Real Madrid et l’Uruguayen Domingo Pérez, ils composent une attaque 100% étrangère supposée extraire les exigeants hinchas millonarios de l’ennui.

A la fin de ce que la presse appelle le Superclásico de los extranjeros, les deux équipes se séparent sur un score de parité, 2-2, les quatre buts étant l’œuvre des étrangers : Benítez et Valentim pour les Xeneizes, Moacir et Pepillo II pour les Millonarios (la photo en tête d’article est celle du but de Pepillo sur coup-franc).

Accroupis, l’attaque étrangère de River : Pérez, Pepillo, Moacir, Delém, Roberto Frojuello

A l’heure des comptes, River se classe troisième du championnat et Boca cinquième, très loin du Racing sacré champion d’Argentine. Pas vraiment convaincu, le président Vespucio Liberti change déjà de stratégie et des cinq étrangers recrutés en 1961, seul Delém s’inscrit dans la durée. Une réorientation sans effet puisque les années 1960 sont les pires de l’histoire de River en termes de palmarès.

Quant à Armando, il se débarrasse du déconcertant Vicente Feola en fin de saison, lassé par son dilettantisme, ses somnolences d’origines médicamenteuses et ses exigences financières sans cesse croissantes. Si l’écorché vif Almir quitte le club en mars 1962 après avoir provoqué une énième rixe contre Chacarita Juniors, Orlando et Paulo Valentím prolongent l’aventure malgré le retour à la rigueur imposé par José D’Amico, le nouveau coach.

Les deux Brésiliens deviennent des idoles xeneizes en étant titrés en 1962 et 1964, le premier de ces deux trophées étant conquis en toute fin de championnat face à River grâce à un pénalty réussi par Paulo Valentím et un échec de son compatriote Delém dans un scénario entré dans les mémoires[2]. Dans ce Boca 1962, évoluent deux nouvelles recrues, José María Silvero et Carmelo Simeone, El Cholo en version originale. Silvero et Simeone font partie des défenseurs les plus durs de l’histoire boquense. Vous vous en doutez, on ne parle déjà plus de fútbol espectáculo.


[1] « Les figures sales », surnom donné à la jeune génération argentine en référence aux héros du film Angels with Dirty Faces de Michael  Curtiz.

[2] Le gardien de Boca, Antonio Roma, anticipe largement la frappe de Delém mais l’arbitre Nai Foino refuse de le faire retirer en raison de la pression du public.

32 réflexions sur « Le Superclásico de los extranjeros »

    1. J’ai regardé quelques vidéos, le Luigi-Ferraris était magnifique, sympa à voir car ça faisait longtemps que ça n’était pas arrivé. Je suppose qu’il va y avoir maintenant les cortèges funéraires pour l’agonie de la Sampdoria, à l’image de ce que les Blucerchiati avaient scénarisé l’an dernier. Pour ma part, ça ne me réjouit pas car l’état dans lequel se trouve la Samp laisse penser que le derby de la Lanterne n’est pas prêt de renaître.

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  1. Feola était le coach de Boca, je comprends mieux l’arrivée d’Orlando et consorts… Orlando qui sera de la première finale de Libertadores de Boca. En 63 face à Santos.

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  2. L’équipe des Carasucias est l’une des plus grandes énigmes de l’histoire du foot pour moi. Sans les départs massifs en Italie, auraient ils pu rivaliser avec le Brésil en Suède un an plus tard?

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    1. Difficile à dire. Offensivement, la perte de Maschio, Angelilo et Sívori n’est pas compensée : Labruna approche de la quarantaine, Menéndez et El Tanque Rojas ne sont pas du même niveau. D’ailleurs, Corbatta fait une bonne CM ce qui laisse penser qu’en étant encore ensemble, ils auraient su tirer leur épingle du jeu. Mais ce qui peut faire douter de la réussite argentine, c’est le caractère désuet du système de jeu. Plus personne ou presque ne joue en 3-2-5, le 3-4-3 (ou 4-3-3) est déjà là. Et puis physiquement, la CM 1954 a marqué une rupture que l’Argentine ne semble pas avoir encore assimilé.

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      1. Oui le football argentin est dépassé et tactiquement à la rue dans les années 1950. Il se « coupe » et se regarde le nombril depuis 1953 et sa « fameuse » victoire contre les Anglais.
        Individuellement, il y a toujours du talent (Grillo, Sanfilippo, Menendez, Corbatta, Dellacha, Angelillo, Maschio, Sivori …) mais l’ensemble collectif est défaillant. La position même de directeur technique n’est vu qu’avec peu d’intérêt, un nom à remplir sur la feuille tout au plus.
        Je ne crois absolument pas que même au complet la Celeste aurait rivalisé en 1958. Elle aurait mieux figuré peut-être, mais ne ce serait pas mêler à la victoire finale à mon avis.

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  3. Y’aurait de jolis parallèles à faire sur les quintets fameux du foot. En particulier, les membres les moins connus. Je pense à Osvaldo Cruz chez les Carasucias ou Juan Carlos Muñoz chez la Maquina. Albano chez les Cinco Violinos au Sporting ou Santos chez les Magnificos de Saragosse…
    Des éléments primordiaux mais pas suffisamment mis en avant. La cinquième roue du carrosse en gros.

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      1. Peut-être Maryan Wisniewski dans le quintet français de 58? Attention, je ne compare pas Maryan Wisniewski à Pardeza! Hehe

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      2. Quoi ??? Laisse moi Maryan en dehors de ça ! ^^
        (tiens heureusement que j’ai publié mon top sang et or avant la fin de saison, parce que vu l’équipe là, j’aurais du le refaire hehe..)

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      3. Tu peux toujours faire un supplément. Cette saison lensoise le mérite!

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      4. Le saviez-vous ?
        Le fameux quintette aligné 5 fois en 58, Vincent-Piantoni-Kopa-Fontaine-Wisnieski n’ a jamais pu être reconduit après. Etonnant, non ?

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      5. Puisque vous parlez de Maryan Wisnieski, saviez-vous qu’il y eut un autre Maryan en Equipe de France ?

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      1. Dans ma longue liste de sujet, j’ai coché Ferenc Bene. J’adore ce joueur.

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      2. Bene, Albert, Farkas… La dernière grande équipe de Hongrie, celle de la Coupe du monde en Angleterre.

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      3. Avec l’ami Budaï
        On ne se quitte jamais
        Attendu qu’on est
        Tous deux natifs d’Buda !

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  4. De ces brésiliens, Valentim est celui qui a le plus réussi et qui a laissé une trace durable dans son club.
    Valentim est une devenu une figure de ce Boca des années 1960, souvent considérée comme « l’une des plus belle », le club xeneize sortait d’une décennie 1950 bien médiocre et s’est hissé parmi les meilleures équipes du continent au mitan des années 60.
    Valentim s’est également illustré dans les superclasicos puisqu’il détient le record du club dans le nombre de buts marqués contre River. Le brésilien a aisément sa place dans les meilleures attaquants passé par Boca. L’autre joueur brésilien à retenir c’est Orlando, le défenseur qui a aussi bien contribué au football boquense.

    Coté River, Delém aussi a plutôt bien réussi, mais étant donné que comme le remarque Verano les années 1960 sont pas terribles pour River, et que bons nombre de buteurs ont bien plus de poids historiques , il lui reste moins de place et plutôt réduit à son fait le plus marquant (cette histoire de péno décrite dans le texte).

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  5. le Guillermo Stabile dont tu parles au début de l’article c’est bien le même qu’en 1930 et le 1er meilleur buteur des coupes du monde?
    merci pour ces histoires de superclassico

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    1. C’est lui ! Venu au Genoa après la CM pour relancer le club, il se blesse rapidement et participe au déclin du Griffon. Passé par le Napoli, il est au Red Star juste avant la guerre. Un thème pour Bobby, Stábile au Red Star !

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      1. Comment est il arrivé, son adaptation à la vie parisienne, son bilan, oui, ce serait intéressant car pour ma part je ne sais pas grand chose de cet épisode.

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      2. Moi non plus, hormis que ce ne fut pas fameux.
        Stabile ne retrouve jamais son niveau d’avant sa fracture, le Red Star est alors faiblard et végète dans le bas de classement de la D1 (il est même relégué en D2 en 38).
        Mais il y a une grande victoire de Paris contre Vienne où Stabile en plante 3.
        Je m’y pencherai.

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      3. Stabile aux Bosses ou Alberte aux Mureaux ?
        on veut sachoir !

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  6. Merci aussi pour cet article, Verano.

    Sitôt digéré, assimilé et transformé l’aliment-football apporté par les Brits, j’ai parfois l’impression que « Buenos Aires » (façon très schématique de parler) se sera, et fort rapidement, en quelque sorte suffi à elle-même.

    A travers les décennies, y eut-il quoi que ce soit de pérenne et de profond, à relever parmi des apports exogènes survenus au sein des scènes/traditions footballistiques argentines??

    Les entraîneurs, même.. Le Brésil eut, et semble d’ailleurs retrouver, le goût d’idées et méthodes transatlantiques.. mais l’Argentine??

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    1. J’ai en tête Galeano, qualifiant les footballs rioplatense d' »enfants turbulents » des Britanniques, des rejetons qui tracèrent leur chemin propre..et à force devenus impénétrables pour ce qui avait cours ailleurs?

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      1. Eh, ma question a à peine une demi-journée : tracasse, dis!

        En lisant un com de ajde (je crois que c’était lui), je vois que, à l’instar d’ailleurs de l’Uruguay, l’Argentine recourut au football pour bâtir son identité et – plus intéressant, je trouve -, en se dédouanant, dans la construction de ce récit, de toute dette footballistico-culturelle par rapport au vieux continent?? (points d’interrogation requis, car pas sûr d’être fidèle au message de..ajde?)

        De quoi considérer autrement l’aspect peut-être impénétrable de ces football rioplatense? Ou tout du moins jadis?

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      2. Bon, je profite d’une pause pour te répondre car ta question est intéressante. Je précise que je n’ai pas la science infuse mais tout confirme cette « autosuffisance » argentine.

        Comme je le rappelais dans l’article sur Gardel et Samitier, le foot argentin est sous influence britannique jusqu’aux années 1910, au moment où La Academia lui donne un coup de vieux. C’est ce que Ajde dans son article sur Tesoriere illustre en parlant du football criollo ou des potreros, celui des immigrés italiens, basques, galiciens… qui nourrissent très rapidement un sentiment d’appartenance à la nation argentine, presqu’en réaction à l’entrisme britannique. Ce football criollo est plus technique que celui importé par les Britanniques à Alumni ou Quilmes et jamais ce dernier ne reprend le dessus par la suite (à titre anecdotique, j’avais raconté l’épisode datant de la fin des années 40 je crois durant lesquels Newell’s avait tenté l’expérience de trois Écossais. Un fiasco !). En fait, ce qui reste longtemps, ce sont les termes anglais : portero est largement concurrencé par goalkeeper dans le langage courant, et wine (pour wing !) met du temps a être supplanté par extremo.

        Celui qui amène une nouvelle influence est sans doute le Hongrois Hirschl, en ayant compris que la virtuosité des joueurs argentins associée à un jeu collectif typique d’Europe centrale ferait des ravages. Mais il bénéficie aussi à River de joueurs supérieurement intelligents, Peucelle étant le symbole du leader tactique capable d’ajuster le dispositif en cours de match.

        Par la suite, je ne perçois pas d’influence étrangère déterminante, au risque de voir l’Argentine se prendre un mur comme en 1958. Le football étouffant des années 1960-70 est certes proche du catenaccio italien (Toto Lorenzo le revendique par exemple, influencé par ses années en Serie A) mais a ses propres déterminants me semble-t-il. Victorio Spinetto à la tête de l’Albi 59 reproduit ce qu’il a déjà mis en œuvre à Vélez, Zubeldía a théorisé son propre football avec un adjoint (dont je ne retrouve plus le nom)… Et dans les années 60, El Equipo de José (Pizzuti au Racing) est un embryon de football total, où les courses des joueurs sont fondamentales. Plus tard, Menotti et son football offensif, sans nier une influence, ne se revendiquent pas du football néerlandais à l’inverse du phénomène naissant au Brésil avec Coutinho.

        Celui qui aurait pu laisser une empreinte forte, c’est Tim, le coach brésilien. Sans doute un des entraîneurs les plus sous estimés (tout ce que j’ai lu le concernant me séduit hormis la toute fin de son mandat avec le Pérou en 1982). Très subtil psychologiquement mais aussi tactiquement, capable de dispositifs novateurs. Son titre avec San Lo à la fin des années 60 est un des plus remarquables de l’histoire argentine, avec un jeu offensif dissonant avec celui des autres équipes du moment . Mais il ne reste même pas 2 ans en Argentine et est surtout connu pour sa souplesse, ce qui le rend difficile à associer à un système particulier.

        Pour conclure, tu as raison, le foot argentin est sans doute un de ceux restés les plus hermétiques aux influences étrangères.

        Traduis toi cet article si tu le peux, c’est passionnant.

        https://abrilacancha.com.ar/2021/11/26/del-potrero-al-laboratorio-historia-tactica-del-futbol-argentino-1891-1978/

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