Trilogie chilienne – El Mortero

El Mortero. Le mortier dans la langue de Cervantès. Tout un programme… Le pied gauche de Jorge Aravena était d’une puissante folle. Et d’une précision sans égale. Il fait parti de cette liste, longue comme le bras, de joyaux latinos ayant écrit leurs légendes sur leur continent. Sans avoir à traverser l’Atlantique ou de manière furtive, presque anecdotique.

A l’instar de José Manuel Moreno, qui illustrait le premier tome de notre trilogie chilienne, il fut une gloire de Católica. Et comme El Charro, il est immensément aimé en Colombie et au Mexique. Mais s’arrêtent ici les comparaisons avec l’illustre Argentin. Leurs styles et époques étaient bien différents. Et ce n’est pas déprécier le talent du Chilien que d’affirmer qu’ils sont peu nombreux à pouvoir prétendre s’asseoir à la table de Moreno… Pourtant il existe un exercice où Aravena était incontestablement supérieur, celui des coups francs. Car parler d’Aravena au regard noir, qui se prépare à botter un coup franc, c’est se pencher sur un des plus grands spécialistes de l’histoire…

Une éducation

Jorge Aravena n’est pas du genre à se laisser déborder par ses sentiments. Pas son éducation. Quand il raconte de nos jours son périple professionnel, c’est toujours avec retenue et pudeur. Une pudeur qui se lit dans chacune de ses rides quand on aborde son enfance. Son père était fan de Magallanes, l’étendard de San Bernardo, dans la banlieue de Santiago. Jorge le devint également. Le père avait tracé une ligne et personne ne pensait à en dévier à l’époque…

Pas paumé dans les études, où il excelle en mathématiques, le jeune Jorge n’envisage néanmoins aucun plan B. Il s’est toujours imaginé footballeur et ce ne sont pas les échecs successifs avec Universidad de Chile et Colo Colo en catégorie infantil qui vont le déstabiliser. Pas facile pourtant de rebondir quand on vous déclare inapte à une carrière… Arevana, fin stratège, rejoint alors un club de seconde zone, Lan Chile en 1975. Les rencontres finissent régulièrement par une défaite mais Aravena, doté d’une force de frappe unique et d’une confiance infinie en son destin, y peaufine quotidiennement sa technique. Des heures et des heures de travail dans l’anonymat jusqu’au jour où il abat Católica d’un maître coup franc qu’un ado de 16 ans normalement constitué ne devrait pas être en mesure de planter.

Ce match est le tournant de la vie de Jorge. Épatés, les dirigeants de Católica lui offrent immédiatement un contrat. Enfin pro, il reçoit un salaire de 2 000 pesos, fait ses débuts en sélection junior face au Bresil et partage les vestiaires du tueur à gage uruguayen Juan Carlos Masnik et de l’idole locale, Gustavo Moscoso. Néanmoins, il était écrit que rien ne lui serait servi sur un plateau. Bien que ne vivant pas sa meilleure période, Católica ne lui offre que des bribes d’élite. N’hésitant pas à nouveau à reculer pour avancer et souhaitant absolument jouer, il exige d’être prêté afin de s’aguerrir. Santiago Morning et Naval seront ses nouveaux ports d’attache. Il y est brillant, devient pour les fans du coin, el Cañon. Et, ironie du destin, lutte pour le titre tandis que Católica prie pour ne pas descendre au deuxième échelon ! En 1983, les Cruzados délaissent enfin leur politique dépensière inefficace, Jorge est rapatrié. Católica gagne deux championnats coup sur coup grâce à un Aravena sacré capocannionere de la ligue. Dont un paquet de tiros libres

El gol imposible

En 1985, le Real Valladolid réalise un grand coup. A la barbe de clubs plus puissants, il obtient en prêt Aravena grâce aux conseils avisés de son compatriote Patricio Yañez et de l’arrivée du coach Vicente Cantatore. Dans cette ville de Castilla y León aux effluves étonnamment chiliennes, Jorge va prouver aux observateurs qu’il ne craint pas les terres inconnues. Dès sa deuxième apparition en Liga, il fusille le pauvre Nkono ! D’autres subiront le même sort… Zorilla est sous le charme et Valladolid se paie le scalp de l’Atletico au Calderón ou de la future Quinta à domicile, squattant de longues semaines les premières positions. Las, le sprint final sera fatal. Valladolid échoue dans sa quête de places européennes, poursuivi par les absences de ses cadres, et n’a malheureusement pas les liquidités pour s’offrir définitivement Jorge. Celui-ci maîtrise désormais sur le bout des doigts les décalages horaires car son pays ne peut plus se passer de sa patte gauche…

Présent en sélection dès la Copa America 1983, Aravena tient depuis quelques temps le Chili à bout de bras. Placé dans le groupe de l’Équateur et de l’Uruguay, dans la course au Mondial mexicain, Jorge impose sa hargne et devient le guide, le modèle à suivre. Il offre un doublé à son peuple, face à l’Équateur, lors d’une grande démonstration à domicile, avant d’inscrire son but signature. Celui qui le fera entrer définitivement dans la postérité du foot chilien… Le 24 mars 1985, à Santiago, le Chili doit absolument battre l’Uruguay si il veut encore rêver. Hugo Rubio a ouvert le score mais la bande de Francescoli se fait de plus en pressente. Víctor Diogo commet une faute brutale, sur l’aile droite, à proximité de la ligne de sortie de but. L’angle est réduit, le gardien uruguayen, Rodolfo Rodríguez, est un bon gardien et, comme le souligne le commentateur chilien, « les Uruguayens se préoccupent de l’emplacement de la faute mais personne ne se préoccupe de la distance du mur » lorsque Jorge s’empare de la gonfle : « J’ai pensé à marquer dès que Rodolfo Rodríguez (gardien de 1,91 mètre) a changé d’option. Il était d’abord au deuxième poteau, puis il est allé au premier poteau, quand il a vu surgir Carlos Caszely et Lizardo Garrido. »

80 000 Chiliens explosent dans une même respiration. Une secousse sismique ressentie jusqu’à Valparaíso… Le cynisme de l’Uruguay finira par avoir la peau d’Aravena, comme le feront Romerito et le Paraguay en Play-Offs par la suite. Au sommet de sa forme, Jorge ne verra donc pas le Mexique malgré son statut de meilleur buteur des qualifications du continent. Futile consolation et un déchirement de plus pour le milieu offensif aux 22 pions en 36 capes…

De Cali à Puebla

Valladolid n’ayant pu se l’offrir, Aravena rentre à Católica mais quelques mois seulement. Le foot colombien, dopé à l’argent du narcotrafic, achète tout ce qui brille sur le continent. Jorge rejoint le Deportivo Cali en 1986. Si l’étoile de l’America, dominatrice depuis des lustres, finit par pâlir, le Deportivo ne peut rien face aux Millonarios d’Arnoldo Iguarán. Choyé par Cali, Jorge apprécie l’exubérance locale, sa musique et ses couleurs. Et profite allègrement de la vista du jeune Carlos Valderrama. Une alchimie sans couronne qui laisse un goût d’inachevé même si Aravena est sacré meilleur buteur du championnat. Le 27 septembre 1987, Aravena marque un quintuplé face à Tolima. Trois buts sont des coups francs. Un exploit qu’il avait deja réalisé avec Católica. Et encore il ne joua qu’une heure face à Tolima, à cause d’une amygdalite…

Sentant peut-être le vent tourner, dans un championnat bientôt interrompu pour le meurtre d’un arbitre, Jorge envisage désormais son avenir sous d’autres latitudes. Le Necaxa mexicain lui fait les yeux doux mais c’est finalement Puebla qui remporte la mise. Le Deportivo Cali ne s’oppose pas au départ de celui qui est considéré comme le meilleur joueur de la ligue et ira jusqu’à lui payer les six derniers mois de son contrat.

En 1988, à Puebla, Aravena retrouve un compatriote, le puissant Carlos Poblete. Heureux présage, le duo va terroriser les défenses aztèques pendant trois ans. Dès sa première saison, Jorge marque 28 buts en championnat. Poblete, pas en reste, en colle 22 ! Les fans camoteros songent à un nouveau titre, comme en 1983. L’arrivée de Manuel Lapuente et de son inséparable béret est décisive. Puebla marche sur l’adversité et remporte toutes les compétitions en 1990. Championnat, Coupe et le titre honorifique si jalousé de Campeonísimo. Ils ne sont que cinq clubs dans l’histoire à avoir réalisé ce doublé.

Une nouvelle fois, celui que l’Universidad de Chile considérait comme trop malhabile pour porter sa tunique, est élu meilleur joueur d’un championnat. Il quitte le Mexique en 1991, emportant dans ses bagages, comme le fit d’ailleurs Moreno, un surnom, el Mortero, qui deviendra comme une seconde peau. Les fans de Puebla n’ont plus goûté au plaisir d’un sacre depuis lors. Et celui qui supplantera Aravena dans leur Panthéon n’est peut-être pas encore né. Jorge prolonge l’aventure quelques mois supplémentaires au Brésil, du coté de Portuguesa. Avant de finir sa tournée des clubs communautaires chez lui, à l’Unión Española et à l’Audax Italiano. Une Coupe Latine à lui tout seul, ce Jorge… Ayant marqué quasiment 300 buts dans sa carrière, son talent, son pied gauche foudroyant auraient certainement mérité de se jauger au moins une fois au gratin mondial. Il en fut autrement. Sur ce sujet, Jorge n’exprime pas de regrets particuliers, il ne regarde jamais en arrière de toute façon. J’espère que ce petit voyage donnera à nos lecteurs l’envie d’en savoir plus sur le Mortero. Car, sans faire offense aux magnifiques Zola, Platini ou Baggio, quand on cause d’Aravena, l’auteur de plus de 60 buts sur coup franc en matchs officiels, c’est du côté de Zico ou Juninho que l’on se tourne…

18 réflexions sur « Trilogie chilienne – El Mortero »

  1. « Le cynisme de l’Uruguay finira par avoir la peau d’Aravena ». Khia évoque sans doute un geste qualifié d’historique à Montevideo. Au retour, l’Uruguay mène 1-0 et est qualifiée quand le Chili obtient un coup franc à 20 mètres du but de la Celeste.
    Aravena se prépare à le frapper et évidemment, tout le Centenario tremble. A droite du tireur, en dehors du mur et sans doute à cinq ou six mètres du ballon, le petit ailier uruguayen Venancio Ramos observe la scène. Alors qu’Aravena s’élance, le bras de Ramos entame un balancier. Juste avant la frappe, l’Uruguayen lance un citron ramassé sur la pelouse, probablement oublié par un soigneur lors d’une intervention précédente. Au moment où le ballon quitte le sol, le citron le heurte. Ramos et les Uruguayens sont convaincus que c’est ce qui change la trajectoire de la balle qui s’envole largement au-dessus du but. A vitesse réelle, personne n’a vu l’action, ni l’arbitre, ni Aravena. Révélé après le match, le geste devient pour toujours « el limonazo de Venancio Ramos ».

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    1. au milieu des années 1980, Ramos est venu jouer à Lens. 2 saisons il me semble, dont une bonne quand Lens termine européen (1986). C’était quand même une belle recrue, international, vainqueur de la Copa América et de la Libertadores, il jouait dans l’un des meilleurs clubs au monde, Peñarol; hyper technique, dont un but mémorable au Parc.

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    2. Merci Verano. Je connaissais cet épisode mais je t’avoue que je l’avais complètement oublié en écrivant ces lignes. On parlera rapidement de Ramos dans quelques jours…

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    3. Ca réclame quand même un sacré savoir-faire balistique, que de pouvoir dévier un ballon en lançant en l’air un citron :), pourquoi y a que chez eux que ça arrive des histoires pareilles???

      Je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam ce joueur, merci Khia car fameux client de surcroît. Et son inspiration sur ledit « but impossible » me paraît inverse de celle du gardien, mais bon, vu l’ambiance palpable, l’enjeu..

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      1. Comme je le disais à Verano, je connaissais cette anecdote mais elle n’est pas apparue dans les textes, majoritairement chiliens et un peu mexicains et colombiens, que j’ai lus. Donc je l’ai zappée.
        C’est possible que l’histoire du citron soit avant tout une histoire uruguayenne.

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  2. À la une de Deporte Total, il est question de Barry McGuigan et Juvenal Ordenes, boxeurs en poids plumes.
    L’Irlandais est devenu champion du monde en juin 1985 et les journalistes chiliens imaginent que leur boxeur, Ordenes, va l’affronter pour le titre. Il n’en sera rien et malheureusement pour lui, Ordenes obtiendra sa seule chance mondiale contre le phénoménal ghanéen Azumah Nelson et perdra sur KO.

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    1. Je ne connais pas Ordenes. Le seul boxeur chilien qui me vient est le poids lourds Arturo Godoy qui a plus de 90 victoires et un championnat du monde perdu face à Joe Louis aux points. Godoy fait parti des grands lourds sud-américains.

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    2. Et McGuigan était un très bon boxeur. Quant à Azumah Nelson, on parle du plus grand boxeur africain avec le Nigerian Dick Tiger. Il a un combat épique avec Salvador Sanchez, une grande victoire face Wilfredo Bazooka Gomez et des guerres avec l’Australien Fenech. Nelson est du même bled au Ghana que Ike Bazooka Quartey.

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  3. Instructif. Le prochain sera-t-il Don Élias ?
    Belle liste de tireurs de coup-francs. On peut peut-être rajouter Siniša Mihajlović, Didi, le gardien Céni et le joyau Dzajic. Ce dernier était arrivé à la surprise générale à Bastia en 1975 à 29 ans. Beaucoup de personnes pensaient qu’il était fini pour venir jouer à Bastia. Après quelques jours d’entraînement, il joua son premier match avec le Sporting contre Servette. Résultats : 3 buts pour Djazic dont deux sur coup-francs et un sur penalty (c’est le capitaine de Bastia qui lui avait demandé de le tirer). Quelques jours plus tard, deux autres buts contre Sion. Une histoire d’amour venait de naître…

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    1. Mate dans nos archives, Verano avait fait un texte sur Djazic. Gaucher fantastique. Et non, ce ne sera pas Figueroa! Même si il y a énormément à dire sur ce grand défenseur.

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  4. Salut à tous

    Juste une triste info sud Américaine que vous ne trouverez pas sur les sites ou journaux Français, le décès à 59 ans à peine de Fabian Cancelarich ancien de Ferro Carril Oeste et troisième gardien à la coupe du monde 1990.

    Trop jeune pour mourir….

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      1. Salut Khidia

        Il me semble qu’il y a avait Hector Cuper dans cette équipe.

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      2. Oui, Garré, le champion du Monde 86. Cañete le très bon milieu du Paraguay et Cuper.

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      1. Il y en a un auquel il n’avait pas été rajouté de H à son nom mais qui connu un destin tragique dans les années 2000, il s’est suicidé vers l’age de 20 ans…Mirko Saric de San Lorenzo….

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