Série Jesús Gil y Gil – La chute du Gros (3/3)

Gil y Gil est réélu à Marbella en 1995 et l’Atlético est sacré en Liga en 1996. Rien ne semble pouvoir contrarier les desseins putrides d’El Gordo, comme si l’Espagne s’était définitivement faite à l’idée que la corruption et les malversations étaient les ingrédients essentiels aux success-stories. Pour le grand public, Gil est intouchable. Pour preuve, il est probablement le seul Espagnol à avoir été gracié par Franco puis par les socialistes[1]. Une illusion car l’empire de Gil va s’effondrer comme un château de sable.

L’Atlético en Segunda

L’Atleti del doblete 1996 ressemble à un feu de paille en dépit d’une politique de recrutement ronflante sur la fin du millénaire : Juan Esnáider, Radek Bejbl, Juninho Paulista, Christian Vieri, Juan Carlos Valerón, Vladimir Jugović, Rubén Baraja, Santiago Solari, Jimmy Floyd Hasselbaink, José Chamot, Joan Capdevila, Hugo Leal… encadrés par des coachs comme Arrigo Sacchi ou Claudio Ranieri. Les deux demi-finales de Coupe d’Europe[2] sont vite effacées par le désastre que représente la saison 1999-2000 : après 61 années de présence continue en Liga, l’Atlético est relégué.

Gil y Gil et Christian Vieri, des hommes de goût.

Selon Kiko, le gladiateur colchonero, la catastrophe trouve son origine dans les difficultés judiciaires du club et de ses dirigeants. : « dans ce vestiaire, on n’a jamais parlé de football durant toute l’année et il était impossible de performer. Nous étions condamnés dès le départ. » Car, enfin, la justice s’intéresse aux pratiques de Gil y Gil. Le scandale éclate au grand jour en janvier 1999 : Gil est accusé d’avoir détourné des sommes considérables des caisses de Marbella au profit de l’Atlético dans le cadre du sponsoring maillot. Il est en outre suspecté d’avoir cédé, en les surestimant, les droits de joueurs africains inconnus à des sociétés lui appartenant dans le seul but d’organiser des transferts de fonds pour désendetter les Colchoneros (affaire connue sous le nom de « Caso Negritos » !). Incarcéré durant trois jours, il est hospitalisé pour raison de santé avant d’être libéré sous caution. Insensible à ses propres turpitudes, sourd aux alertes d’un corps difforme prêt à l’abandonner, El Gordo refuse de capituler et est réélu une troisième fois à la mairie de Marbella en se réfugiant derrière la rhétorique primaire de l’homme politique victime de pseudo-complots.

Pauvre Gordo, les ennuis s’amoncellent. La supercherie ayant consisté à acquérir 95% des parts de l’Atlético contre une somme dérisoire en 1992 est officiellement dévoilée en décembre 1999. Un juge ordonne la destitution de l’ensemble du conseil d’administration du club. L’administrateur judiciaire désigné, Luis Rubí, met au jour des manipulations d’une ampleur insoupçonnée, un florilège de délits financiers : fraude fiscale, corruption, détournement de fonds, liste non exhaustive.

Gil et son vice-président Cerezo à la sortie d’une audience.

Activant les ressorts du populisme le plus crasse, Gil conserve le soutien de nombreux supporters, notamment ceux du Frente Atlético, rendant particulièrement complexe et périlleuse l’action de Luis Rubí. Les joueurs eux-mêmes se liguent contre l’administrateur judiciaire, et pour cause ! Celui-ci applique strictement les conditions salariales prévues au contrat et met fin aux rémunérations occultes. Cette décision se répercute dans les résultats, les motivations réelles d’une partie de l’effectif apparaissent au grand jour et la phase retour du championnat est un chemin de croix.

Entre-temps, sans qu’on n’en connaisse les motifs profonds, le juge en charge de l’affaire autorise le Conseil d’administration à reprendre la gestion d’un club au bord de la faillite[3]. Luis Rubí s’efface amèrement : « je pense que nous avons envoyé à la société le message selon lequel le football est intouchable et qu’il peut faire ce qu’il veut. » Le retour de Gil aux commandes ne permet pas d’endiguer la chute de l’Atlético, officiellement relégué le 6 mai 2000.

Marbella, cimetière du gros mammifère

Comme un vieil acteur fatigué, vêtu d’amples sahariennes ou de blouses tropicales, avachi dans de profonds fauteuils, El Gordo reprend ses élucubrations auprès de la presse mais il peine à convaincre son auditoire, soudainement moins indulgent avec lui. Les affaires se multiplient autour de sa gestion de Marbella, le fief à partir duquel il prospère « comme une bactérie dans une société en décomposition », selon l’expression de sa rivale socialiste locale.

Les piscines, des lieux propices à l’épanouissement des grosses bactéries.

Longtemps, le dispositif d’enrichissement ternaire assis sur le pouvoir politique, la mainmise médiatique (grâce à un journal distribué gratuitement et une radio) et la corruption judiciaire suffit à préserver Gil d’une destitution de Marbella et des enclaves espagnoles au Maroc, conquises avec des proches ayant rejoint le gilismo. Mais au début de l’an 2000, le système s’effondre d’un seul coup quand une des principales juges de Marbella est dessaisie des affaires qu’elle instruit avec une paresse coupable. Dès lors les dénonciations combinées à des actes de repentance se multiplient et dévoilent les écrans de fumée constitués par la clique à la tête de Marbella à travers de (quasi) inextricables flux financiers.

Des magistrats s’attellent à la tâche et détricotent une à une les transactions véreuses entre les 23 sociétés municipales de Marbella et les autres entités détenues par Gil, dont l’Atlético. L’affaire du contrat de sponsoring bidon, appelé dans la presse « el caso de las camisetas », amène El Gordo devant le Tribunal de Malaga durant l’été 2000. Condamné à 28 ans d’inéligibilité et six mois de prison en première instance, l’exécution des peines est suspendue le temps d’interminables procédures, devant l’Audience Nationale (tribunal sans limite de territoires se saisissant des affaires les plus graves), le Parquet Anticorruption et le Tribunal Suprême. Pendant tout cette période, il est bruyamment soutenu par ses administrés malgré l’endettement record de la ville. La sécurité n’a pas de prix, Patrick Balkany peut le confirmer.

Le marathon judiciaire relatif à cette affaire prend fin en avril 2002, quand le Tribunal Suprême confirme la condamnation initiale de Jesús Gil y Gil. Il doit donc renoncer à la municipalité de Marbella et, pour la troisième fois de sa vie, il retourne derrière les barreaux à cause d’un juge « misérable, déséquilibré et lâche ». Oh, ça ne dure pas longtemps, à peine une semaine, le temps de réunir la caution requise pour sa libération.

Epilogue

Au printemps 2003, tout en demeurant l’actionnaire principal, El Gordo cède la direction de l’Atlético à Enrique Cerezo, compagnon d’armes, vice-président depuis 1987 et acquis à Gil, « un homme de bien, honnête et travailleur». Epuisé par les batailles judiciaires, il meurt d’une thrombose cérébrale un an plus tard, à 71 ans. 15 000 personnes se recueillent devant sa dépouille installée dans l’enceinte du Vicente-Calderón.

Sa disparition et des prescriptions éteignent la plupart des procédures, notamment celles en lien avec la gestion de l’Atlético. Cela n’est pas le cas de certaines affaires concernant Marbella où l’équipe municipale doit rendre des comptes sur l’invraisemblable urbanisation de la ville, 30 000 des 35 000 logements construits depuis l’élection de Gil en 1991 l’ayant été illégalement. Celle qui a succédé à Gil tombe en 2006 en compagnie de sa première adjointe, l’ancienne opposante socialiste qui qualifiait El Gordo de « bactérie ». Parmi les « victimes » de l’épuration, Tomás, l’ancien arrière droit de l’Atlético et de la Roja[4] : le conseiller municipal de Gil goûte à son tour à l’incarcération.

L’Atlético met deux saisons à retrouver la Liga et traverse la décennie des années 2000 dans l’ombre des cadors espagnols. Surendetté, il se redresse grâce à la requalification par la municipalité madrilène de terrains en zones constructibles. L’immobilier, toujours l’immobilier, Jesús Gil y Gil avait bien raison de considérer ce marché comme le moyen le plus rapide de s’enrichir… Aujourd’hui, ses descendants et le président Cerezo détiennent toujours un club acquis de manière frauduleuse en 1992.

Enrique Cerezo pose avec le Trofeo Memorial Gil y Gil remis au vainqueur d’un match amical entre l’Atlético et Numancia.

[1] Gracié partiellement par Franco après le scandale de Los Ángeles de San Rafael (voir la première partie consacrée à Gil y Gil), il l’est également par le gouvernement socialiste après une condamnation en lien avec une transaction immobilière frauduleuse. Sans cette grâce, il aurait été inéligible à Marbella.

[2] Elimination en Coupe de l’UEFA face à la Lazio en 1997-1998 et Parme la saison suivante.

[3] La FIFA tranche en faveur de l’Atlético un litige l’opposant aux Glasgow Rangers à propos du transfert du Roumain Daniel Prodan et offre une soupape financière alors que le club est au bord de la cessation de paiement.

[4] Tomás Reñones, 19 sélections et 483 matchs avec l’Atlético. Seuls Koke et Adelardo le devancent.

21 réflexions sur « Série Jesús Gil y Gil – La chute du Gros (3/3) »

  1. Bon.. On avait dit « pas le physique », mais il aurait fait l’affaire comme Pingouin dans le Batman de Burton. Puis je vois aussi du Philippe Noiret, années 70 du moins, du Pasqua plus tard.. Bon, ces considérations dignes de mes 100 kilos mises de côté, à vrai dire je ne sais vraiment que penser de ce genre (??) de personnages, impossible de me projeter en lui, de lui imaginer une vie intérieure.. Il y en a une forcément, mais je ne parviens décidément pas à me représenter ce qui anime et porte un tel coco. Comme un monde que je ne connaîtrais pas.

    S’il eut des enfants, qu’en dirent-ils?

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    1. Il a eu 2 fils qui ont marché dans ses pas. L’un des deux a été élu sous l’étiquette du GIL dans je ne sais plus quel patelin avant de se reconvertir dans l’immobilier. Et ils détiennent la majorité des parts de l’Atlético, donc tout va bien pour eux eh eh.

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      1. C’est vraiment scandaleux ça, que la famille Gil continue à detenir les actions de l’Atlético après les décisions de justice contre eux (pour l’anecdote, dans la version espagnole l’oncle Picsou de Disney et appelé « tío Gilito »).

        Au fait, Tomás Reñones, dont on parlait dans les commentaires du deuxième volet et qui est aussi cité par Verano dans ce troisième, est depuis deux ans « team manager » de l’Atlético. Bon et loyaux services, donc…

        Merci Verano pour cette superbe série.

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  2. Sa disparition arrange tellement de monde … comme tous les mafieux ( clin d’œil berlusconien ) ! C’est incroyable que l’Atletico soit encore détenu par sa clique ! Il y en a qui sont nés avant la honte quand même…
    La vente et destruction du regretté Vincente Calderon fait partie du processus de désendettement ?
    Et Marbella , c’est resté au même point ? On referme la poubelle et c’est bon ?
    C’est dingue comme la dégueulasserie la plus répugnante en affaire peut fasciner …

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    1. Je ne connais pas la vie politique de Marbella mais de ce que j’ai lu, les finances de la ville ont été assainies par celle qui a été élue à la suite de la clique Gil. Pour le reste, j’en sais rien !
      Ce qui a sans doute permis à Gil de tenir si longtemps avant que tout ne s’effondre, c’est le désarroi politique de l’Espagne. Après Franco et la phase de transition vers la démocratie, Felipe González et le PSOE ont incarné le changement et l’espoir d’une Espagne plus juste. Quelle déception ! Y a-t-il eu plus de scandales que sous son long règne ? Les affaires de corruption se sont multipliées, les GAL ont été créés pour lutter contre l’ETA et le pays a perdu définitivement confiance dans ses hommes politiques. Dans cet univers vicié où tout s’achète, un type comme Gil ne pouvait que prospérer. Il tombe quand le PP prend le pouvoir. Selon certains observateurs, en venant sur le terrain de jeu d’Aznar, donc à droite, Gil devient gênant et ne bénéficie plus de la clémence judiciaire qui a prévalu jusqu’alors. Peut-être.

      Pour ce qui est du Vicente-Calderón, sa destruction intervient bien après que le club se soit refait une santé financière en vendant des terrains devenus constructibles sur décision municipale, vers 2006-2007 de mémoire (il me semble que le Real avait également bénéficié de ce coup de pouce politique).

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      1. Marbella est actuellement un haut lieu de la drogue et de plusieurs mafias (russe et italienne, principalement) qui détient un record de voitures de luxe.

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  3. Verano amigo tu lui a taillé un costard sur-mesure dis donc… la légende de la photo où il entre dans la piscine est bien acide et clairement pas édulcoré !

    Je ne te prêtait pas spécialement l’art du sniper où de la gachette (quoique ici il y a un côté bombe atomique ou bazooka à absolument canoniser) mais force est de constater que ça te vas à la perfection.
    Vengeur masqué, justicier ou que sais-je… tu n’a plus qu’à signer tes récits d’un V, à la pointe de ta plume en lieu et place de la plus pointue des épées !

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  4. Sur la photo de garde, à la gauche de Schuster, on voit l’Autrichien Rodax. Qui ne fut pas un grand succès. Petite mode autrichienne en Liga, à la suite de la magnifique saison à plus de 30 buts de Poster à Seville en 90. Andreas Ogris signera également pour l’Espanyol sans plus de succès…

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  5. Ça avait l’air d’être très folklorique l’Atletico dans les années 90 ! Je n’imagine même pas toutes les choses qu’on ne sait pas et qu’il a emporté dans sa tombe avec lui.

    N’étant pas du tout hispanophone, comment prononce-t-on « Gil » ? À la française comme Gilles ou avec l’espèce de sont « R » à l’espagnole ?

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  6. Les saisons en d2, c’est l’éclosion du Niño Torres. D’ailleurs, je me demande si j’ai deja vu un mec chuter de niveau aussi durement que Torres. A la suite de son transfert à Chelsea et de sa blessure avant le Mondial 2010. Lui qui avait été fantastique avec Liverpool, est devenu un joueur emprunté et timoré, constamment à contretemps sur ses prises de balles. Ça faisait de la peine de le voir conduire le ballon… Une perte de physique et de confiance rarement vue…

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  7. Le footballeur peut rendre fou certains présidents : Roger Rocher, Daniel Hechter, Claude Bez et Bernard Tapie ont tous connu des problèmes. Heureusement, Bastia n’a jamais connu ce genre de problèmes…

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      1. Étrangement, ce nom n’est pas gravé dans ma mémoire au contraire de Paul Natali et du Lion de Vescovato (Orlanducci).

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      2. Désolé Odegaard. Tes commentaires étaient passés en indésirables. J’ignore pourquoi…

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