Trilogie chilienne – Quand José Manuel Moreno débarque à Santiago…

Santiago de Chile, février 1949, Sergio Livingstone est de bonne humeur. Mais a encore du mal à y croire. Le Charro est à ses côtés, souriant et blagueur comme toujours. Dans l’assistance, personne ne sait mieux que le légendaire gardien de Católica ce que représente l’arrivée de l’Argentin. Elle est insensée cette histoire… Mais de quel Argentin parle-t-on ? De José Manuel Moreno. Tout bonnement le plus grand joueur de la décennie. Et pour beaucoup d’observateurs, bien plus… Livingstone se remémore alors leurs confrontations. Albiceleste-Chili en Copa America, Racing face à River. La pression inhérente et le plaisir à affronter la mythique Máquina… Le passage du Sapo Livingstone à Avellaneda fut furtif mais brillant. Il aurait pu y faire carrière. Mais une dame l’attendait de pied ferme à Santiago. Sans parler de ces Cruzados dont il a épousé la cause et les premiers émois professionnels. Le cœur, avant tout. Le Clásico Universitario face à la U lui manquait de toute façon. Livingstone se sent bien chez lui. Il est aimé de tous, consacré au-delà des frontieres. De quoi être repu. Manque évidemment ce titre national qui le nargue cruellement mais on ne peut tout avoir, non ? Néanmoins, partager la frénésie Moreno au Chili, bordel de merde… C’est comme découvrir un nouveau continent…

Sergio Livingstone, le grand gardien chilien

Su casa es mi casa

La première chose qu’acheta Moreno, quand il est devenu une star adulée à River Plate, est une maison pour sa mère. Une quête de stabilité pour ses proches, comme pour mieux effacer une enfance sans le sou. Stabilité, projection et sobriété, autant de mots qu’il refusera d’appliquer pour lui-même. Moreno se voyait tel un artiste. Oiseau de vie sur une pelouse, de nuit en dehors. Camarade de jeu flamboyant des Labruna et Pedernera au Monumental et partenaire insatiable d’inconnues lors de milongas sans fin… C’était ça Moreno. Pendant que la moitié de la planète s’entretuait, lui planait au-dessus des mortels. Malice, élégance, résistance physique et coup de tête meurtrier. De Roberto Cherro, il a pris l’attitude noble. De Francisco Varallo, le courage au combat. D’Alberto Zozaya, les reprises de volée, et d’Herminio Masantonio, la qualité de frappe. Il a simplement sublimé le tout. C’est lui qui l’affirme. A 28 ans, Moreno illumine River depuis neuf ans déjà. Mais rien ne dure ici-bas. Pas plus pour l’hincha qui offre aveuglément son amour que pour le talentueux qui se plaît à défier les convenances.

Le 16 juillet 1944, River rend visite à Lanús. Ses dirigeants cantonne Moreno à la réserve. Sans plus d’explication. C’est la rupture. José Manuel, touché dans son amour-propre, envoie un télégramme assassin. Il démissionne. Mais notre moustachu a de la suite dans les idées. Un contrat lucratif l’attend au Mexique. Dans la capitale aztèque, Moreno retrouve une ancienne gloire de San Lorenzo, le Basque Isidro Lángara, au sein du Club España. Le public l’adopte immédiatement et n’hésite pas à lui balancer des pesos en or après un de ses exploits. Moreno recule quand Lángara s’approche et lui murmure à l’oreille : « Attrape-les Josesito. Ici, c’est l’habitude. »

José Manuel et le Mexique, c’est un mariage de déraison. Une alchimie dans le chaos du bruit. Moreno traine ses guêtres dans les fêtes les plus mondaines. Errol Flynn, Bette Davis l’accompagnent dans ces virées. Personne ne soucie de ses nuits blanches puisque le succès est au rendez-vous. Club España est champion, Moreno a prouvé qu’il pouvait régner sur un autre pays. Jorge Negrete, célèbre chanteur mexicain, est d’ailleurs devenu son acolyte et comme lui, Moreno s’habille de lumière. Pour tous, il est devenu el Charro, ce cavalier orgueilleux qui domine les étendues sauvages et la sauvagerie des lendemains de bringues. Gravée dans son sang, il n’oubliera jamais sa première escapade à l’étranger car « j’ai tout donné dans le football, dans l’amitié, dans les relations avec les autres. Et en retour, ils m’ont tout donné… La vie est comme ça. C’est l’échange, c’est le jeu éternel du don et du contre-don. »

Piquets de grève

De retour à River Plate en 1946, Moreno n’a rien perdu de sa superbe. L’accueil est triomphal. Les gamins Di Stéfano et Amadeo Carrizo représentent l’avenir de River et du foot argentin. Un foot pourtant malade intérieurement qui va subir de plein fouet sa politique archaïque. Les joueurs n’ont aucune liberté d’action. Sans l’aval de sa direction, aucun transfert n’est possible. Le syndicat des professionnels exige un salaire minimum mais les clubs restent sourds aux revendications. S’ensuit une longue grève en 1948 qui perturbe les compétitions et qui va faire le jeu de nouvelles contrées. La Colombie du Dorado évidemment ou plus à l’ouest, celle du Chili.

Moreno a joué ce qui restera son dernier match avec la tunique des Millonarios, le 31 octobre 1948, face à Independiente. Une défaite… Quelques semaines plus tard, Alberto Buccicardi, entraîneur de Católica, est chargé par son président, Enrique Casorzo, de ramener du renfort de Buenos Aires car l’équipe, à l’exception notable de Sergio Livingstone et Fernando Riera, lui paraît trop inexpérimentée. Casorzo veut un nom, si possible un international… Et le magicien Buccicardi lui ramènera un diamant : « Je suis arrivé à la plage et je l’ai vu de loin, car il était toujours entouré de monde. Il était en maillot de bain et moi en costume-cravate. Je me suis approché, j’ai proposé de venir au Chili et lui, avec un large sourire « Santiago est comme chez moi », a-t-il déclaré. Je suis rentré à l’hôtel presque étourdi parce que je ne pouvais pas y croire : José Manuel Moreno serait un joueur de Católica. »

Charmé par la possibilité d’un nouveau voyage et un pactole de un million et demi de pesos, Moreno obtient des dirigeants chiliens d’assister à un entraînement avant de signer. Il ne passe pas à côté de certaines lacunes mais cette fougue sur le terrain, cette spontanéité qu’il lit sur les lèvres lui plaisent. « Il y a beaucoup de l’esprit de River dans ce groupe ! » C’est décidé, le plus grand joueur de la planète va rejoindre un club au palmarès vierge. Pour Católica, le changement de dimension est immédiat. Pour le football chilien dans son ensemble, c’est la modernité qui s’invite à souper…

M de Revolución…

A 33 ans, Moreno n’a pas changé. Il demeure un fidèle compagnon de l’aube. Livingstone et Buccicardi vont fréquemment le chercher dans les bordels du coin lorsqu’il faut s’entraîner le lendemain et ses combats de rue ne font qu’affermir sa renommée. N’avait-il pas affronté, en un contre un, le grand champion de boxe Kid Azteca à Mexico ? Néanmoins, rapatrié sur une pelouse, son attitude est irréprochable et son professionnalisme contagieux. Faut dire que c’est une santé, ce José Manuel… Capable de marquer, dans un état second, le but victorieux d’une rencontre, avant de maudir tous les saints après la perte d’une prime la semaine suivante… De ce groupe de garçons, un peu bohème, qui partageaient leur temps entre les études et le football, il a fait des combattants. N’hésitant pas à rabrouer le buteur Raimundo Infante, coupable, à ses yeux, d’avoir manqué un entraînement pour un vulgaire examen à l’École d’architecture de l’UC.

Car Moreno le funambule est un gagnant-né. Sa soif de vaincre est telle que lors d’un match sans enjeu, il se mord le doigt avec fureur jusqu’à se décrocher une dent ! José Manuel, roi du camouflage, passe ainsi du showman des vestiaires, chantant et dansant, au plus impitoyable des adversaires. Et son escadron suit la cadence. Livingstone lévite, Fernando Riera planifie les espaces qui feront son succès en tant que coach, tandis que Raimundo Infante, peintre à l’âme mélancolique, ne cesse de scorer. Católica, club plutôt dédaigné, devient infiniment populaire. Le titre est acquis en 1949.

Idole des étudiants de l’Université Catholique, qui n’hésitent pas à attendre de longues heures pour avoir le privilège de prendre un verre avec lui, Moreno a néanmoins la bougeotte. Le Boca Juniors, qui l’avait refusé étant jeune et dont il était fan, lui offre un pont d’or. Difficile de résister. El Charro quitte Católica en 1950, un brin nostalgique, mais ce n’est qu’un au revoir… Il est de retour un an après, ayant visiblement du mal à briller sous la tunique xeneize. Les tempes sont grisonnantes et la pige ne dure que 12 matchs mais l’essentiel est ailleurs. Comme il l’avait annoncé à son arrivée en 1949, Moreno est désormais chez lui, à Santiago…

Il ira, par la suite, glaner un nouveau titre dans un quatrième pays. En Colombie, sous la tunique de l’Independiente Medellín. Il est d’ailleurs le premier à réaliser cet exploit. Le facétieux Moreno aura laissé sa trace partout où il est passé mais son héritage chilien est tel qu’il est encore régulièrement considéré comme le plus grand joueur ayant foulé ce sol. Voire abusivement, la fierté absolue de Católica. Sergio Livingstone n’en prendra jamais ombrage. Lui aussi vénérait le Charro. Cet astre révolutionnaire qui aimait ce sport autant pour sa futilité que pour son sérieux…

21 réflexions sur « Trilogie chilienne – Quand José Manuel Moreno débarque à Santiago… »

  1. Merci Khia pour cet hommage à ce que l’Argentine a produit de mieux avant Maradona. Peu connu (sa page wiki n’en parle même pas), son passage à la tête de l’Albi lors de la 2nde Copa de 1959. 5 matchs, une seconde place dans ce tournoi de trop (ce sont des équipes bis pour l’essentiel) et c’est déjà fini pour El Charro.

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    1. J’ai entendu la première fois le nom de Moreno lors d’une serie estivale du quotidien AS sur les légendes du foot. Je devais avoir une dizaine d’années, début 90 quoi. Je commençais à connaître la plupart des grands noms, Yachine, Puskas, mais je me souviens avoir été étonné par le choix de Moreno. C’était qui ce mec dont j’avais entendu parler ? Surtout que dans une interview, le grand Di Stefano disait qu’il avait été meilleur que lui ! Pour ça, Alfredo a toujours été constant dans son discours. C’est aussi à ce moment que j’ai découvert Santamaría l’Uruguayen qui avait profondément marqué l’Espagne.

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      1. Et de mon côté, avant de mieux le découvrir, j’imaginais un virtuose argentin « typique », de petite taille, alors qu’au contraire, il est grand pour son époque. Sur les quelques vidéos qui existent, il domine ses adversaires par sa technique mais aussi par son physique, grand et puissant. Ce qui explique sans doute qu’il ait été qualifié de « joueur total » capable de toute faire sur un terrain.

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  2. Livingstone: ça fait partie de ses gardiens références en amérique du sud, reconnu comme tel, au point d’être nommé meilleur joueur d’un campeonato sudamericano alors que le Chili n’avait pas spécialement brillé, mais je vous l’ai déjà dit plein de fois, en ces temps là, loin du mythe d’un poste délaissé: en amérique du sud il y a avait une forme de respect et de reconnaissance pour les gardiens spectaculaires qui savaient arrêter les meilleurs attaquants. Longévité aussi, il avait le record de matchs joués en Copa pendant longtemps. En Argentine, Khia le mentionne, un passage court mais acclamé d’après la presse de l’époque.

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    1. C’est une trilogie sur Moreno ? hehe
      Monument du football, il y aurait tant à dire !

      PS: Portavoz excellent choix, si tu mets Ana Tijoux au prochain épisode, on pourra partir en vacances ensemble hehe !

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      1. Sympa cet article.bravo. Vous êtes des puits de sciences sur le foot amsud les amis.
        Portavoz magnifique melodie et texte
        Alors grave in si un groupe P2F se dessine pour des vacances 😊

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      2. Non, c’est une trilogie chilienne ! Moreno, j’adore sa période mexicaine avec Langara. Je ferai un jour un texte sur le rôle du pouvoir franquiste dans la disparition du Real España et Asturias. Des pionniers du foot aztèque.

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      3. Et j’ignorais que Moreno était fan de Boca étant gosse. Et qu’il avait ete refusé. Alors Ajde, ils ont du caca dans les yeux tes dirigeants ? Hehe

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      4. Merci Nana. Plus de la recherche que des connaissances brutes. Je savais que Moreno était passé par Catolica. Qu’il avait été champion mais le reste…

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      5. Et oui, Portavoz, c’est sympa. Connais pas Ana Tijoux. Encore une Chilienne d’origine française ?

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      6. Khia, oui Moreno était fan de Boca. Il est né à deux rues de la future Bombonera. C’était un enfant du quartier de La Boca.

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    2. Livingstone est encore le détenteur du plus grand nombre de matchs en Copa America. A égalité avec Messi. Mais ça devrait tomber la prochaine fois…

      Si vous regardez un jour la finale de Libertadores 91 entre Colo Colo et Olimpia, vous pouvez le voir, au micro, à la sortie des vestiaires. Dans le feu de ce match attendu par tout un peuple ! Même look que sur la photo, moustache comprise!

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    1. Merci Fred. Toi qui as vécu ce Mondial 62, je parle d’un coéquipier de Moreno à Catolica, Fernando Riera. Très bon joueur, passé à Reims d’ailleurs, mais qui est surtout un des plus grands coachs chiliens. La Bronze au Mondial 62, c’est lui. Il prend la succession de Guttmann au Benfica et perd la finale 63 face au Milan. Et dirige une multitude de clubs prestigieux dont l’OM dans les années 70.

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  3. Très bel article. José Manuel Moreno était aussi un excellent danseur (comme Ronaldinho plus tard). Certains argentins l’ayant vu jouer ainsi que Di Stefano, Sivori et Maradona, le considéraient encore plus fort que ces trois derniers joueurs. Comparaison difficile mais qui démontre un talent exceptionnel.

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    1. Ah si tu ne connais pas Moreno, plonge toi dans les récits argentins sur lui et la Maquina. Si River est mon club argentin préféré, c’est en grande partie grâce à cette période.

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