Le Dynamo en Angleterre, ou les prémices de la guerre froide par le sport

« Maintenant que la visite éclair de l’équipe de football du Dynamo est terminée, il est possible de dire tout haut ce que bien des gens sensés pensaient tout bas avant même qu’elle n’arrive : le sport est une source intarissable d’hostilité, et si une visite comme celle-là a eu quelque effet sur les relations anglo-soviétiques, ce ne pouvait être que de les dégrader un peu plus. »

George Orwell, « The sporting spirit », Tribune, 14 décembre 1945, tr. fr. Nicolas Waquet, Payot, 2024.

Pendant l’automne 1945, l’équipe du Dynamo Moscou effectua une tournée amicale au Royaume-Uni et y disputa quatre matchs. Initialement pensée comme une prolongation de la grande alliance contre l’Axe, cette tournée marqua en fait symboliquement le coup d’envoi de la guerre froide.

La situation en 1945

En 1945, l’URSS bénéficiait d’une grande popularité en Europe de l’Ouest : la lutte menée contre l’ennemi commun semblait avoir fait oublier le spectre du communisme. Alliés et frères d’armes, les Soviétiques avaient en effet supporté l’essentiel du combat contre l’Allemagne. Si le pays restait encore méconnu – et trop souvent caricaturé –, il excitait aussi la curiosité des Européens qui voulaient lever le mystère entourant le premier Etat socialiste du monde.

Les dirigeants soviétiques, de leur côté, étaient convaincus que le football pouvait servir de propagande efficace. En s’ouvrant au sport bourgeois, ils entendaient montrer la puissance de l’URSS et la supériorité de la voie de développement soviétique – en somme, le triomphe du communisme sur le capitalisme. Ils espéraient aussi, par des victoires éclatantes, contribuer au renforcement de la cohésion intérieure. Bref, en URSS, le sport était pensé par l’Etat comme une arme idéologique puissante.

Trafalgar Square, le 8 mai 1945.

La préparation de la tournée

Les premiers contacts en vue d’organiser une tournée amicale furent pris entre Ivan Maïski, ambassadeur soviétique à Londres, et Stanley Rous, secrétaire de la FA. Ce dernier en discuta avec les plus hautes autorités du Royaume-Uni : Anthony Eden, secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, et Winston Churchill, Premier ministre. Finalement mise de côté, l’idée fut reprise en octobre 1945.

Après la fin des combats, des rencontres interarmées avaient eu lieu entre Britanniques et Soviétiques à Vienne et à Berlin. Alors que de nombreux sportifs de haut niveau étaient encore sous les drapeaux et donc disponibles pour ces rencontres, les Soviétiques s’étaient imposés deux fois. Les chances de bien figurer lors d’une tournée au Royaume-Uni étaient donc raisonnables. De toute façon, Staline n’aurait jamais autorisé une telle tournée s’il n’était pas sûr d’en tirer des bénéfices politiques.

Fort logiquement, c’est le Dynamo Moscou qui fut choisi pour cette tournée. C’était le champion d’URSS 1945 et c’était le club du NKVD, la police politique du régime soviétique. Le Dynamo s’affichait donc comme le représentant de l’idéal sportif soviétique. Pour être sûr de triompher, cependant, trois joueurs du Dynamo Leningrad furent ajoutés et surtout le meilleur buteur du championnat : Vsevolod Bobrov, du CDKA Moscou.

Le XI du Dynamo Moscou avant le match contre Chelsea.

L’arrivée à Londres

Après de nombreuses tergiversations – et alors que l’excitation ne cessait de monter dans un Royaume-Uni privé de football de haut niveau depuis six ans –, les « diplomates en survêtement » (Walter Ulbricht) arrivèrent finalement à Londres le dimanche 4 novembre. Les Britanniques – qui n’apprirent la nouvelle que le jour même, par un message entendu à la radio soviétique – furent pris de court : alors que le comité d’accueil avait été organisé à l’aéroport international de Croydon, les Soviétiques débarquèrent finalement à l’aérodrome de Northolt. L’accueil fut donc glacial.

Les incompréhensions se poursuivirent au moment de loger les quarante personnes de la délégation soviétique. Londres, encore meurtrie par les bombardements allemands, manquait de chambres. Stanley Rous, qui n’attendait plus les Soviétiques, fut alors incapable de leur trouver un hôtel où passer la nuit. Il dirigea donc ses hôtes vers des baraquements militaires. Mis au courant par la presse, de nombreux Londoniens se proposèrent de loger les Soviétiques. Finalement, le mardi 6 novembre, ils furent installés dans l’hôtel Imperial. Arrivés avec une liste d’exigences, les Soviétiques demandèrent notamment que les profits des matchs fussent partagés entre l’équipe receveuse et le Dynamo, et que la FA payât toutes leurs dépenses.

La foule massée à Stamford Bridge, le 13 novembre.

Le premier match : Chelsea

Ce fut le mardi 13 novembre que le Dynamo disputa son premier match sur le sol britannique. L’adversaire était Chelsea, dont le stade de Stamford Bridge fut pris d’assaut par une foule inattendue. 82 000 personnes y pénétrèrent, tandis que les toits des maisons avoisinantes étaient garnis de resquilleurs et que la police peinait à contrôler la foule hors du stade.

Si les Britanniques ignoraient tout du football soviétique, leurs adversaires avaient assisté à une rencontre de Chelsea et l’avaient filmée afin de l’analyser tranquillement dans leur ambassade. Les Londoniens s’étaient néanmoins renforcés, débusquant trois joueurs dont Tommy Lawton acheté spécialement à Everton.

Après les hymnes nationaux, les joueurs du Dynamo remirent des bouquets de fleurs à ceux de Chelsea. Le score final (3-3) fut une surprise et consacra le football soviétique : la presse britannique était enthousiaste et louait le jeu technique et collectif du Dynamo, à rebours du jeu physique et individuel de Chelsea.

Le XI de Chelsea avant le match.

Le deuxième match : Cardiff City

Quatre jours plus tard, le Dynamo joua contre Cardiff City à Ninian Park. Chaleureusement accueillis dans cette région minière, les joueurs visitèrent la mine de charbon à Abercynon et les quais de Cardiff. A la gare – où il restait encore les décorations utilisées pour la visite du couple royal quelques jours plus tôt –, un drapeau rouge et une banderole de bienvenue furent ajoutés. Afin d’éviter la mésaventure de Stamford Bridge, le prix des places fut augmenté. Plusieurs centaines de policiers furent mobilisés. Finalement, avec la pluie, seules 45 000 personnes se déplacèrent au stade.

Cardiff était alors en troisième division, mais c’était une équipe britannique. Toujours auréolés de leur titre honorifique de « créateurs du jeu », confits dans leur isolationnisme réconfortant, les Britanniques étaient convaincus de leur supériorité dans le football. Quelle ne fut pas leur surprise, donc, lorsque les maîtres supposés reçurent une rude leçon : 1-10. Dès lors, pour les Britanniques aussi, la tournée devint politique.

Scène de Cardiff City-Dynamo Moscou : Alexei Khomich dégage le ballon.

Les troisième et quatrième matchs : Arsenal et Rangers

Le mercredi 21 novembre, à White Hart Lane, Arsenal devait restaurer l’honneur britannique naufragé à Cardiff. La Chambre des Communes fit une demande auprès du gouvernement pour renforcer l’équipe : Stanley Matthews, étoile de Stoke City, et Stanley Mortensen, de Blackpool, vinrent s’ajouter à un XI qui ne compta dès lors que cinq joueurs réguliers d’Arsenal.

Dans un brouillard dantesque, qui se renforçait à mesure que le match avançait, les irrégularités furent nombreuses : entre autres, les Soviétiques jouèrent semble-t-il 20 minutes avec douze joueurs sur le terrain. Le score final (3-4) frustra encore plus les 54 000 spectateurs présents. Une semaine plus tard, à Glasgow, les Rangers ne furent pas plus heureux. Les 90 000 spectateurs présents durent se contenter d’un match nul (2-2).

Le brouillard tombe sur la foule qui fait la queue à l’entrée de White Hart Lane.

Le départ

Soudainement, le 6 décembre, alors que les Anglais voulaient faire jouer leur équipe nationale contre le Dynamo, les Soviétiques quittèrent le sol britannique. Invaincus. C’est probablement pour s’éviter une défaite qu’ils partirent de manière aussi subite.

De retour en URSS le lendemain, après une escale à Berlin, ils furent accueillis en héros. Des affiches clamaient : « Plus grande victoire après Stalingrad ». C’était le triomphe du football soviétique et du modèle de société communiste : le collectivisme avait vaincu l’individualisme. Dès lors, l’URSS se sentit suffisamment en confiance pour demander son adhésion à la FIFA.

Au contraire, les Britanniques sortirent ébranlés de cette tournée. Puissance en déclin, le Royaume-Uni pouvait donc voir dans l’URSS un rival sérieux. Leur football, qu’ils croyaient souverain, était moribond. Eux aussi demandèrent alors à rejoindre la FIFA, pour s’ouvrir à de nouvelles idées et conceptions du jeu.

Finalement, la tournée du Dynamo ouvrit symboliquement la bipolarisation du monde et une nouvelle ère de conflit entre les puissances – ce que George Orwell résuma ainsi : « Le sport de haut niveau n’a rien à voir avec le fair-play. Il est indissociable de la haine, de la jalousie, de la vantardise, du mépris de toutes les règles et du plaisir sadique que l’on éprouve au spectacle de la violence : en d’autres termes, c’est une guerre où seuls manquent les coups de feu [war minus the shooting]. »

Photo d’en-tête : Stanley Rous (avec le ballon) remet un fanion d’honneur à la délégation soviétique, le 6 décembre 1945.

10 réflexions sur « Le Dynamo en Angleterre, ou les prémices de la guerre froide par le sport »

  1. Thank you Bobby !
    Comme un écho au précédent article consacré à Minelli, il est question de visionnage de film et d’espionnage de l’adversaire déjà en 1945.

    Petite question : affiliée à la FIFA peu après cette tournée, l’URSS attend 1958 pour participer à la CM. Sait-on pourquoi ? Guerre froide pour 1950, ok, mais les autres pays du Bloc de l’est, eux, tentent leur chance dès la CM 1954 et la Hongrie est finaliste de l’épreuve.

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    1. Acheté à prix d’or.
      Des deux côtés, les mecs se renforcent avec les meilleurs éléments nationaux en vue de la tournée : Lawton à Chelsea, Matthews à Arsenal, Bobrov au Dynamo. C’est dire si l’affaire est prise au sérieux. Au final, ce sont de véritables équipes nationales qui s’affrontent.

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