Monchín Triana, le martyr oublié

Longtemps entretenue, la mémoire de Ramón Triana y del Arroyo, dit Monchín Triana, s’est éteinte, comme s’il y avait une prescription attachée au statut de martyr. Figure que certains ont voulu inscrire au catalogue des saints du temps où les circonstances de sa mort servaient le despote au pouvoir, il est aujourd’hui une victime qu’il est de bon ton de ne pas mentionner, le discours dominant du moment ne tolérant à peine plus de nuances que celui auquel il a succédé.

Triana, support à trophées

Quand Paco Gento est décédé, l’an passé, deux lignes de son interminable palmarès ont pu interpeller les plus curieux : la Copa Ramón Triana 1955 et el Trofeo Monchín Triana 1957.

La Copa Ramón Triana est une compétition créée en 1943 à l’initiative de la fédération de Castille pour entretenir la forme physique des réservistes des équipes professionnelles de la région. Le Real Madrid gagne la première édition, l’Atlético la seconde puis l’épreuve perd de son intérêt et n’est même plus organisée durant quelques saisons. Elle renaît dans une version réservée aux amateurs et c’est en venant renforcer la section non professionnelle du Real pour la finale, alors qu’il est déjà le partenaire habituel de Di Stéfano ou Rial, que le jeune Gento s’offre le trophée en 1955.

En 1957, c’est une distinction individuelle qui lui est remise, le Trofeo Monchín Triana. Initiative des journaux Marca et Arriba (une publication phalangiste), le prix récompense l’esprit sportif et la fidélité aux couleurs d’un club. Et puisque leurs lecteurs sont friands de trophées, la presse crée simultanément le Trofeo Pichichi[1] pour le meilleur buteur de la saison et le Trofeo Patricio Arabolaza[2] célébrant le joueur incarnant le mieux la furia española (au palmarès, parmi d’autres, Campanal, Pirri ou Paco Gallego, des noms qui évoquent la testostérone).

Ces prix, ce sont les contributions de la presse à la fabrique des héros servant le récit national et exaltant les figures de « l’Espagne éternelle », celles derrière lesquelles peut se réunir la nation confrontée au péril rouge. Le nom de Monchín Triana, mis à toutes les sauces, est un de ces symboles franquistes et voilà pourquoi.

Le champion

Ramón Triana de Arroyo est un des grands noms de l’Atlético des années 20 – Athletic à l’époque – quand le club prend son essor avec de jeunes joueurs issus de familles aisées. Celle de Triana est monarchiste et faut-il le préciser, catholique, priant le rosaire et pratiquant la neuvaine. Avec lui et quelques autres Madrilènes ou provinciaux bien nés, l’Atlético compose pour toujours el equipo de los caballeros[3], un groupe d’hommes que les étouffantes années 30 vont décimer[4].

Atlético des années 1920.

Celui que tout le monde appelle Monchín en raison de son visage enfantin[5] joue pour le plaisir tout en menant des études de notariat. De lui, les portraitistes louent la fantaisie, qu’il évolue sur le flanc droit ou dans une position plus axiale où s’expriment ses dons de goleador. Il accède une première fois à la postérité en étant le buteur originel du Metropolitano lors de son inauguration en 1921. Plus tard, quand l’Atlético peine à indemniser ses joueurs, Monchín Triana accepte la main tendue par Santiago Bernabéu, déjà influent au Real Madrid. Avec les Merengues, Triana dispute et perd la finale de Copa del Rey 1929 face à l’Español de Ricardo Zamora, el partido del agua tant il pleut sur Mestalla ce jour-là. Cette saison, la dernière avant l’instauration de la Liga, est sans doute sa meilleure et lui vaut son unique sélection avec la Roja[6]. En 1932, il ne joue plus guère quand il est sacré champion aux côtés d’El Divino Zamora, devenu madrilène et dont le destin sera plus heureux que celui de Monchín.

El partido del agua gagné par le RCD Espanyol.

La mort

Quand les militaires se soulèvent en juillet 1936, les milices loyales à la Seconde République, téléguidées par Moscou, entreprennent une grande chasse aux monarchistes et aux catholiques, ce qu’est évidemment la famille Triana et probablement Zamora qui a contre lui d’être éditorialiste dans une publication religieuse. Zamora est rapidement arrêté alors que Monchín et ses deux frères se rendent d’eux-mêmes pour éviter que leur famille ne soit persécutée. Mi-août, les journaux français, notamment L’Auto, annoncent la mort de Zamora (certaines publications avaient déjà craint la mort de Lángara en 1934 lors du soulèvement dans les Asturies). Il n’en est rien. Incarcéré avec Monchín dans la prison dite modèle de Madrid, ils organisent des parties de football avec les détenus pour passer le temps. Sont-ils inquiets ou se sentent-ils protégés par leur immense popularité ? Nul ne le sait vraiment.

Zamora a la vie sauve grâce à l’intervention du poète anarchiste Pedro Luis de Gálvez[7]. Réfugié à l’ambassade d’Argentine dans un premier temps, il s’exile en France au printemps 1937, à Nice, en compagnie de son ami Samitier. Beaucoup moins mondain, Monchín Triana n’a pas de connaissances susceptibles de l’extraire de prison. Au début de novembre 1936, pressés par l’avancée des Nationalistes, les Républicains commencent à évacuer les détenus en direction du Nord-est de Madrid. Les frères Triana sont parmi ceux-là. Durant un mois, 2000 prisonniers, peut-être plus, civils, militaires et religieux, sont déportés, fusillés et enterrés dans des fosses communes. Ce sont les massacres de Paracuellos, probablement la tuerie de masse la plus importante de la guerre civile.

Lorsque le conflit s’achève, le pouvoir franquiste s’applique à glorifier ses combattants et sanctifier ceux tombés sous les coups de la République. Il les hisse au rang de héros sacrificiels d’une seconde reconquista où les Rouges se substituent aux Maures. Mort de sa piété, Monchín Triana accède au statut de martyr comme il le serait devenu au temps d’Isabelle la Catholique.

L’oubli

Le Trofeo Monchín Triana est remis pour la dernière fois en 1968 à Enrique Yarza, le fidèle gardien du Real Zaragoza. Puis, en 1976, la Copa Ramón Triana s’éteint à son tour. Le Caudillo est mort quelques mois plus tôt, et si ce n’est pas encore l’heure du bilan criminel de la dictature, le roman franquiste s’effrite déjà. Célébrer la mémoire de Monchín Triana ne sert désormais plus aucun discours en vogue. Ni celui, modéré, de ceux qui souhaitent la restauration de la démocratie, fût-elle sous forme de monarchie constitutionnelle, encore moins celui du Partido Comunista de España dont la légalisation est en cours et dont le leader, Santiago Carrillo, s’efforce à grand-peine de minimiser sa responsabilité dans les massacres de Paracuellos.


[1] Rafael Moreno dit Pichichi, attaquant de l’Athletic de Bilbao décédé à 29 ans en 1922.

[2] Patricio Arabolaza, joueur ultra combatif de la Real Unión à l’origine de l’expression furia española lors des JO d’Anvers en 1920.

[3] L’équipe des gentlemen.

[4] Notamment Antonio de Miguel Postigo en 1939, Miguel Durán Terry dit Pololo durant la révolte des Asturies en 1934 ou Vicente Palacios en 1936.

[5] Monchín (ou Monchi) est un surnom que l’on donne aux enfants prénommés Ramón.

[6] Victoire 5-0 contre le Portugal. Sélectionné pour les JO de Paris 1924, Triana ne joue pas.

[7] Pedro Luis de Gálvez est exécuté par les Franquistes en 1940 pour conspiration marxiste sans que Zamora ne puisse le sauver à son tour.

22 réflexions sur « Monchín Triana, le martyr oublié »

  1. J’aime bien, la vacuité des héroïsmes/martyrs à géométrie variable et périmable.. S’il n’y avait eu en amont la mort tragique d’un jeune homme, ça prêterait surtout à sourire de toutes ces ficelles.

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    1. D’ailleurs, Patricio Arabolaza d’Irun est suspendu un an après une finale de Copa houleuse face au Barça en 1922. Une finale où jouait Rene Petit pour les Basques.
      En 28, le Barça aura une autre manche acharnée face à la Real Sociedad qui inspirera l’oda a Platko d’Alberti.

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    1. En parlant de water polo, petit hommage à Manel Estiarte, un des plus grands de cette discipline et dans le staff technique de Guardiola depuis 15 ans.
      Je n’ai pas vu énormément de matchs de Water-Polo, une fois à Bilbao, et une autre au Monténégro mais c’est sacrément impressionnant. Peut-être que Guits a vu des matchs à Sète?

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    2. Avec Zamora, Saprissa, Solè, Padrón ou Bosch parmi les légendes des Pericos. Conditions dantesques, violence sur la pelouse et dans les tribunes de Mestalla avec la Peña Ibérica de l’Espanyol…

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    1. Je ne parviens plus à suivre, temps mort! 🙂 : c’est qui, Arriba et Pahinho?? Tu les cites parce que l’histoire narrée par Verano te fait penser à cet antagonisme politique, ou bien il y a un lien?

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      1. Arriba était le journal des phalangistes depuis Primo de Rivera et Pahiño est simplement le meilleur buteur de l’histoire du Real jusqu’à l’arrivée de Don Alfredo! Et homme de gauche revendiqué. Ce qui n’était évidemment pas sans risque à cette époque là.

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      2. Arriba est la publication phalangiste à l’origine du prix Arabolaza. Donc un journal franquiste.
        Or, Pahiño, grand attaquant du Celta et du Real, est maltraité par la presse, dont Arriba, en raison de ses idées de gauche. Il aurait eu bien plus de sélections s’il avait été plus accommodant avec les idéaux du pouvoir en place. Mais Pahiño avait un caractère peu malléable…

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      3. Merci à tous deux!

        Google Trad doit faire des siennes..car jouer POUR (sic) la Belgique??

        Sa dernière sélection fut plus vraisemblablement CONTRE mon pays, c’est ça?

        Un beau tempérament en tout cas.

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  2. Verano, les palmarès des trophées dits « Monchín Triana » et « Trofeo Patricio Arabolaza » souffrirent-ils en définitive quelque sensible penchant idéologique?

    Le Pitchichi, c’est le meilleur buteur de la saison, affaire classée……..mais célébrer l’esprit sportif et la furia, ben c’est un peu comme la France avec le prix de la combativité sur son/votre Tour ( ;o) ) : on y fait à moindre mal gagner qui l’on veut si tu vois ce que je veux dire..et donc??

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    1. Alex. Juste une réflexion en regardant le palmarès et en précisant que je ne connais pas les orientations politiques des joueurs. On remarque un choix bien affirmé de joueurs durs, talentueux souvent, mais guerriers. Ce qui devait plaire aux idéologues d’Arriba. Paco Gallego, Pirri, Zoco, Campanal ou Rivilla, tu as parmi les plus durs de l’époque, voire des bouchers dans le cas de Campanal. En 64, ils choisissent Marcelino, choix plutôt logique puisque c’est lui qui offre l’euro face aux Soviétiques. Quant au basque du Betis, Ansola, c’était un bon attaquant mais très fort, on disait d’Ansola se fracassait contre le poteau, ce n’étaient pas les brancardiers qui accouraient mais bien les charpentiers…

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      1. Ah oui, bien sûr : quand j’écris « idéologie », je n’entends pas forcément les orientations politiques des joueurs!

        Et, oui : un style peut dégager une martialité (par exemple, on y met ce qu’on veut) opportune, recherchée..et d’autant promue?

        Au-delà de l’Espagne de Franco, l’un ou l’autre Souliers d’Or de Van Himst en Belgique, ce fut ET parce que joueur d’Anderlecht…….ET parce que profil bourgeois, pas un mot plus haut que l’autre et bien propre sur lui.

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      2. Alex. Mais ça pourrait évidemment avoir un lien avec les orientations politiques des joueurs! J’imagine qu’un franquiste ou nationaliste zélé aurait eu belle presse auprès d’Arriba. Faudrait se pencher dessus!

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    2. Beau sujet d’études !
      Mais en l’absence de liberté de la presse, il est évident qu’un joueur ouvertement opposé au pouvoir n’avait aucune chance d’obtenir un prix ne reposant pas sur des critères mesurables, comme le Trophée Arabolaza ou le Trophée Triana.
      Pour l’anecdote, le trophée du meilleur arbitre qui existe via Marca s’appelle Trophée Guruceta ah ah ah.

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  3. Il me semble qu’au début de la guerre civile, en 1936, toutes les milices n’étaient pas encore téléguidées par Moscou. Le Vème Corps, qui allait former le noyau de l’armée républicaine en raison de sa meilleure efficacité appuyée sur la rigoureuse discipline du Parti, l’était sans aucun doute. (André Malraux écrivit à ce propos que tout militant communiste de quelque importance avait des chances de faire un excellent officier, ce que quelques guerres ont effectivement prouvé par la suite.) Les Internationaux aussi. Mais il y avait aussi une flopée de milices d’autres allégeances : socialistes, anarchistes (surtout en Catalogne et dans le Nord), trotskistes, etc. La prise de contrôle du camp républicain par les communistes n’a eu lieu que plus tard, vers 1937-38 si je me souviens bien. Sait-on donc quelle faction au juste est responsable de la mort de Triana ?

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    1. Triana n’est arrêté par aucune faction puisqu’il se rend de lui même au début de la guerre. Plus tard, fin 1936, quand il est expédié à Paracuellos, le conseil de défense de Madrid à l’origine des déportations est noyauté par le PCE et cela correspond au moment où l’interventionnisme soviétique débute vraiment. À ce moment-là, le KGB a déjà des hommes en Espagne qui conseillent / manipulent les milices communistes. Il existe plusieurs théories quant aux responsabilités, plus ou moins accablantes pour les communistes et pour Moscou. Quant aux exécutions elles-mêmes, elles sont l’œuvre de milices ouvrières de divers bords.
      Je ne suis pas historien, difficile de répondre précisément à ton interrogation. Bobby pourrait sans doute nous en dire plus.

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