Elche, le dindon de la farce

Ce week-end, Elche reçoit Oviedo en Liga 2. Sans préjuger de ce que sera la rencontre, peut-on imaginer revivre les mêmes faits qu’en 1972 ?

Perfecto Arjones est un habitué du Campo de Altabix. Il sait où se placer pour saisir les instants clés des rencontres d’Elche CF à domicile. Ce 1er juin 1972, le match revêt une grande importance : en clôture du championnat de seconde division, Elche reçoit Oviedo afin de valider son accession en Liga. Envoyé spécial d’Información, le quotidien d’Alicante et ses environs, Arjones imagine déjà figer le geste décisif d’un attaquant, Melenchón, Sitjà ou Vavá, et faire la une de l’édition du lendemain. La seconde mi-temps est déjà entamée et les espoirs du photographe demeurent vains quand un homme dégarni et rondouillard, en costume noir, lui offre bien mieux qu’un énième cliché de footballeur en action.

Le décor

Quand débutent simultanément les rencontres de la dernière journée de championnat[1], la situation est la suivante : Oviedo est déjà promu alors qu’Elche, Saragosse et Castellón ont le même nombre de points et se disputent les deux derniers tickets pour la Liga. Les confrontations directes étant prises en compte en cas d’égalité, une victoire d’Elche lui garantit l’accession.

Le classement à la veille de la dernière journée de championnat.

Ce qu’ignorent les dirigeants d’Elche, c’est la manœuvre de leurs homologues de Saragosse : pour s’assurer de la motivation des joueurs d’Oviedo, ils leur ont promis l’octroi d’un pactole en cas de non défaite. En acceptant ce deal resté secret, les joueurs d’Oviedo brisent une règle non écrite mais presque toujours appliquée en Espagne : en fin de saison, une formation n’ayant plus rien à jouer ne s’oppose pas aux desseins d’une équipe visant une accession ou luttant contre la relégation[2]. Le président d’Elche, Manuel Martínez Valero, est informé on ne sait comment de la manœuvre du Real Zaragoza mais, dans un premier temps, il ne s’inquiète pas, confiant dans la capacité de ses joueurs et du coach Roque Olsen à l’emporter en respectant l’équité sportive.

A la mi-temps, le Real Zaragoza et Castellón mènent 2-0 contre Cádiz et Mallorca alors qu’Elche et le Real Oviedo sont à égalité, 0-0, les Asturiens cavalant comme des morts de faim sous un soleil de plomb. Elche court à la catastrophe, il faut faire quelque chose !

Le dindon

Terriblement ambitieux, marqué par les souffrances endurées en France dans les camps de réfugiés républicains, Martínez Valero est un homme sachant s’adapter aux circonstances, « un socialiste que la vie a transformé en libéral » selon ses propres dires, expliquant ainsi sa réussite dans l’Espagne franquiste. Alors, s’il ne peut vaincre légalement, pourquoi ne pas explorer une solution alternative ? Il sacrifie un demi-million de pesetas et demande à son secrétaire technique, Joaquín Vidal, d’en faire bon usage. A la pause, Vidal file dans les vestiaires d’Oviedo afin de proposer à l’encadrement et aux joueurs azules ce pactole en contrepartie d’une défaite. Quand Vidal reprend place aux côtés de son président dans la tribune, il a échoué : les Asturiens refusent la proposition.

A gauche, Joaquín Vidal et Manuel Martínez Valero.

A la reprise, les Franjiverdes se déchaînent mais la défense d’Oviedo se densifie toujours plus, dirigée par le jeune Carrete – futur pilier de Valencia – et surtout le portier Lombardía, auteur d’une saison extraordinaire[3]. Les tirs fusent, les attaquants le secouent mais il demeure imbattable et le chronomètre défile. Vidal se lève à nouveau et tente de soudoyer l’entraîneur Eduardo Toba, sans plus de succès que durant la mi-temps.

En désespoir de cause, il file le long de la ligne de but, s’approche du gardien et le corps à moitié sur le terrain, s’adresse à lui : « Lombardía, tout est arrangé, tu dois marquer contre ton camp. » Certains spectateurs installés derrière le but assurent que Vidal montre à Lombardía une mallette remplie de billets correspondant à la recette du match. Mais sur le banc, le coach d’Oviedo observe la scène et fait non de la main à son gardien de but.

On ne peut qu’imaginer Vidal ruisselant de sueur dans son costume noir, dévoué à la cause d’Elche CF, 12 000 paires d’yeux l’observant… L’arbitre finit par exiger qu’il s’éloigne. Les occasions se multiplient, Lombardía et les poteaux à deux reprises repoussent chaque tentative. Rien à faire, le score reste désespérément vierge jusqu’au terme de la partie. Elche est le cocu, Castellón et Saragosse sont promus.

Une autre photo de Perfecto Arjones sur laquelle Lombardía observe une frappe de Sitjà hors cadre.

La vie continue

La sortie des Asturiens est difficile, les pierres volent en leur direction. Mais plus riches de 80 000 pesetas chacun (Saragosse a semble-t-il offert au total un million de pesetas, le double d’Elche), ils ne s’en offusquent pas. Dans l’entourage d’Elche, on se questionne : si Martínez Valero et Vidal avaient été plus généreux, les joueurs d’Oviedo auraient-ils accepté de s’incliner ?

L’Información de Alicante se lamente de l’issue décevante du championnat mais ne rend pas compte des agissements des uns et des autres en marge de la rencontre. Cette « omission » est généralisée et, par exemple, El Mundo Deportivo du lendemain limite son analyse à la maladresse d’Elche et à la résistance d’Oviedo dont « le seul mérite est de s’être massé dans sa surface pour protéger son but. » Puisque cette histoire n’a jamais existé aux yeux des organes de presse et des officiels du football espagnol, aucune sanction n’est prononcée.

C’est en 2015 qu’un journaliste d’Información ressort cet épisode connu des seuls protagonistes et du public présent ce 1er juin 1972. Pour corroborer ses dires et illustrer l’article de son confrère, Perfecto Arjones exhume la photographie sur laquelle Joaquín Vidal s’accroche au poteau comme à une bouée pour sauver Elche du naufrage. A ce moment-là, Vidal ignorait les principes moraux de Lombardía : « recevoir une prime pour ne pas perdre, c’est une chose. Recevoir une prime pour perdre, c’en est une autre. La première est acceptable, la seconde ne l’est pas. » 

Perfecto Arjones, décédé en 2021.

[1] La dernière journée de championnat n’est pas la 38e mais la 15e ! Initialement planifiée le 1er janvier 1972, les joueurs ont obtenu que celle-ci soit repositionnée en fin de championnat afin de pouvoir fêter la fin de l’année en famille.

[2] Cette même saison 1971-1972, le Real assure son titre lors de l’avant-dernière journée de Liga en motivant avec une prime les joueurs de Córdoba déjà condamnés face au Barça.

[3] Il obtient le Prix Zamora du gardien ayant encaissé le moins de buts durant la saison, Liga et Segunda División confondues.


Principales références : Blog d’Alfredo Relaño, Información et La Cátedra Pedro Ibarra.

9 réflexions sur « Elche, le dindon de la farce »

    1. En cherchant des infos pour l’article, j’ai trouvé des photos d’Arjones témoignant de ce qu’était l’Espagne dans les années 1970 et 1980 du côté d’Alicante et Elche. Il ne s’est pas spécialisé dans le sport, il a réalisé des clichés tout simples et pourtant plein de poésie sur des thèmes de la vie ordinaire.

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  1. Ton texte cite l’un des pichichis les plus méconnus, Vava. Qui comme son nom ne l’indique pas est espagnol ! De son véritable nom, Luciano Sánchez García, il est né vers Salamanque et avait réussi l’exploit d’être meilleur buteur de la Liga en 66, avec Elche! Il gratte quelques sélections avec la Roja mais ne brille réellement qu’une saison. J’imagine que son surnom est hommage au grand buteur du Vasco…

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    1. Exact, pichichi avec l’aide de Romerito 1er : lors de la dernière journée de championnat, le petit Paraguayen a l’occasion d’inscrire un but mais il préfère faire la passe pour Vavá, lui offrant un but tout fait et le titre de meilleur buteur de la saison.

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  2. Roque Olsen, l’Argentin, c’est 40 ans de Liga. Entre son passage plutôt brillant au Real, avant l’arrivée de Di Stefano, et ses multiples clubs en tant que coach. Avec malgré tout, en 34 ans d’entraîneur, des bastions. Las Palmas, Elche, Seville ou le Depor… Une figure importante…

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    1. Et même le Barça durant 2 saisons. Bon, son intransigeance ne passe pas très bien en Catalogne et son passé au Real le dessert (il y a un papier en 2 parties dans les Cuadernos, hyper détaillé, sur Olsen au Barça). C’est un nom incontournable de l’histoire de la Liga.

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  3. Merci Verano. Histoire géniale. Cette saison au purgatoire de Saragosse marquait la transition entre la fin des Magnificos de Lapetra et les futurs Zaraguayos d’Arrua et du Lobo Diarte.

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  4. Que du bonheur encore, merci.

    « Perfecto Arjones est un habitué du Campo de Altabix »…………… Perfecto, quoi.. ==> Moi j’imaginais Fonzie, loin du compte mais pas grave : on est dans le ton tout de suite, ça se tient jusqu’au bout ==> Top.

    Vu de Belgique, il est vrai paradis des combines de fins de saison (voire des combines qui durent tout une saison – celle qui agonise présentement est déjà collector – , pour le plus illustre de ses clubs), le fond de l’affaire est pourtant d’une banalité affligeante. Mais c’est alors qu’il y a cette photo, et toute la farce grotesque, décomplexée qui va avec.. Comédie humaine.

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