Le Puma et le Lapin

Carlos Morete n’entend pas les chants des hinchas de Boca, « pan y vino, pan y vino, preguntale a Morete cómo pega el Mendocino » (« du pain et du vin, du pain et du vin, demande à Morete comment frappe le Mendocino[1] »). Encore vêtu de la tunique de River Plate, blanc comme un cierge, il est allongé, inconscient, dans les vestiaires de la Bombonera. Ce pourrait être un gros plan extrait d’un film de Carl Dreyer exaltant la souffrance du héros, figure tragique ayant pour fonction de susciter l’émotion du public, ce n’est qu’un témoignage ordinaire du football argentin des années 1970. Remède dérisoire, une main miséricordieuse lui caresse le visage, peut-être celle de son père présent à ses côtés. Il est environ 22h15 ce mercredi 16 avril 1975 et pour El Puma Morete, le superclásico vient de s’achever, abattu par El Conejo (Le Lapin) Roberto Rogel, le Mendocino de la chanson.

Boca – River, bien plus qu’un superclásico

Ce qui est arrivé à Morete, la Bombonera l’a vu. Mieux encore, le pays entier l’a vu car Isabelita Perón, Présidente de la nation et veuve de Juan, a exigé la diffusion de ce Boca – River en direct à la télévision. Le grand chroniqueur Enrique Raab[2] profite de l’événement pour rédiger un papier mémorable dont la lecture débute avec un chauffeur de taxi lettré et s’achève dans un théâtre, aux côtés d’un vieux guichetier, supporter hésitant de Boca. Il y décrit Buenos Aires, ville morte le temps du match, après que le fanatisme des hinchas se soit déplacé des rues adjacentes à la Bombonera vers l’intérieur du stade. Raab n’élude pas la dimension politique du superclásico, insistant sur la Marcha Peronista braillée par le camp boquense ou, par opposition, l’irrévérence des Millonarios vis à vis d’Isabelita, ce qui en fait des gorilas, le surnom des ennemis du justicialisme péroniste dont les plus extrémistes liquideront le journaliste en 1977[3].

Enrique Raab au centre, crâne dégarni.

Ce derby est le centième de l’ère professionnelle et s’inscrit dans le programme de la 16e journée du Metropolitano 1975. Si Boca est à la traîne, River caracole en tête du championnat et rêve d’un sacre qui le fuit depuis 1957. Mais ce soir-là, il n’est pas encore question de titre, c’est une autre série qu’il faut briser : cela fait neuf ans que les Millonarios échouent sur la pelouse de Boca Juniors, cela n’a que trop duré, les hinchas ont été clairs.

Sur le banc de River se trouve Ángel Labruna, le goleador de la Máquina des années 1940. A l’exception de Perico Raimondo, Pedro González et du Mariscal Perfumo, l’effectif est composé de jeunes qu’Angelito couve avec affection. Protecteur et provocateur, il pénètre sur la pelouse de la Bombonera en se bouchant le nez, concentrant sur sa seule personne la fureur boquense. L’artifice de Labruna fonctionne puisque ses joueurs évoluent sans complexe et mènent rapidement sur une tête imparable de Carlos Morete, encore fringant à ce moment de la rencontre.

Le Puma, de paria à héros

Fils d’un Portugais et d’une Yougoslave, le Puma grandit dans les rangs des équipes de jeunes riverenses. Oh, il n’a pas l’élégance de Delém, attaquant brésilien des Millonarios durant les années 1960 dont l’exquise technique masque une efficacité toute relative. Il souffre également de la comparaison avec son coéquipier Oscar Más (absent ce jour-là), idole du Monumental pour ses extraordinaires dons d’ailier-buteur. Le style du Puma est bien plus fruste, celui d’un pur goleador que les hinchas de River considèrent longtemps comme indigne de leur histoire. Malgré les vexations, Morete persévère, révélant par la preuve une qualité suprême : le superclásico le transcende et les éditions d’octobre 1972 et de mars 1974 le font définitivement entrer dans le cœur des supporters[4].

El Puma sur la pelouse de Vélez en 1972. En inscrivant les 4ème et 5ème buts de River, il entre dans la légende des superclásicos.

Disputé sur la pelouse de Vélez, le derby de 1972 est aujourd’hui encore considéré comme le plus grand de tous les temps. River mène rapidement 2-0 puis Hugo Curioni et Osvaldo Potente se déchaînent, portant le score à 4-2 en faveur de Boca. Pinino Más réduit l’écart, Morete égalise et les choses semblent devoir en rester là. Sur une ultime action, Mastrangelo parvient à remiser du bout du pied un coup franc lointain en direction du second poteau, là où rode le Puma. Ce dernier devance son défenseur et catapulte le ballon au fond des filets pour offrir la victoire à River.

Puis en mars 1974, les Millonarios accueillent Boca au Monumental. Alors que les Xeneizes se sabordent par excès de nervosité, le Puma profite de la situation sans états d’âme. En dépit du féroce marquage d’El Conejo Rogel, Carlos Morete inscrit les trois buts du succès de River. En fin de rencontre, un photographe d’El Gráfico saisit le sourire qu’adresse Morete à son adversaire dont les épaules voutées convoquent l’image du guerrier fourbu et défait.

El Puma Morete sourit au Conejo Rogel (de dos, avec le numéro 16, Edgardo Di Meola).

La vengeance du Lapin

Mais ce soir d’avril 1975, Roberto Rogel n’a pas l’intention de capituler en dépit d’une situation compliquée pour Boca. Après l’ouverture du score de Morete, Beto Alonso a doublé la mise sur coup franc et le peuple boquense subit les railleries venues du virage réservé aux visiteurs, du côté de la calle Brandsen. River continue d’attaquer et à la demi-heure de jeu, le Puma prend à nouveau le dessus sur Rogel. Dépassé, ce dernier lui assène un terrible coup de coude à la tempe. Morete s’effondre foudroyé alors que l’action se poursuit, l’arbitre Roberto Goicoechea étant manifestement le seul à n’avoir rien vu. Inconscient, il est évacué, allongé sur une civière sur laquelle il se trouve encore quand est réalisé le cliché le représentant en martyr.

Le geste impuni d’El Conejo Rogel ne lui porte pas chance car River, protégé par un grand Ubaldo Fillol, s’impose 2-1 et se dirige un peu plus vers le titre[5]. Mais ce n’est rien car les médias s’emparent de l’affaire : Clarín, tout en nuance, n’hésite pas à demander l’incarcération de Rogel pour l’ensemble de son œuvre. Sous pression, la fédération utilise les enregistrements télévisés[6] pour le suspendre durant six matchs, une peine qu’il n’effectue pas en s’exilant au Mexique et en renonçant de fait à l’Albiceleste[7]. Quant au Puma, après une nuit d’observation à l’hôpital, il se rétablit rapidement. Avant de partir pour la Liga et Las Palmas, il inscrit 24 buts au cours du championnat et œuvre grandement à la conquête du tant attendu Metropolitano, effaçant l’image de victime de la Bombonera au profit de celle du bourreau impitoyable[8].

Angel Labruna porté en triomphe après la conquête du Metropolitano 1975. Morete est de profil, à droite. Avec le numéro 5, Perico Raimondo et avec le 11, Pinino Más.

[1] Nom des personnes nées ou habitant à Mendoza.

[2] Enrique Raab, né Heinrich Raab à Vienne en 1932. Sa famille, juive, fuit l’Autriche après l’Anschluss et s’installe en Argentine. Il écrit pour différents journaux dont La Opinión, le quotidien publiant l’article intitulé « La cancha de Boca y la TV convertirion a Buenos Aires en una ciudad desierta. » Militant d’extrême gauche, il est menacé par la Triple A, la police secrète des Perón. Il est enlevé en 1977 par les militaires et ne réapparaît jamais.

[3] Isabel Perón est renversée par la junte militaire en mars 1976.

[4] Avec neuf buts, Morete est le quatrième buteur de l’histoire des superclásicos, devancé par Ángel Labruna, 16 buts avec River, Oscar Más, 12 buts avec River et le Brésilien Paulo Valentim, 10 buts avec Boca.

[5] Marcelo Trobbiani inscrit un pénalty pour Boca mais Fillol stoppe le second et préserve le score en faveur de River.

[6] Il semble que l’enregistrement télévisé de Canal 7 ait disparu.

[7] Roberto Rogel est le premier buteur de l’ère Menotti lors d’un match nul 1-1 contre l’Espagne fin 1974.

[8] Seulement devancé par El Gringo Scotta, auteur d’une saison record avec San Lorenzo.

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24 réflexions sur « Le Puma et le Lapin »

    1. Avec la célèbre expression de l’arbitre Nai Foino en réponse aux protestations de Delém sur l’anticipation de Roma : « penal bien pateado es gol » (un penalty bien frappé est un but).

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    1. Et ensuite à Boca, époque Diego. Un flop. Il rebondit à Talleres puis à Independiente jusqu’au retour de Pastoriza. Les deux hommes sont en froid depuis la grève du début des années 70 que le Puma ne suit pas alors que Pastoriza est un des meneurs du mouvement.

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  1. ça c’est un bon mardi comme on les aiment! gréve manif gazage et un article Argentin de Verano! bon c’est article sur river c’est le seul défaut^^
    marrant que dans l’article tu mentionnes cette demande de Isabella Peron que ce match soit télévisé sur la tv publique, décidément quand les politiques sont en difficultés dans ce pays ils en arrivent à cette demande, les Kirshner (qui se réclament du Péronisme ) il me semble ont fait la même chose mais pour toute une saison et pour tous les matchs puis Macri (ex président du grand boca du début 2000)

    si vous allez voir un match à la Bombonera faut y aller pour un match en nocturne, une faune particulière s’y meut, il faut assister à l’arrivée des inchas dans des bus déglingués, le rassemblement de la « doce » et leur entrée au stade , les magouilles et les échanges de tickets, cette odeur particulière avant un match, on passe d’une avenue « clean » a une calle bien sordide à traversant l’ancienne voie ferrée où là on est vraiment dans un autre monde!
    le monumental est comme le parc dans les beaux quartiers c’est trop clean pas la même chose même notre bon Oswaldo vert habite à Nunez ^^

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      1. à la manif à sainté il a pas fallut grand chose pour que la maréchaussée s’agace et tape dans le tas

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  2. Allez, parlons foot!

    Un truc ambigu de surcroît, charnel.. cette virilité piégée par les sens.. Du Verano en somme, who else.. 😉

    Je vais te relire mais, cette photo donc, dont je n’ignore pas la souffrance sous-jacente!…………. Ca me rappelle une vieille lecture, je ne reviens pas sur l’auteur, un illustre Français du début XXème…….qui avait écrit sur des clichés tirés d’un supplice chinois : souffrance indescriptible à l’oeuvre, des pires qui soient..et cependant traduite, immortalisée sur pellicule, en un visage figé mais incompréhensiblement extatique, le pauvre supplicié ayant sans doute été plus que drogué pour faire durer la torture, il semblait toucher au Nirvana quoique découpé vivant de toutes parts……….. Quelqu’un voit-il de quoi il s’agit?

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    1. « un illustre Français du début XXème »

      Gustave Le Rouge ! Who else ?
      En tout cas, ce pourrait bien être lui, le bonhomme ayant écrit sur à peu près tout et n’importe quoi : la mandragore magique, l’héliciculture… Alors pourquoi pas les supplices chinois ? Une encyclopédie vivante.

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      1. Nein, ça me revient : Georges Bataille!

        Il écrivit sur ce cas, fasciné par l’espèce d’extase imprimée sur le visage d’un pauvre type épouvantablement (je t’aurai prévenu si tu en as la curiosité) supplicié, je n’ai depuis lors jamais pu purger mon esprit de ces photos (du début du XXème?), bbrrrrrr….

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    2. Je ne le refuse pas, c’est juste qu’insulter quelqu’un, qui lui s’exprime poliment, depuis tout au plus quelques éléments de langage connotés, et au travers desquels l’on croit pouvoir lire le fin mot de ses opinions.. Je trouve ça flippant et peu convivial.

      Si tu penses que ce genre d’attitudes compulsives améliorera quoi que ce soit à un bain social où les gens se regardent déjà bien trop comme des chiens de faïence (euphémisme.. et, oui : la France est devenu un pays que vos voisins regardent désormais en se demandant quelle mouche enragée a bien pu piquer votre société) : éh bien grand-bien te fasse. Pour ma part ce type de climat conflictogène et agressif, au taquet du moindre mot qui dépasse : j’en ai mon saoul (dont dans mon propre pays, poreux au vôtre, et où ce mal semble faire progressivement son lit aussi).

      Et si je devais synthétiser ce que cela m’inspire, je n’y vois non pas qu’un et un seul profil de cerveau malade : je ne vois progressivement quasi-plus que cela, deux camps qui au fond se valent bien.

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