L’histoire du football dans l’empire ottoman (partie 1)

Le tintement de la cuillère dans son verre de thé le sort de sa torpeur. « Lütfen, efendim ». Un hochement de tête congédie le çayci. Par petits gestes lents, il porte le verre à ses lèvres et sirote distraitement le breuvage brûlant, alors que la radio diffuse un solo de saz entonné par un aşık anonyme. Les murs ternes semblent las de tenir debout. Curieux, les flocons pointent leur nez à la fenêtre sans un bruit, continuant leur chute impassible vers le néant. La neige recouvre Kadıköy et la rive asiatique du Bosphore de son blanc manteau, plongeant Istanbul dans la torpeur.

La çayhane se remplit au fur et à mesure d’hommes silencieux perdus dans leurs pensées et de vieillards accrochés à leurs chapelets qu’ils égrènent mécaniquement. Aux tables voisines, le roulement incessant des dés, synonymes de parties de tavla, est ponctué du décompte fait par les joueurs. « Yek, panj », « Sesh, do », « Tchahar, yek ». Les chiffres se succèdent, mais il n’entend pas.

Sa main pianote nonchalamment une vieille boîte en carton d’un autre âge aux coins élimés. Au mur de l’établissement sont accrochés, outre les portraits de Kemal Atatürk et du président en exercice, des photos jaunies, abimées par le temps et l’oubli. Une des photos représente un jeune homme, moustache élégamment taillée, front haut, yeux perçants et cheveux plaqués en arrière. Il fixe l’objectif de son élégance naturelle, entouré de ses compagnons, affublés des mêmes vêtements que lui.

Il sent que le moment est venu. Ses mains tremblent, et le couvercle de la boîte tombe sur le sol. Le çayci se précipite pour la ramasser. « Lütfen, efendim ». Il regarde le contenu de la boîte et se replonge dans ses souvenirs. Des souvenirs en noir et blanc, du livre écorné, d’un monde qui n’existe plus.

L’infidèle

1877. Le baryton retentissant du vapur résonne dans la baie de Smyrne de toute sa puissance. Sur les quais du port, la foule bigarrée salue de son mouchoir ou de son fes l’arrivée du bateau en provenance de Salonique. Smyrne l’ottomane – aujourd’hui Izmir – a des allures de paradis, avec sa Rue Franque aux commerces colorés, les jardins verdoyants de Boudja et Bornabat, Konak et sa jetée sur la mer, ses églises grecques, anglicanes, catholiques, ou arméniennes, ainsi que ses montagnes dégoulinantes d’arbres fruitiers.

Smyrne est alors en plein rayonnement, ses rivages et son activité économique attirent hommes d’affaires, diplomates et missions religieuses du monde entier. Ceux-ci se mêlent aux communautés présentes depuis des siècles sur les anciennes terres de l’Empire byzantin. Grecs, Arméniens et Juifs peuplent la ville depuis des temps immémoriaux, et leurs descendants lègueront intellectuels, scientifiques et ministres à la postérité (ainsi qu’Edouard Balladur).

Les Beys circulent entre popes et rabbins, tandis que les calèches transportant d’authentiques familles anglaises croisent pachas et officiers turcs aux uniformes impeccablement repassés. Les fameuses « Échelles du Levant », chères à Amin Maalouf font de Smyrne l’une des principales étapes commerciales des Français, Italiens et Austro-Hongrois, qui seront affectueusement surnommés « les Levantins ». Face à ce melting-pot détonnant, Smyrne fut surnommée par le reste du pays Gavur, l’infidèle.

L’heure est aux bouleversements en Europe, le concept d’état-nation se cristallise, faisant fi de mosaïques des peuples partageant cuisine, romances, langues et rêves. En 1832, le Royaume de Grèce (qui se limitait à ses débuts au Péloponnèse) avait vu le jour au prix de 10 ans de lutte pour se libérer de la tutelle ottomane. Confiants dans leurs désirs de voir les populations grecques d’Anatolie et d’Asie Mineure les rejoindre, les responsables du nouvel état et de la Megali Idea déchantèrent rapidement. C’est que l’ottomanisme avait également le vent en poupe. Nombre de Grecs de Turquie possédaient des commerces florissants, ou faisaient partie de l’administration ottomane à des postes élevés. Quel était leur intérêt de tout abandonner pour rejoindre un état faible et sans perspectives.

Et puis, se posèrent-ils la question, qu’est-ce que c’est « être Grec » ? Était-ce une question de langue ? Des musulmans étaient hellénophones en Cappadoce, en Crète ou en Asie Mineure aussi. La religion ? Les Arméniens et les Slaves professaient la même. L’identité ? On pouvait aisément être ottoman et tout le reste en prime. Les traditions ? Un « Grec » de Trébizonde du XIXe siècle n’était plus vraiment en phase avec la démocratie athénienne. La maison-mère ? Mais la maison-mère, c’est ici, terre de l’ancien empire byzantin, dont toutes les villes portent un nom grec…

Mais l’Empire ottoman n’est alors plus considéré que comme un « vieil homme malade », pour reprendre la dialectique du tsar Nicolas Ier. Il a perdu la quasi-totalité de ses territoires européens les uns après les autres (outre le Péloponnèse, il perdra aussi la Roumanie, la Serbie, le Monténégro, la Bulgarie indépendante de facto, les annexions de la Bosnie-Herzégovine et du sandjak de Novi Pazar par les Autrichiens…), et compte sur les Tanzimat, des réformes libérales teintées de modernisme européen, pour restaurer sa puissance. Les étrangers, surtout occidentaux, profitent des capitulations « imposées » aux Ottomans pour accaparer certains monopoles locaux, mais le feu commence à prendre dans l’empire d’Abdülhamid II…

Porte d’entrée sur l’Asie Mineure, Smyrne disposait d’un port dynamique, œuvre de l’entreprise française Dussaud, et ouvert à tous les navires de la mer Égée. Et comme le veut la tradition, c’est par le biais des marins que le ballon rond posera le pied sur le territoire de l’Empire ottoman.

À vrai dire, c’est dans la ville de Salonique, encore sous suzeraineté ottomane, que cette sphère en cuir est pour la première fois catapultée d’un bout à l’autre d’un terrain vague par des jambes aux lourdes chausses. Les coupables ? Des Anglais, bien sûr. Nous sommes alors en 1875. Deux ans plus tard, des soldats de la Royal Navy en mission dans le coin transportent cette balle magique sur les rives du « Petit Paris », surnom de la ville smyrniote.

Dans le sillage des politiques d’ouverture, des clubs culturels commencèrent à fleurir dans les grandes cités ottomanes. A Smyrne, près d’une vingtaine de sociétés sportives grecques virent le jour entre 1890 et 1922. L’Orpheus Music and Sports Club et le Gymnastics Sports Apollon apparurent en 1890 et 1891. Dès 1893, elles ouvrirent des sections athlétiques et organisèrent plusieurs compétitions sportives. L’Orpheus fusionnera par la suite avec le club Gymnasion et deviendra le Panionios, en hommage au nom antique de la région de Smyrne, l’Ionie. Le Panionios reste à ce jour le plus vieux club de football grec, rejoint quelques années plus tard (en 1910) par l’Apollon. Le premier rachètera d’ailleurs le terrain situé à côté de la station de train d’Alsancak pour le dédier à la pratique du football.

Le premier club spécifiquement dédié au football, le Bornova Football Club (ou Bornabat Football and Rugby Club, ou le plus souvent Smyrna FC), verra officiellement le jour en 1894 à Bornabat, quartier de villas cossues habitées par des familles anglaises. Les premières photos nous montrent une quinzaine d’hommes en hauts rouges et noirs, signe que le football de l’époque est encore soumis aux règles de la Rugby Union… Au milieu de ces troupes, un soixantenaire débonnaire, Herbert Octavius Whittall, membre de cette prestigieuse famille extrêmement bien implantée à Smyrne depuis presqu’un siècle. Trois de ses fils seront d’ailleurs de la fameuse équipe qui représentera la ville aux Jeux Olympiques Intercalaires de 1906.

Encore rudimentaire, le football n’est joué que par les communautés d’expatriés sous l’œil curieux des autochtones. Bien vite, les autorités ottomanes interdisent la pratique aux Turcs, inquiets de cette nouvelle bizarrerie étrangère introduite sur leur sol, qui risquerait de les éloigner de l’étude du Coran. La raison officieuse étant plutôt que les groupes de Turcs trop nombreux pourraient fomenter des complots contre le pouvoir en place (Abdülhamid étant un poil paranoïaque). Les Grecs ayant leurs équipes, les Arméniens (Armenia, Vardanyan et Vaspurakan) et les Juifs (Maccabi) s’y mirent aussi. On les voit ainsi ferrailler sur le terrain de Punta çayırı, qui faisait office de stade communal. Il deviendra plus tard le stade Alsancak, qui servira aux équipes professionnelles de Smyrne pendant des années.

D’autres rencontres aux noms improbables, tels que les « Uglies » contre les « Handsomes », eurent lieu au milieu des rires des spectateurs et des cocktails de fin d’après-midi. Dans les rangs des Uglies, un certain Crumberbatch, consul général de Smyrne de 1864 à 1876, et ancêtre du célèbre acteur Benedict.

Dans les travées, un Turc n’a rien perdu du spectacle. Officier de la Donanma-yı Humâyûn, la Flotte Impériale Ottomane, Füat Hüsnü Kayacan est stationné à Izmir lors d’une de ses missions en 1898. La découverte du football suscite son intérêt, qu’il mettra en place dès son retour à Constantinople. En 1901, il crée ainsi une équipe composée entièrement de Turcs, les « Black Stockings » ou Siyah Çoraplılar, mais qui sera dissoute suite à l’intervention de la police dans un match qu’ils perdaient 5-1.

L’un des deux fondateurs, un diplomate du ministère des Affaires étrangères, fut envoyé à Téhéran. Kayacan, lui, réussira à convaincre le juge de le laisser partir contre une amende ridicule et l’abandon de son kit de footballeur. Nous le reverrons un peu plus tard…

14

36 réflexions sur « L’histoire du football dans l’empire ottoman (partie 1) »

  1. Ouahhhh ! Texte magnifique restituant avec délicatesse les parfums d’une époque révolue. Si j’étais Calcio Calabria, j’écrirais que tout cela a la saveur et la complexité d’un café turc. Merci !

    1
    0
    1. Merci Verano ! Venant de toi c’est un compliment hautement qualitatif 🙂

      Outre le café, je recommande le salep (ou sahlab, en arabe), une boisson chaude et crémeuse à partir de bulbe d’orchidée. Sucré mais fort appétissant !

      0
      0
  2. Le Panionios est le plus vieux club grec. Ça me fait penser au debut de carrière du grand buteur du Pana, Dimítrios Saravákos.
    Et à Milinko Pantic que l’Atletico était allé chercher justement à Panionios.

    0
    0
  3. On a eu de jolis textes depuis le début du site mais le tien est à part. Merci.
    Je ne connais pas Izmir mais la Turquie est un pays magnifique. Et c’est que l’atmosphère tend vite à une nostalgie surannée. Ce pays représente un passage entre tellement d’univers…

    0
    0
    1. D’Izmir, je ne me rappelle que d’une vue fugace, lors d’un périple dans ce magnifique pays. J’aimerais y retourner exclusivement, on y dit l’atmosphère plus « laid-back », en souvenir de cette époque peut-être.

      0
      0
  4. En 1896, faute de participants, le tournoi de football prévu aux JO d’Athènes est annulé. Il semble que quelques matchs aient lieu durant les JO avec trois équipes : une sélection danoise, une équipe athénienne et une dernière venue de Smyrne. Etaient-ce des joueurs de Paniónios ? Je n’ai pas trouvé l’info.
    La fin du XIXe correspond à une époque où se développent les jeux panhélleniques avec des clubs omnisports Athéniens, des îles grecques mais aussi des Chypriotes et ceux de l’Empire ottoman.

    0
    0
    1. Merci Bota, on s’est en effet parlé sur SoFoot à l’époque, je me rappelle de ton érudition sur le football belge et je lis tous tes commentaires et articles avec grand plaisir 🙂

      Je pense t’avoir même poussé à écrire un livre sur notre football national, j’en serais le premier lecteur si ça arrivait !

      0
      0
      1. Haha. Le cauchemar des douaniers! Je savais pour le Liban mais pas les deux autres origines.

        0
        0
      2. Lol, mon meilleur ami à Varsovie était aussi un Libano-Polonais de Belgique.. Tu t’appellerais pas Tanios dans la vraie vie, dis??

        0
        0
  5. La première Ligue de football s’appelait Ligue du vendredi (jour de prière et jour des matchs, équivalent de notre dimanche).

    Pour les villes Izmir, c’est très joli. Mais récemment, j’ai découvert Trabzon (au bord de la mer Noire) et c’est vraiment magnifique !

    0
    0
      1. Pareil, et c’est très con : j’aimais bien le style d’Abdullah Ercan, superbe toucher de balle. Puis j’ai vu que l’arrière-pays était à tomber par terre, ça donne envie..

        Sur le coup : jaloux de Pfaff!

        0
        0
      1. Istanbul est un monde en soi. J’aimerais y retourner pour expérimenter chacune de ces atmosphères, mais j’ai trouvé les Stambouliotes fort orgueilleux (à contrario des Turcs du reste du pays, adorables).

        Les anciennes capitales impériales, qu’elles soient ottomanes ou byzantines (Edirne, Bursa) doivent, à mon avis, aussi valoir le coup d’oeil.

        PS: non, je suis pas Tanios. Mais heureux de voir qu’on est plusieurs dans le club 🙂

        0
        0
      2. Oui, un monde à part, c ‘est tout à fait ça. Et la Turquie de l’intérieur est effectivement très sympa, très paisible aussi. Beaucoup aimé.

        Je suis passé par Brousse, 3-4 heures?? C’est court.. Comment se faire une idée? De surcroît après une semaine à Istanbul? Bon.. Doit pas y avoir 10 villes au monde avec le capital géographique, culturel, historique..d’Istanbul, pas même 5 probablement.. Pour une mégalopole, sitôt sorti des sentiers battus : j’ai trouvé ça particulièrement sympa, les barbecs au pied des murailles de Théodose par exemple.

        Je me réjouis de lire la suite, ambitieux dans le propos et dans le style! Mes questions suivront 😉

        Ledit Tanios était vraiment au top, personnage très haut en couleurs et inoubliable..dont l’on voit la bonne grosse tête de Phénicien dans Le Pianiste de Polanski, terrible.

        0
        0
    1. Pas faux. Ou un film de Nuri Bilge Ceylan.
      J’ai relu l’introduction en pensant à ses films et les deux se marient à merveille. Comme dans les œuvres de Ceylan, le récit commence avec de petites touches lentes et précises dont on se doute qu’elle servent de prélude à quelque chose de bien plus profond.

      0
      0
      1. Aaaaah, je n’osais pas l’écrire!! Crainte que ça ne fasse trop bateau mais, oui : tantôt au boulot je jure avoir pensé à Pamuk, lu il y a près de 20 ans au Rwanda, il y a une correspondance dans la « petite musique » et le goût de la grande histoire en filigrane.

        (je ne connais pas le « Livre noir », n’en ai lu que « Le château blanc » et « Neige »)

        0
        0
  6. Oh ! Shakhtar ! Depuis le temps que j’espérais que tu nous rejoignes ! 😀
    Ravi de te voir et de te lire en tout cas ! Pour un premier article, ça s’annonce passionnant, j’ai hâte de lire la suite !

    0
    0
    1. Oh l’ami Xixon ! Ohayo gozaymassss !

      Plaisir de te revoir aussi, j’ai bien apprécié tes articles sur le foot japonais, tu m’as trop donné envie d’y retourner (probablement l’année prochaine).

      Tu vas suivre la Coupe d’Asie ? Je vous vois comme grandissimes favoris.

      0
      0
  7. Abdülhamid n’était peut-être pas si parano que ça. Dans les Etats autoritaires, les sociétés sportives étaient souvent des moyens de contourner l’interdiction des rassemblements. Que l’on pense aux Turnen-Schäften allemandes, ou bien aux banquets dans la France du Second Empire. On y parlait bien plus politique que l’on y pratiquait la gymnastique ou bien qu’on s’y remplissait le bide…
    Dans le contexte de l’opposition entre modernité et tradition, entre Jeunes-Turcs et sultanat, le foot était peut-être un appui pour les premiers contre le second. Les sociétés sportives étaient peut-être, effectivement, des repaires à subversifs…

    0
    0

Laisser un commentaire