Divergents (3/5) : Mélomane & hooligans (première partie)

(Troisième portrait d’une série de cinq, consacrés à des footballeurs pas tout à fait comme les autres… Aujourd’hui : la première partie consacrée à l’ailier et DJ écossais Pat Nevin).

Publié à compter de 1969 comme un appréciable contrepoint au fort institutionnel World Soccer, le magazine anglais Shoot ménagerait en ces pages criardes, quelques décennies durant, l’une des rubriques les plus populaires (quoique surtout des plus roboratives) jamais produites par la médiasphère sportive britannique : le « Focus on ».

Paul Breitner, 1974… et sa fameuse réponse, à la question de savoir quelle personne il souhaiterait le plus rencontrer : « Mao Tse-Toung ».

Sorte de questionnaire de Proust taillé à la mesure des enjeux footballistiques, cette rubrique consistait en une série de questions routinières, auxquelles se pliait chaque semaine un acteur confirmé ou émergent du football anglais, voire plus rarement international (tel Paul Breitner, ci-contre en 1974) : joueur favori, autre équipe préférée, adversaire le plus difficile, meilleur souvenir, plus grande déception, hobbies, meilleur pays visité, plat et voiture préférés, acteur et programme-télé préférés, ambitions personnelles, projets d’après-carrière…

Tout y passait ! Et quoique brassant relativement large parmi les questions, aboutissait le plus souvent à des réponses tantôt circonscrites aux choses du ballon rond, tantôt d’un conformisme consternant que partageait sans doute le Britannique-lambda, ainsi que pourrait l’illustrer ce florilège des réponses les plus fréquemment données, au gré des années 1970 et 1980 :

  • Plus grande satisfaction : avoir inscrit un hat-trick.
  • Meilleur pays visité : le Portugal (les plages de l’Algarve, plus précisément).
  • Plat préféré : le steak.
  • Hobbies : ne sait pas.
  • Journal préféré : le Daily Mail.
  • Choses que je déteste le plus : les blessures.
  • Acteur préféré : Charles Bronson.
  • Chanteur préféré : Lionel Ritchie.
  • Ambition personnelle : avoir du succès.
  • Si tu n’avais pas été footballeur, qu’aurais-tu fait de ta vie : aucune idée.
  • Quelle est la personne au monde que tu souhaiterais le plus pouvoir rencontrer : Muhammad Ali.

Artisanat écossais

C’est au cœur de ces années particulièrement vibrantes pour le football de clubs anglais, mais gagnées déjà à la consommation de masse et crépusculaires de sa vitalité musicale, que s’affirmerait en Ecosse la frêle figure du dénommé Patrick Kevin Francis Nevin, né en septembre 1963 parmi les quartiers populaires traditionnellement gagnés aux couleurs du Celtic de Glasgow.

Toute son enfance durant, le rituel avait été immuable : le samedi, l’ouvrier des chemins de fer Patrick Nevin Sr emmenait son fils Pat Kevin à Parkhead, pour y regarder jouer le Celtic des Gemmell et McNeill, ou plus tard celui des Dalglish et McGrain, puis ils passaient ensemble le reste de la semaine à répéter les mêmes exercices que les joueurs de Jock Stein. « Nous étions tous supporters du Celtic dans la famille. A son retour du travail, mon père me faisait enfiler mes chaussures et nous allions travailler ensemble sur mes compétences – des exercices spécifiques qu’il avait appris en regardant le Celtic s’entraîner sous la direction de Jock Stein, lequel n’était pas vraiment un mauvais cheval sur qui miser ». Et le travail paya : « A force de s’inspirer de joueurs tels Jimmy Johnstone, je fus surclassé de deux catégories dès mes sept ou huit ans. Même si j’étais petit, ce que de toute façon je suis resté : ce n’était pas un problème. »

Décédé en 2011, Wiel Coerver était un ancien joueur néerlandais ayant notamment évolué au Rapid Kerkrade, avec qui il fut champion des Pays-Bas en 1956. Il entreprit ensuite une carrière d’entraîneur, avec pour point d’orgue le gain de la Coupe UEFA 1974 à la tête du Feyenoord Rotterdam. Surnommé « l’Einstein du football », Coerver développa une méthode de formation désormais utilisée partout dans le monde, des clubs amateurs aux plus professionnels et plus illustres qui soient.

« Connaissez-vous les méthodes d’entraînement du Néerlandais Wiel Coerver ? C’est pour ainsi dire une version modernisée de ce que faisait mon père. Dans mon cas, cela durait au minimum une heure chaque jour, et j’étais de loin le seul garçon du quartier à me plier à cela. Mon père avait lu beaucoup de livres sur le coaching. Il avait été boxeur mais sa passion l’avait toujours porté vers la dimension technique des choses, la maîtrise et l’amélioration des gestes et des pratiques. Cet intérêt pour les méthodes de développement personnel, il a tenu toute sa vie à ce que chacun dans la famille puisse en bénéficier, et fut ce-faisant pour beaucoup dans la réussite académique de mes frères. Mais il y avait aussi celui à qui reviendrait de s’illustrer en sport, comme lui-même l’avait fait…et c’est à moi que revenait de perpétuer ce flambeau-là. »

« Mon père avait certainement en tête que je devienne professionnel et vive du football, mais… mais j’étais son fils ! Si bien que, moi aussi, j’adorais le côté technique des choses. Alors, le football, certes… Nous vivions dans un HLM du quartier difficile de Easterhouse. Par bonheur il y avait une école un peu en retrait, où nous était loisible de jouer et de nous entraîner à volonté. Et de nous occuper. Je n’ai jamais joué sur gazon avant l’âge de onze ou douze ans, c’était toujours sur de la cendrée. Mais ce fut un premier adjuvant dans ma carrière, car ce qui était supposé être un handicap devint pour moi une chance ensuite, tant tout me devint incroyablement facile quand je découvris plus tard le gazon. »

« Et puis il y avait aussi l’écrivain et penseur Malcolm Gladwell, et son concept des dix mille heures… L’idée, en substance, est que si vous faites quelque chose pendant dix mille heures, vous deviendrez incroyablement compétent. Et ma chance fut d’être parvenu très tôt à ces dix mille heures. Puis enfin, il y eut ce que mon père essayait de m’apprendre, à commencer par ceci : toujours garder la tête haute ! Alors je plantais des bâtons dans le sol et je dribblais autour, en essayant de ne jamais regarder le ballon. Au bout d’un moment, naturellement : on ne regarde plus le ballon, ce qui constitue aussitôt un énorme avantage. Candidement, je crus longtemps que tout le monde en était capable mais, au fil des années, je finis par réaliser qu’en fait tout le monde regardait le ballon ! Or quel gâchis quand on n’en a pas besoin, quand on sait exactement où il se trouve. Le tout mis ensemble m’apporta un énorme avantage. Et désormais que je possédais cette base, grâce à mon père : je disposais de toutes les armes pour devenir footballeur professionnel. »

Un vilain petit canard

Easterhouse, où Nevin a grandi, avait été après-guerre le site d’un vaste projet immobilier dans le grand Est de Glasgow, bâti pour répondre au problème de la surpopulation urbaine. Ce nom, cependant, deviendrait presque aussitôt synonyme de privation et de précarité. « C’était connu comme le quartier d’habitation le plus difficile d’Europe occidentale. Nous n’eûmes jamais de voiture, et marchions énormément car nos parents tenaient à ce que nous soyons tous et toujours en bonne santé. L’éducation, par ailleurs, était absolument primordiale. Une éducation catholique, ou plutôt une attitude travailliste et chrétienne. Même si le fond de pensée était catholique, au fond il s’agissait plutôt d’une morale socialiste, dans laquelle nous fûmes littéralement endoctrinés – ​​le simple fait de prendre soin de nos semblables, par exemple. Mais il n’était point besoin ni question de religion pour cela, à dire vrai rien de tout cela ne nous fut jamais imposé par nos parents : ils se sont contenté de nous montrer l’exemple, de la manière la plus merveilleusement honnête qui soit.« 

Quartier de Easterhouse, 1983.

À ce stade de sa vie, Nevin essayait encore de conjuguer son penchant naturel pour les arts et la science, avec ses aptitudes certaines pour la chose footballistique, mais ses succès galopants sur le terrain rendaient cet équilibre de plus en plus difficile – a fortiori quand, auteur avec son club de quartier des Blue Star d’un fort remarqué hat-trick face à ses homologues du Celtic, et in fine vainqueur sensationnel de la Scottish Cup, cet attaquant malingre mais d’évidence surdoué, pur produit du grand football de rue écossais des années 1970, signerait pour les Bhoys à ses 14 ans avant d’être aussitôt titularisé, aux côtés de Mo Johnston, parmi les sélections des meilleurs collégiens de Glasgow puis du pays.

L’expérience de Nevin parmi ses héros d’enfance tournerait toutefois court quand, à ses 16 ans, l’encadrement technique du Celtic le jugerait trop chétif pour le football du plus haut niveau. Cruelle mais décisive de son destin, cette éviction le convaincrait de la priorité à donner à ses études, jusqu’à ce que le jeune Craig Brown, successeur du légendaire Billy McNeill à la tête du club de Clyde, qu’il venait de faire remonter en Division 2, parvînt à le convaincre de ne pas abandonner le football, et même d’étaler le Master en commerce entre-temps entrepris au prestigieux Royal College of Science and Technology. « Je me suis dit que ce pourrait être amusant, donc j’ai pris un semi-congé sabbatique de trois ans, histoire de voir ce que ça pourrait donner dans le monde du football, tout en essayant de mener à bien les premières années de mon diplôme. »

Champion d’Europe

Auteur d’un but dès sa première apparition sous les couleurs de Clyde, en match d’avant-saison face à Sheffield United, Nevin se fendrait encore d’une égalisation à l’ultime minute de jeu dans une rencontre au sommet, inscrirait un but à chacune de ses six premières titularisations, et en compilerait finalement 30 pour un total de 14 buts inscrits. Acteur-clé, la saison suivante, du maintien de son club en première division, il se verrait décerner le titre de Meilleur jeune joueur de la saison 1982.

Inspiré, le jeune Pat Nevin y gagnerait, dès ses débuts dans la peau d’un joueur professionnel et quoique repositionné sur l’aile, la montée en première division non moins que le titre de « Jeune joueur de l’année » – sacre individuel qu’il reconduirait en 1982, au terme de sa première saison passée dans l’élite.

Convoqué fin mai pour disputer le Championnat d’Europe des moins de 18 ans, pour la phase finale duquel l’Ecosse s’était qualifiée face aux grands favoris anglais, il y participerait si décisivement de l’inattendu triomphe écossais, glané au détriment des Tchécoslovaques, Polonais et Néerlandais de Marco van Basten, qu’il serait officiellement désigné comme meilleur joueur d’un tournoi…qu’au fond il n’aurait jamais dû disputer :

« Quand je fus convoqué, ma réaction première fut de dire que je ne pourrais pas venir car mes examens académiques étaient programmés à la même période. Puis j’ai réalisé que, si nous atteignions la finale – ce qui ne risquait certainement pas d’arriver -, le premier de mes examens serait en fait le lendemain matin. Bref je pris le parti de rejoindre l’équipe en Finlande, convaincu que nous n’arriverions jamais en finale… Et cependant il y eut donc cette finale, face aux Tchécoslovaques !

Un match très dur, dont je me rappelle fort bien du but que j’inscrivis : nous avions hérité d’un coup-franc en dehors du grand rectangle, et l’idée de départ était que le botteur transmette le cuir vers un équipier, lequel laisserait filer le cuir au bénéfice d’un troisième joueur en embuscade. L’action tourna toutefois à la plus grande confusion, j’héritai par hasard du cuir, parvins à effacer les quatre joueurs qui se ruaient vers moi et mis la balle au fond après avoir encore réussi un grand pont. Quiconque avait vu l’action aurait pu s’imaginer qu’elle avait été dûment préparée et exécutée, mais c’était tout le contraire !

Nevin sous le maillot de la sélection écossaise, fin mai 1982, lors de la phase finale du Championnat d’Europe des moins de 18 ans. N’avaient été ses titres dans le tournoi des Home Nations, ce Championnat d’Europe disputé en Finlande reste à ce jour l’unique compétition internationale jamais remportée par l’Ecosse. A ce lien : le but maradonesque du 2-0, inscrit en finale par Nevin, face aux Tchécoslovaques : https://youtu.be/xd3cH0zziqk?t=7

Finalement je fus désigné joueur du tournoi, le seul à ce jour remporté par l’Ecosse. Cela me fit une publicité incroyable au pays, mais à l’époque nous n’avions aucune idée de l’engouement généré. Et j’aurais surtout mieux fait de dire la vérité à ma copine : je ne voulais pas qu’elle sache que je jouais au football, bref je lui avais dit que j’avais besoin de m’isoler pour étudier, et voilà soudain que mon visage apparaissait en bonne place dans les journaux… »

Mais il n’y avait pas que sa petite amie, qui suivait avec attention les exploits du petit Pat Nevin. « Au terme de ma première saison avec Clyde, Chelsea prit la température auprès de mes dirigeants et de ma famille. Mais je craignais d’y perdre le plaisir du jeu, et refusai donc leur proposition. Puis il y eut cet intérêt de Billy McNeill, le manager du Celtic. Il fit même le déplacement, rien que pour me voir. Sauf que ce soir-là nous jouions sur la pelouse artificielle d’Alloa, des circonstances de jeu qui ne conviennent pas du tout à des profils dans mon genre, car il nous est impossible de tourner sur ce type de surface… »

« Imaginez la scène : Billy McNeill était venu me voir, venu pour m’acheter pour le Celtic, le club des miens et qui avait baigné mon enfance… et j’étais soudain en-dessous de tout, incapable de taper dans le cuir, de courir… Mon impuissance dura jusqu’à dix minutes de la fin, quand je récupérai le ballon et commençai à dribbler. Il n’y a pas de vidéo de cela, mais j’ai passé en revue beaucoup de joueurs, le gardien aussi, puis même un ultime joueur sur sa ligne de but. Et alors j’ai marqué. Je me rappelle m’être précipité vers notre moitié de terrain, avec fébrilité pour voir si le grand Billy McNeill avait tout bien vu. Mais Billy McNeill n’était plus là, il était déjà parti. Un coup du destin. Beaucoup de fans de Clyde en parlent encore. Le Celtic est venu me chercher deux fois au cours de ma carrière, et cependant cela ne s’est jamais conclu entre nous. En même temps, les joueurs de Clyde formaient un bon groupe ; je n’y ai pas perdu mon temps. »

« Un an plus tard, nous disputions la Coupe du monde des Espoirs au Mexique, où nous fûmes battus en quarts de finale par ces mêmes Polonais que nous avions éliminés au stade des demis en Finlande. Il y avait de prime abord d’excellentes raisons de croire en l’avenir de notre football, mais au fond je crois bien que c’est notre entraîneur qui avait raison, lui qui redoutait que tout cela ne soit qu’un chant du cygne, tant la pratique du football de rue déclinait alors au pays, non moins que celle du football scolaire qui, au milieu des années 1980, chuta de 45 000 à 10 000 pratiquants.« 

Londres

Battersea Power Station.

Tenu pour l’un des plus grands talents britanniques mais contrevenant aux projets de son entraîneur, lequel était parvenu à un lucratif arrangement avec Dundee United, Nevin signerait finalement à ses 19 ans pour Chelsea, englué depuis cinq saisons en division deux. Particulièrement chaotique, à une époque marquée par de profonds bouleversements en matière de règlementation des transferts, ce départ pour l’Angleterre serait réglé par voie dudit tribunal du football, fraîchement institué et dont la sentence ferait perdre quelque 100 000 livres au club qui l’avait lancé.

Stamford Bridge, 1984.

Le club de football de Chelsea dans lequel débarqua Nevin, à l’été 1983, ressemblait moins à ses installations contemporaines, qu’à la fameuse centrale électrique voisine de Battersea. Certes, à cette époque, Stamford Bridge comportait-il une tribune Est sur trois niveaux, construite dans les années 1970, mais le reste du terrain était un endroit délabré avec une piste de lévriers faisant le tour du terrain, et des voitures garées derrière le but aux jours de match. 

Et comme si cet environnement n’était pas assez lugubre ainsi, la tribune semi-couverte du Shed End, à l’arrière de l’un des buts, grouillait-elle de voyous du National Front, à l’attention desquels le très excentrique Président Ken Bates avait d’ailleurs érigé une clôture électrique de douze pieds de haut, de sorte de dissuader les hooligans d’envahir encore la pelouse.

L’on comprendra que, lorsque Nevin descendit à la gare d’Euston, il manqua de peu de reprendre directement un train pour Glasgow – de surcroît quand il apprit que le club comptait le mettre à l’essai avec les joueurs de l’équipe de jeunes. « Mais le pire fut quand je dus me trouver un endroit où dormir. C’était un véritable bidonville, à Earls Court, et cela me coûtait cent livres par semaine. Je gagnais cent quatre-vingts livres par semaine, je payais des impôts, bref : il me restait vingt livres par semaine pour vivre. Fort heureusement, je fus immédiatement repris dans l’équipe et adopté par les fans, lesquels étaient formidables… et crurent que je leur destinais le dribble ou le geste technique hors du commun que, dans la première minute de chaque match, systématiquement, je réalisais en fait pour saluer mon père en tribune, lequel effectuait le trajet en train depuis Glasgow pour venir me voir. Mais, surtout : j’avais un manager qui m’estimait et me faisait totalement confiance. »

Chelsea-Tottenham, 27 avril 1985. Des supporters parqués derrière la clôture électrique, fraîchement installée par le Président Ken Bates. A son interdiction par le Conseil municipal, Bates fulminerait : « Tout cela pour éviter qu’une poignée de hooligans ne se brûle un doigt en essayant d’escalader les clôtures de Stamford Bridge ! » Après avoir sauvé ce club de la banqueroute sportive, financière et morale, Bates vendrait le club en 2003 pour la somme, alors astronomique, de 140 millions de livres sterling à l’oligarque russe Abramovich.

Il s’agissait de John Neal, un homme dont la voix douce tranchait avec la violence des lieux, et qui avait auparavant dirigé Wrexham et Middlesbrough. John Neal n’avait qu’un mot d’ordre, dispensé au noyau dès l’avant-saison : « Donnez le ballon à Pat, et vous gagnerez. » Les instructions données au jeune Nevin, quant à elles, étaient à peine moins sommaires : « Joue sur l’aile droite, et pour le reste fais-y ce que tu veux. Pour ce qui est de défendre, je sais que tu le feras si besoin. » C’est dans ce cadre très lâche, que le jeune étudiant de Glasgow s’affirmerait comme l’un des 15 plus grands joueurs de la turbulente Histoire du Chelsea United.

De fait, son association avec l’attaquant Kerry Dixon, issu pour sa part d’un club relégué en Division 4, et tous deux attirés pour moins de 250 000 livres, ferait aussitôt merveille : sitôt champions de deuxième division, et nommé Joueur de l’année (titre qu’il remporterait encore trois ans plus tard), Pat Nevin fêterait la première de ses 28 convocations en équipe nationale, multiplierait les buts de très grande classe, gagnerait le surnom de « Scottish Maradona », et contribuerait même décisivement à hisser Chelsea à une inespérée cinquième place pour son retour dans l’élite, au terme de la saison 1985.

Chelsea, gala de fin de saison 1983-1984. De gauche à droite David Speedie, Pat Nevin, Ken Bates et Kerry Dixon. Avant l’arrivée de Nevin et de Dixon, Chelsea avait échappé de peu à la relégation. Mais formidablement alimenté depuis l’aile droite par le Joueur de la saison Pat Nevin, Dixon inscrirait 28 buts en championnat, finirait Meilleur buteur du championnat la saison suivante, et décrocherait même sa place au sein de la sélection anglaise pour la Coupe du monde au Mexique. Devisant de l’extraordinaire succès de leur partenariat, Nevin déclarerait : « J’ai parfaitement compris ce qu’il voulait, où et comment il aimait être servi. Il était rapide comme l’éclair. Ce n’était pas un grand footballeur mais ses finitions étaient phénoménales. Il y avait une bonne entente et nous nous aimions bien même si nous n’avions rien en commun – il écoutait Wham! ».

« Weirdo »

John Peel et Pat Nevin, fin avril 2004.

Ce n’est toutefois pas seulement par ses exploits sur pelouse, que se ferait remarquer cet ailier vif et inventif que la presse tiendrait dès ses 21 ans pour l’un des plus brillants et enthousiasmants techniciens du Royaume-Uni. Nevin en effet, garçon frêle aux traits pâles et elfiques que surmontait une coiffure new-wave, non content de s’habiller comme un étudiant des Beaux-Arts, fréquentait le ballet, les artistes, et écrivait même des critiques de disques pour le magazine NME. Reconnaissable entre tous, Nevin était une incongruité. Une bizarrerie.

C’est à cette époque que ses équipiers commencèrent à l’appeler « Weirdo », au motif de son apparence et de son intérêt peu commun pour les arts. Régulièrement spolié par les plus frustres de ses équipiers de son cher NME, dont il prit pour habitude d’emporter toujours un second exemplaire dissimulé dans un compartiment secret de son sac, Nevin assouvirait sa passion pour la musique et pour la technologie en créant des vidéos qu’il soumettait ensuite à ses partenaires, lors de leurs interminables déplacements en car à travers l’Angleterre : « J’appris d’abord à faire des vidéos, puis je réalisai mes premiers montages, en recyclant les passages que je trouvais les moins médiocres parmi les émissions The Tube ou Top of the Pops. Au début ce n’était rien plus que trois ou quatre chansons que je pouvais supporter, et dont je savais que mes équipiers pourraient les supporter eux aussi. »

Le groupe écossais cultissime des Cocteau Twins, durant les années londoniennes de Pat Nevin. Ici performant « Pandora », en 1985 : https://www.youtube.com/watch?v=VGJIg6c1Zkg

L’étrangeté de Nevin n’avait pas davantage échappé à la presse : « Après l’un de mes premiers matchs pour Chelsea, un journaliste du Sun m’a demandé ce que j’aimais faire dans la vie, et j’ai répondu : « Aller à des concerts ». Dans la foulée le NME me consacra un article, c’est ainsi que je suis devenu « Mister Post-Punk Footballer ». Mais j’étais juste normal. »

« Normal », Pat Nevin ? Cette phrase serait un mantra chez le jeune Ecossais qui, de la sorte et déjà du temps de son enfance à Easterhouse, s’excusait régulièrement d’avoir « eu la chance d’avoir de bons professeurs », qui lui avaient donné « le goût du théâtre et de la langue anglaise, de Dostoïevski et des auteurs français aussi. » Mais était-il vraiment « normal », ce joueur majeur d’un championnat gangréné alors par le hooliganisme et qui, cependant, fut probablement le seul footballeur au monde à avoir sollicité un remplacement à la pause, de sorte de pouvoir assister à un concert des éthérés Cocteau Twins ?

Etait-il tout-à-fait « normal », d’avoir des mois durant tanné le Mancunien Norman Whiteside pour pouvoir rencontrer le chanteur des Smiths Morrissey ? Et dans la mesure où tout réussissait à ce jeune fan talentueux et sympathique : était-il « normal » d’avoir en définitive traversé Soho à l’arrière de la voiture de sport dudit Morrissey, en compagnie de ses susmentionnés compatriotes des Cocteau Twins ?

Dead Can Dance, « Garden of the Arcane Delights + Peel Sessions ». Le 27 septembre 1984, John Peel introduirait la diffusion de cette performance inédite comme suit : « This is for Pat Nevin ». Jusqu’à sa mort en 2004, le pape de la musique alternative mobiliserait régulièrement sa tribune pour solliciter des nouvelles de son jeune ami (1985), lui remonter le moral au gré de ses soucis sportifs (1986 et 1987), lui souhaiter un joyeux anniversaire (dédicace en 1989 du titre « Christine« , du groupe alors vedette des House of Love), s’interroger de la réaction des membres de Half man half biscuit, en apprenant la signature de Nevin pour leur club de Tranmere (1992), révéler que le groupe préféré de Nevin était les Crispy Ambulance (1997), relayer les demandes chroniques d’un supporter de Chelsea, telles qu’à la dédicace de ce morceau légendaire des Associates (2003) ou, last but not least, pour diffuser bien sûr le tube des Tractors « Pat Nevin’s eyes », comme à l’occasion de cette Peel Session du 27 février 1987.

Si le très « normal » Nevin ne trouva jamais « rien d’anormal » à tout cela, c’est sans doute, ainsi qu’il l’expliquerait des années plus tard, parce que la culture et la musique tout particulièrement, contrairement au football, avaient toujours été au coeur de ses occupations et projets : « Je n’ai jamais rêvé de disputer une finale de FA Cup. Ça ne m’est même jamais venu à l’esprit, ça ne m’intéressait pas. Moi, ce que je faisais à mes 15 ans, c’était enregistrer les émissions de John Peel. Et vous savez quoi ? Quelques années plus tard, j’étais dans son studio pour un enregistrement. La rencontre de deux univers, cela même dont je n’avais jamais osé rêver… Ça, c’était extraordinaire ! »

« Ce que je voulais plus que tout à l’époque, c’était interviewer John Peel, l’apôtre de la musique alternative. Alors je lui adressai un courrier, et reçus une réponse certes très aimable, mais où il se disait trop affairé et me suggérait de réessayer dans un an. C’est alors, pour la première et dernière fois de ma carrière, que je jouai de ma réputation : j’écrivis, de la manière la plus subtile possible, que j’évoluais au sein d’un club de football professionnel et que nous devions affronter Liverpool dans quelques semaines, le club dont John était éperdument supporter depuis 1950… John m’appela le lendemain : « Pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt ? » Une amitié était née. C’était incroyable : devenir l’ami de la seule personne que, n’avait été mon père, je tenais pour un héros. »

Le légendaire DJ de la BBC le lui rendrait bien qui, à compter d’un premier morceau des Dead Can Dance lui-dédicacé en 1984, et 15 ans encore après son départ de Londres, multiplierait régulièrement les références sur antenne à son jeune ami écossais, et ne cesserait jamais de lui enseigner les ficelles de son métier au gré de leurs rencontres – la dernière survenant deux semaines avant sa mort, fin octobre 2004 à Cuzco.

(To be continued…)

28 réflexions sur « Divergents (3/5) : Mélomane & hooligans (première partie) »

  1. Pas sûr d’avoir le temps de passer demain, bref, de ce Chelsea-Tottenham disputé le 27/04/1985 :

    https://www.youtube.com/watch?v=ku5A5dWyBOU

    Le ton est immédiatement donné! Et un mois plus tard c’est le Heysel..

    J’y préfère toutefois la vidéo suggérée dans le texte, hautement suggestive du climat, du cadre dans lequel furent adoptées ces clôtures électriques……… Comment avaient-ils pu en arriver là?

    Celle que je propose ici permet toutefois de s’immerger d’un peu dans une première division aujourd’hui disparue, et de revoir des noms du passé à l’oeuvre : une belle frappe de Hoddle sur la barre, Clemence qui semble se trouer sur le coup-franc de l’égalisation transformé par..la star de Chelsea Pat Nevin!

    Nevin était une énorme sensation à l’époque ; très, très peu de joueurs britanniques avaient alors son coup d’oeil et sa qualité technique.

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      1. C’est des sujets en or, surtout!

        Regarde-moi ça, comment veux-tu ne pas avoir de bonnes histoires à raconter à partir de ce matériau humain-là? :

        https://www.youtube.com/watch?v=3HsYDijy9YQ

        (Nevin est le schtroumph N°7..quant à Dixon, ben.. : suffit de chercher le targetman qui est toujours dans l’impact)

        Et encore les stades anglais étaient-ils alors en crise, disait-on………mais même à moitié remplis, ils dégageaient 10 fois plus d’énergie qu’aujourd’hui!!!

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    1. Je ne suis pas rentré dans le détail, pas désagréable de causer musique mais, le truc avec Nevin : c’est qu’on n’en sortirait plus!!! (tu réaliseras pleinement pourquoi dans la seconde partie..et encore compté-je aller à l’essentiel!), mélomane extrêmement pointu, curieux et ouvert!

      Et cependant, Pink Floyd? Si j’ai bon souvenir, voilà précisément le premier groupe qui le fît entrer, allez, dans le dark-side (grand mot que voilà pour Pink Floyd), l’ouvrit à d’autres horizons, moins commerciaux et plus soutenus.

      Cocteau Twins, j’aime bien les premières productions, bien dark..et puis l’album « Treasure » aussi, incontournable et dont est issu le titre suggéré dans l’article.

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      1. Tu remarqueras que je n’ai pas abordé le cas Morrissey 🙂 J’ai eu ma période Smiths mais quand Morrissey a commencé à tout vampiriser avec sa mégalo, j’ai lâché prise.

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      2. Jamais accroché!

        Mais peut-être parce qu’initialement passé à côté, puis découvert……….dans la foulée des premiers albums solo de Morrissey, lesquels m’ont aussitôt refroidi.

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  2. Un superbe article! Comme tous ceux sur cette magnifique série!
    Je connaissais vaguement le nom de ce joueur mais grâce à cet article je peux enfin mettre une histoire (et quelle histoire!) derrière.
    Une vie hyper intéressante à étudier sociologiquement, comment a-t-il eu cette appétence pour les études et l’art? Le tout en ayant un père qui « l’assomme » de foot, de répétition et exercices en tout genre.

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    1. Nevin est un joueur que je trouvais WTF, beaucoup plus talentueux et original que la moyenne – vidéos et surnom plus que parlants.

      Et quant à l’individu, je trimballai sans le savoir (je n’en connus longtemps que le joueur – les à-côtés de sa vie, sa vraie vie en fait, me sont restés inconnus jusqu’à lecture de son premier livre) le même style durant mon interminable adolescence : fringues, regard, détachement général…… ==> Rétrospectivement ça fait bizarre.

      Il y a un truc que je crois comprendre, et qui sera assurément plus manifeste à lecture de la seconde partie : le football ne fut rien plus qu’un marche-pied pour lui. Ou mieux dit : il parvint à faire de cette fatalité footballistique, à quoi il avait été méthodiquement (mais sans passion) préparé, l’adjuvant de quêtes qui lui étaient plus personnelles.

      Bref : un parcours que je trouve remarquable!, transformer des pieds de plomb (le football) en or..et un type au final un peu énervant : il a tout réussi, tout transcendé, tout conjugué avec talent, bonheur, modestie, équilibre……….et (il faut bien le dire) à force d’énormément de travail.

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  3. J’ai maté les réponses de Breitner. Il voulait être prof. Comme Bobby!
    Et sinon, son plus grand souvenir sportif est la victoire 3 à 1 face aux Anglais en 1972 en quarts de l’Euro. Et c’est vrai que c’est une très bon match. Je l’ai vu récemment sur Footballia et le conseille chaudement.

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    1. C’est ce match qui a fait la légende de Günter Netzer et de la RFA championne d’Europe 1972, toujours la meilleure de tous les temps d’après la presse allemande malgré celles de 1974, 1990, et 2014. Ce fut aussi la première victoire allemande (Est et Ouest confondus) à Wembley.

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    2. Ces « focus on » sont terriblement répétitifs, et cependant : l’une des rubriques les plus courues de la médiasphère UK de naguère (probablement par mécanisme de procuration, miroir, projection..??). Dans le marasme global du truc, toutefois et de temps en temps : une perle çà et là quand même, un profil qui semblait plus singulier que les autres..mais y en avait pas tant que ça..

      J’avais envisagé d’en proposer de temps en temps, une espèce de rubrique en mode « no comment »..mais c’eût été extrêmement europé.., oups : extrêmement britannocentré! 😉 , de quoi être très rapidement lassé.

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    1. Le short tartan, lol……….. Je me suis dit que tu devait parler d’un catcheur, genre catch US où l’on associe des stéréotypes nationaux à tel ou tel autre catcheurs, pour flatter l’égo de telle ou telle autre frange du public, polariser en essayant de rester bon enfant..mais en fait non, pas du tout : j’ai vu ta vidéo, c’est vraiment un boxeur..et c’est vraiment un short tartan, terrible…………….. J’adore, merci!

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      1. A mon avis, oui. Surtout que Buchanan n’était pas connu pour être un truqueur

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    1. Vais réagir au compte-gouttes!

      Dixon, quand on jouait foot à la pré-adolescence : ben c’était moi, lol.. Tout le monde voulait se prendre pour Lineker..donc interdiction faite à tous de dire « ouais, moi je suis Lineker » (quel niveau, lol)……..donc je me rabattais sur Dixon.

      Que voyait-on de ce football-là à l’époque? En Belgique c’était MOTD (si la mère n’était pas trop mal lunée, ça passait tard..), finales voire demi-finales de Cups, 2-3 bonus çà et là.. ==> L’imaginaire tournait pleins pots.

      Mais j’aimais bien Dixon! Joueur particulièrement direct, même pour les Îles……… : rapide, sans fioritures, jusqu’au-boutiste.. Pas le plus raffiné mais généreux et spectaculaire, le genre à foncer droit dans le mur, j’adorais.

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      1. Avec l’artiste/surdoué Nevin pour le servir : un des tout, tout beaux duos anglais des 80’s, le top.

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  4. Génial. Merci Alex. Ça me rappelle un des rares bouquins de fiction sur le foot que j’ai pu lire, Football Factory de John King. Sur les fans de Chelsea. Dans mes souvenirs plus sur le début des années 90 que celles de Nevin mais le personnage principal de l’histoire était fan du club depuis l’enfance. Il devait certainement parlé de Nevin, me souviens plus mais j’avais bien aimé ce bouquin.

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    1. Merci mais je promets que ça va monter en puissance!

      Ken Bates était un personnage, euh, particulier. Mais à la tête d’un club pour le moins turbulent, bref et l’air de rien : ces deux-là s’étaient trouvés.

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