Divergents (3/5) : Mélomane & hooligans (troisième partie)

(Suite et… toujours pas fin de ce troisième portrait, consacré à un footballeur pas tout à fait comme les autres… Et retrouvons donc Pat Nevin là où nous l’avions laissé : vedette parmi les plus inspirées du football britannique de la seconde moitié des années 1980, ami voire amant de figures célèbres du show-biz, plus que jamais passionné d’art et de technologie, détracteur des racistes et de Ken Bates…et pour toujours orphelin de son ami et mentor, le célèbre DJ de la BBC John Peel)

Janvier 1984, Patrick Nevin Sr et Pat Nevin Jr, dans la maison familiale : « Mes racines sont irlandaises, si bien que j’avais le choix entre les sélections d’Irlande et d’Ecosse. Mon père privilégiait ardemment que je pose mon choix sur l’Irlande, à dire vrai mes parents auraient plus volontiers été supporters de l’Irlande qu’ils ne le furent de l’Ecosse. Mais j’émargeais à la première génération écossaise de la famille, et c’est ainsi que je me sentais. Ce qui bien sûr n’était en rien significatif du moindre reniement de mes racines irlandaises. »

Au gré de ses deux autobiographies, respectivement publiées en 2021 puis en 2023, toutes deux saluées par la critique pour leur « incroyable honnêteté », et dont la première serait même consacrée « Ouvrage sportif de l’année » par les très institutionnels Times et Financial Times, Pat Nevin livre assurément beaucoup de lui-même – et cependant : en livra-t-il vraiment tout ? Et, surtout : le livra-t-il aussi bien qu’on ne le dit ?

D’obscurs et sans doute inévitables esprits chagrins, pour plupart unionistes quand ils n’étaient pas radicalement prolétaires, viendraient bien vite ternir ces autoportraits, il est vrai trop flatteurs que pour être tolérables voire si résolument « honnêtes ». Le fait pourtant est que certaines questions valaient assurément d’être posées, car tout compte fait : Nevin avait-il bel et bien grandi, avec ses cinq frères et soeurs, au dernier étage d’un logement social du cloaque de Easterhouse… ou bien plutôt, ainsi que se plairont à l’affirmer d’explicites sympathisants des Rangers : le nid familial ne fut-il plus véritablement sis de l’autre côté de la Edinburgh Road, dans une maison de campagne de cinq chambres avec jardin, dans le plus cossu quartier de Barlanark ?

Quant à cette fameuse finale de Scottish Cup, remportée avec le club de son quartier et au cours de laquelle Nevin avait inscrit quatre buts : un recruteur se présenta-t-il vraiment à lui en disant venir « des Rangers » ? A quoi est-il alors vrai que le papiste (mais à l’en croire peu religieux, et moins encore tribal) Nevin répondît par ces mots, significatifs d’une abrupte, irlandophile et très catholique fin de non-recevoir : « Et moi je viens de Gartcosh United, et je m’appelle Patrick Kevin Francis Michael Nevin » ?

Homme d’évidence intelligent voire trop, le plus probable est sans doute que Nevin aura su jouer de ses fières mais opportunes racines ouvrières, de sorte de survivre au sein de l’alors féroce vestiaire londonien. Avant de garder, dans la non moins habile gestion de sa seconde vie, de ce pli consistant à s’accommoder toujours en considération de ce qu’était désireuse d’entendre, ou disposée à souffrir de lui, la loi d’airain des opinions et moeurs les plus panurgiques. A sa décharge, et ainsi que l’illustreraient d’ailleurs les immédiats malheurs d’un Le Saux émargeant trop ostensiblement et exclusivement à la classe moyenne, il n’était probablement pas superflu de se prémunir vaille que vaille des instincts sociétaux de son équipier David Speedie : homme aux opinions politiques radicalement différentes, et plus proche que quiconque de dégoûter pour de bon Nevin du football, tant il nourrissait à son encontre une explicite et inquiétante « aversion psychopathique ».

Soirée de Noël entre équipiers, le 25 décembre 1984.

De la sorte, et contrairement donc au tapiolisé lecteur du Guardian Le Saux, c’est donc fort de son instinct de survie et de ce totem d’immunité prolétariste, dont il mâtinerait toujours son involontaire mais légitime snobisme culturel, que Nevin parviendrait bien vite à se faire tolérer dans le vestiaire là où, quitte à évoquer un autre freak, l’antillais et plus frontal Canoville mettrait près de 40 ans à se rabibocher un jour avec le farouche et tumultueux Speedie, et plus encore à se remettre des ostracismes subis voire de l’épisode désolant de sa lutte à mort avec Kerry Dixon pour un bain, qui d’ailleurs convaincrait si besoin Nevin de se tenir à distance de la contagieuse folie du vestiaire londonien :

«Mettez-vous à ma place : j’avais 21 ans, je venais de rejoindre ce club en ma qualité d’étudiant, pas trop bête a priori, et je me retrouvais donc devant un gars blanc et un gars noir auxquels je rendais 20 centimètres, tous deux complètement nus, et s’échangeant des coups à n’en plus finir, debout dans un bain minuscule. Le tout arbitré par les 193 centimètres de Micky Droy lequel, bâti comme un monstre, finirait par les attraper tous deux comme des chatons en hurlant « Tirez-vous ». Il en résulte cette curieuse dichotomie dans mon livre, où je me dépeins comme un étranger qui penserait constamment que, au fond, c’est pourtant bien lui qui est normal. Je me rappelle d’ailleurs avoir regardé cette scène en me disant : « Et dire que c’est pour cette folie, si j’ai quitté une vie parfaitement normale d’étudiant qui essayait tout bêtement d’obtenir un diplôme…» Fort heureusement, je gardai à l’esprit que deux footballeurs de Chelsea se disputant un bain n’avait assurément rien de normal. »

Craven Cottage, 2 avril 1983 : depuis le parc visiteurs, les supporters de Chelsea célèbrent bruyamment un but de Canoville, près d’un an après ses intolérables débuts à Crystal Palace. Fils d’immigrés antillais, livré à lui-même et entré dès l’adolescence dans la petite délinquance, SDF même que l’on accuserait fallacieusement de viol, Canoville dormait dans une épave de voiture quand il entreprit à 17 ans une carrière de footballeur semi-professionnel au sein de l’équipe de Hillingdon Borough. Transféré à Chelsea en décembre 1981, il étrennerait son maillot des Blues le 12 avril 1982, sur la susmentionnée pelouse de Crystal Palace : « Tandis que je m’étire et cours, je distingue des voix plus marquées que les autres, à travers le bruit de la foule : « Rassieds-toi, saleté de noir ! », « Va te faire foutre, putain de bougnoule ! » Encore et encore. Beaucoup de gens différents. J’osais à peine regarder autour de moi. Je savais juste qu’ils étaient là, juste derrière moi. Puis j’ai pu les apercevoir, et je vis qu’ils portaient tous des chemises bleues et des foulards : des supporters de Chelsea, des supporters de ma propre équipe. Et cependant leurs visages étaient-ils absolument emplis de haine et de colère, toutes focalisées sur moi. Je me sentais physiquement malade. J’étais absolument terrifié. » Progressivement écarté en raison d’une blessure à la cuisse, et scandaleusement sous-payé, l’apport de Canoville aura au final été décisif du sauvetage du club lors de sa première saison, puis de son spectaculaire redressement à compter des arrivées conjointes de Dixon et de Nevin, seul joueur qui osât jamais prendre publiquement position contre les abus racistes endurés par l’Antillais d’origine, tant du fait de ses propres supporters que de leur équipier David Speedie. 

A l’épreuve de la Tartan Army

Au début toutefois de l’année 1985, il n’y a pas que par ses louables et courageuses positions, que Nevin avait fait de vagues dans le championnat anglais. Ses pouvoirs créatifs, en effet, lui avaient d’emblée valu le prix du « Joueur de l’année », et cependant était-ce probablement surtout pour ses intérêts décalés en dehors du terrain, si les projecteurs se braquaient avec une intensité particulière sur l’elfique ailier écossais. Aussi, intrigué par tout ce battage fait autour d’un joueur deux fois recalé par le Celtic, mais qu’attiraient d’instinct les artistes et Lumières, le manager protestant, jadis, de l’équipe des Bhoys champions d’Europe 1967, désormais en charge de l’équipe nationale d’Ecosse, souhaiterait-il en savoir plus, et opterait donc pour un match des moins de 21 ans, le 26 février 1985 en Espagne, pour jauger enfin cet étrange animal.

Pat Nevin, Glasgow, 1980 : « Même s’il ne me l’a jamais dit, il est à peu près certain que mon père fut profondément meurtri par mon éviction du Celtic. (…) Il n’a raté qu’une poignée de matchs dans ma carrière, or si l’on considère que j’en ai joué plus de huit cents, le bilan est honorable pour un homme qui ne cessa jamais de travailler. Le moins qu’on puisse dire est qu’il fut une sorte de héros pour moi. »

« A l’époque je portais toujours un béret, et j’étais déjà à fond dans ma musique bizarre, très différente de la norme. Et Stein ne savait rien de moi. C’est alors que nous avons joué ce match, et que la mi-temps arriva. Notre entraîneur Andy Roxburgh s’apprêtait à faire son speech quand soudain la porte s’ouvrit, révélant l’irruption parmi nous du très imposant Jock Stein. Il passe alors devant chacun d’entre nous, s’arrête devant moi, et me traite sans crier gare de « petit con », d’« égoïste », d’« ignorant », d’« arrogant »… Un véritable lynchage public, en bonne et due forme. »

« Puis il sortit en fracassant la porte, laissant derrière lui un vestiaire devenu viscéralement silencieux : plus personne n’osant me parler ni me regarder, comme si le Pape venait soudain de m’excommunier. La reprise venue, je remontai sur la pelouse. Et je m’y démenai comme un fou. Il fallut même me remplacer sur la fin, quand mon organisme tomba littéralement à court d’oxygène. »

« Plus tard dans le bus, Jock s’approcha, tendit vers moi une main énorme, et m’ébouriffa les cheveux comme suit : « Génial, petit homme, du début à la fin. » C’est là que je compris que Stein, confronté à une personne inhabituelle, envisageait de m’appeler en équipe première, mais tenait d’abord à savoir si je serais assez fort pour lui tenir tête. Et c’est ce que je fis : lui montrer ce que j’avais dans le ventre. »

Nevin, toutefois et parmi d’autres, serait victime des choix curieux d’Alex Ferguson lequel, moins de neuf mois après ce test semble-t-il concluant, remplaçait sur le banc de l’Ecosse le dieu vivant Stein, y décédé lors d’une rencontre décisive face au Pays de Galles. En définitive, et bien qu’il fût des rares remplaçants appelés à monter sur pelouse lors des matchs de préparation, d’abord en lieu et place du leader technique Strachan contre la Roumanie, puis à l’heure de jeu et un cran plus haut pour pallier la blessure de l’attaquant Nicholas contre l’Angleterre, sa prometteuse saison internationale accoucherait d’un abrupt renvoi en ses pénates, à l’instar d’un Mo Johnston recalé pour avoir fait le mur lors du match de barrages en Australie, d’un Hansen déclassé au profit du très performant binôme d’Aberdeen Miller-McLeish, d’un Dalglish irrémédiablement usé et contraint à l’opération, d’un Levein par deux fois consacré (mais en vain) « Plus grand talent du championnat », d’un Jardine élu « Joueur de la saison » ou, de manière beaucoup plus incompréhensible, d’un McCoist fraîchement nommé meilleur buteur du championnat.

Wembley, 23 avril 1986. Dans le cadre de la Rous Cup, Nevin monterait à l’heure de jeu pour remplacer Nicholas, blessé sur l’action du penalty transformé par Souness. En cette occasion, Ferguson avait opté pour une force de frappe certes prometteuse, composée de l’incontournable Charlie Nicholas et du percutant David Speedie, mais sous-alimentée par un milieu de terrain dramatiquement dépourvu de créativité. Pire : en début de seconde mi-temps et à 2-0 pour l’Angleterre, Ferguson repositionnerait même le défenseur central Richard Gough en soutien direct des attaquants, tandis que Steve Nicol descendait à l’arrière droit et qu’Aitken glissait à sa place. Clou dans le cercueil du libéro Hansen, pour de bon délaissé par Ferguson après s’être désisté sous prétexte d’une blessure au genou, cette première défaite en huit matchs confirmait les inquiétantes carences offensives d’une formation à laquelle Ferguson se garderait pourtant bien, et coupablement, d’insuffler jamais le moindre apport créatif. Côté anglais, elle sacraliserait surtout le retour en grâce de Terry Butcher, après qu’il fut déclassé un an durant au profit de Mark Wright. Indiscutable homme du match, on le voit ici au pressing sur son cousin direct, l’Ecossais… Pat Nevin.

Au cours des sept matchs de préparation disputés sous la direction d’Alex Ferguson, l’Écosse garderait certes six fois ses cages inviolées – un record remarquable, qui ferait dire à beaucoup que l’Écosse serait un os difficile à ronger. Et cependant l’équipe au tartan n’inscrirait-elle dans le même temps que sept buts ; trahissant de la sorte et aux yeux de tous, sinon d’un Ferguson qui opterait au Mexique pour un plus frigide encore 5-3-2, le manque criant de créativité du quatuor médian incarné par les fort défensifs Souness, Aitken, Nicol et Bannon. 

Aux côtés des plus indiscutables Davie Cooper, Charlie Nicholas, Graeme Sharp et Frank McAvennie (lesquels Sharp et McAvennie avaient inscrit plus de 50 buts en Première Division anglaise), Ferguson remplacerait finalement Dalglish par le convalescent Culé Archibald et, à la surprise générale à l’heure de compléter sa ligne offensive, poserait son choix sur Paul Sturrock plutôt que sur Speedie ou Nevin, tous deux pourtant dans la forme de leur vie. Sturrock, fidèle mais peu inspiré serviteur de Dundee United (dont Ferguson convoquerait au Mexique cinq joueurs, contre quatre d’Aberdeen et seulement deux et un pour, respectivement, le Celtic et les Rangers) n’avait participé à aucune des rencontres de qualification, et serait d’un apport offensif absolument quelconque lors de ses deux rencontres disputées au Mexique.

David Speedie, évoquant un souvenir douloureux.

Ferguson, pourtant, s’était-il publiquement engagé à sélectionner Speedie et Nevin en cas de désistement. Et pire encore, avait-il promis à chacun d’entre eux qu’il serait son premier choix : « Sir Alex m’avait repris dans l’équipe, et même fait jouer contre l’Angleterre. Mais c’était extrêmement serré, l’Ecosse disposant alors d’une quantité formidable de grands attaquants. Et c’est alors que Ferguson m’appela pour m’annoncer la mauvaise nouvelle : « Ecoute, je suis vraiment désolé, petit, mais je ne vais pas te sélectionner pour cette fois-ci. Notre équipe est vraiment très forte, tu sais. Mais sois certain que tu seras le premier que j’appellerai si jamais l’un des 22 devait être indisponible pour le Mexique. » Le lendemain, je me rendais à l’entraînement et y croisai David Speedie, lequel me rapporta son échange avec Ferguson : « J’ai reçu un coup de fil de Ferguson hier soir. Il m’a dit qu’il ne me gardait pas dans l’équipe, mais que je serais son premier choix s’il y avait le moindre pépin. »

Si Nevin, sans doute heureux de pouvoir consacrer son mois de juin au festival de Glastonbury, réagirait avec flegme au double-reniement de Ferguson, l’on ne pourrait en dire autant du durable dégoût éprouvé par son équipier Speedie : publiquement assuré, le 22 mars 1986, qu’il serait du voyage au Mexique, la trahison était d’autant plus rude à encaisser que Speedie avait aussitôt marqué le coup en réussissant, le lendemain, un hat-trick inédit en finale de la Full Members’ Cup, face au Manchester City de Billy McNeill. Mais surtout, et ainsi qu’il tiendrait à le clamer par voie de presse, frappé d’incrédulité au terme d’une saison marquée, dans le chef de ce joueur plus incisif que buteur, de 22 buts en 49 matchs : « Le pire, c’est qu’il n’y a même rien à redire de mon comportement : cela fait six mois que je me tiens à carreau sur le plan disciplinaire ! Il est certain que je ne regarderai aucun de ces matchs, j’en serais malade. Qu’il crève. »

Denver, 17 mai 1992 : but (superbe) de Nevin.

Outre celle de 1986, Nevin raterait encore la Coupe du monde 1990, mais parviendrait à disputer l’Euro 1992 en dépit d’une blessure à la cheville, et au bénéfice de ses prestations remarquées lors d’une tournée en Amérique du Nord. C’est d’ailleurs dans ce cadre, le 17 mai 1992, qu’il inscrirait face aux Etats-Unis le premier de ses cinq buts avec l’équipe au Tartan, dont quatre seraient inscrits en l’espace ramassé d’un an et de six rencontres, après des années de malentendus et de désamour avec sa sélection.

Un an plus tard, et pour une fois acteur passif de sa passion magnétique pour les arts, c’est au bras de son épouse que Nevin découvrirait, incidemment à l’en croire, et dans une salle de cinéma de Berwick, que ce fameux but de Denver avait été repris pour les besoins d’une comédie noire de Mike Myers, facétieusement nommée « Quand Harriet découpe Charlie« . L’ironie étant, dans cette farce vouée au cisaillement de membres et aux communautés écossaises des Amériques, que ce fut précisément durant cette rencontre, disputée moins d’un mois avant le début de l’Euro, que la cheville de Nevin avait été fracturée par le rude international américain Dominic Kinnear, originaire comme lui de Glasgow.

Non content de connaître la famille Nevin, du temps où lui aussi avait grandi à Barlanark, ledit Kinnear était par ailleurs cousin avec un ami d’enfance de Nevin. Mais ainsi que le constaterait ce dernier, « cela ne l’a pas empêché de me casser la cheville, et de me plonger au désespoir de ne pouvoir disputer l’Euro. J’avais déjà raté les phases finales des Coupes du monde 1986 et 1990, même si j’avais disputé de belles saisons avec Chelsea puis Everton. Aussi préférai-je garder secrète ma blessure, et jouer malgré la douleur en Suède. »

Turbulences

Club alors le plus truculent, non moins que le plus photogénique du Royaume, le Chelsea éprouvé par Nevin serait celui aussi de certain Joe Strummer : successeur, aux pourtours de Stamford Bridge, des Pistols Cook et Steve Jones, avant de pousser son amour des Blues jusqu’à crier les noms de David Speedie, Pat Nevin et Kerry Dixon dans l’une des inévitables scènes de beuverie égrenant les 90 minutes du film « Straight to Hell », tandis qu’il donnait un coup de pied vigoureux dans une boîte de conserve.

Chelsea-Newcastle, 4-0, 12 novembre 1983 : « Alors que nous menions 4-0, et que je vivais l’un de ces jours où effacer le moindre adversaire était d’une facilité embarrassante, je remarquai à cinq minutes de la fin que Keegan, joueur de renommée mondiale mais entré dans la trentaine, travaillait plus dur que tout autre joueur sur le terrain. » En fait d’animation offensive, et malgré le score sans appel, Newcastle pouvait compter ce jour-là sur les légendes du football anglais Terry McDermott, Peter Beardsley, Chris Waddle et Kevin Keegan.

Aux antipodes des adorateurs de Speedie et du National Front, les rédacteurs du Chelsea Independent, groupe gauchiste minoritaire que fréquenta Strummer, se pâmaient plutôt devant les dribbles de leur idole arty Pat Nevin, comme lors de cette rencontre face à Newcastle, qui le vit effacer huit joueurs dans un slalom entrepris d’un bout à l’autre du terrain. Mais ils s’émerveilleraient aussi de son astucieux coup franc contre Sheffield Wednesday, où il fit passer le ballon par-dessus le mur défensif, courut pour le réceptionner, et délivra aussitôt un centre parfait sur la tête de sa Némésis David Speedie. Ou encore ces supporters progressistes riraient-ils, enfin et avec lui, de son fameux penalty lamentablement raté contre Manchester City.

Il y en avait donc pour tous les goûts et cependant, en ce début d’année 1987, le club de Chelsea se trouvait-il dans un état plus que jamais désespérant. Tout ce petit monde se réunirait d’ailleurs au mois de mars, devant l’hôtel de ville d’Hammersmith, pour protester contre le projet de fusion de Chelsea avec QPR et Fulham que portait alors le magnat de l’immobilier David Bulstrode, propriétaire des trois terrains via sa société immobilière Mahler Estates/Cabra. Inaudible pour les supporters, son projet entendait privilégier le développement de biens immobiliers de standing à Stamford Bridge voire Craven Cottage, tandis que les Blues seraient envoyés sur le terrain des Queens Park Rangers.

Craven Cottage, 28 février 1987 : manifestation de fans contre le projet de fusion entre Fulham et Queens Park Rangers.

Concomitamment, après un titre de champion de D2 puis deux 6èmes places consécutives en D1, l’équipe faiblirait soudain dès la saison 86-87, pour être finalement reléguée un an plus tard à la différence de buts. Fragilisée par la maladie du gentleman-manager John Neal, l’équipe se dissoudrait pour de bon à mesure de l’adoption, par le nouveau staff technique, de tactiques plus traditionnelles privilégiant le long-ball au détriment de la belle alchimie aboutie par le trident composé des Nevin, Dixon et Speedie.

Ces bouleversements et ces menaces précipitèrent-ils le départ de Nevin ? Certes, la mort abrupte de Bulstrode, foudroyé parmi les bras de sa maîtresse le 1er septembre 1988, mettrait-elle un terme à la spéculation immobilière planant sur Stamford Bridge, et incidemment sur l’avenir du Chelsea FC. Mais devenu trop grand pour un club replongé dans ses démons, et de toute façon parvenu au terme de son contrat, Nevin avait-il sans doute fait le tour de la question qui, à l’été 1988, signerait pour Everton contre un chèque dix fois supérieur à ce qu’avaient perçu, cinq ans plus tôt, les malheureux dirigeants de Clyde.

A l’instigation du manager Colin Harvey, successeur de l’irremplaçable Kendall et « Pelé blanc » toffee des années 1960 et 1970, les dirigeants d’Everton n’avaient de fait rien oublié des « dribbles magiques » du petit Ecossais, ni des quatre adversaires qu’il avait mis dans le vent le 22 décembre 1984, en prélude à l’un de ses deux assists lors d’une rencontre remportée 3-4 à Goodison Park. Quant à Nevin, que tout semblait pourtant destiner au PSG, lui n’avait rien oublié de ses classiques : ville de son mentor John Peel, Liverpool était désormais aussi celle des Frankie Goes to Hollywood, Echo and the Bunnymen, Orchestral Manoeuvre in the Dark… et de ladite Radio City au sein de laquelle, préfigurant sa lointaine encore reconversion, il ne tarderait bientôt à devenir DJ.

(To be continued…)

13 réflexions sur « Divergents (3/5) : Mélomane & hooligans (troisième partie) »

  1. Eh beh, quelle densité! Et toujours aussi bien écrit…
    Deux remarques simplettes :
    – je n’avais aucun souvenir de cette armada offensive à Newcastle, alors en deuxième division.
    – j’aimais bien Echo and the bunnymen et le morceau Killing moon

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    1. Voire trop dense? Je crains sincèrement que tout cela ne fasse une partie de trop, auquel cas merci et désolé pour la patience consacrée. Moi-même ne serai pas mécontent d’en avoir fini! Mais je crois devoir passer par là pour pouvoir « conclure » comme je l’entends, c’est qu’il y a un arrière-fond dans toute cette Nevin-mania naissante, aux Îles, qui me laisse un goût douteux, comme si j’avais le caca italien de Lineker en bouche.. ==> Je vais y revenir.

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  2. Alex, la sélection irlandaise de 88-90 intégrait énormément de joueurs nés hors d’Irlande. Voire des mecs qui n’avaient pas d’origine irlandaise comme l’avouera Cascarino.
    C’était deja le cas dans les années 70?

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  3. Le Saux, un peu comme le Tissier, était dans les petits papiers des Bleus. Dans les joueurs à suivre, on va dire…
    Il a subi pendant des années des attaques homophobes de la part du public.
    J’aimais bien ce gaucher.

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    1. ..et de la part de certains de ses équipiers!, un revival Canoville sinon que l’angle d’attaque n’était plus la couleur de peau mais ce qu’il faisait prétendument de sa bite.

      J’y reviens en part 4 (la dernière, je le jure 😉 )

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  4. Me souviens d’une vhs, consacrée aux plus beaux buts de chaque pays, et pour l’Écosse, le sujet principal, était Charlie Nicolas. Nicolas et Mo Johnston représentaient l’avenir de l’Ecosse, à leurs débuts avec le Celtic.

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    1. Tout à fait, j’ajouterais le défenseur Nevein et, surtout, le « meneur » Paul McStay (qui, je pense, avait été de ce tournoi en Finlande qui lança la carrière de Nevin – gros doute tout de même, à vérifier).

      McStay était supposé apporter la lumière à cette nation pour 10, 15 ans.. ==> Ce fut au final brin décevant.

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