En attendant Johnnie To…

En 1976, le magazine allemand Kicker choisit cinq footeux censés représenter l’histoire de ce sport. Des noms familiers tels Pelé, Puskás, Di Stefano et Sir Stanley Matthews et un illustre inconnu nommé Lee Wai Tong. Un Hongkongais ayant sévi principalement entre les années 1920 et 1940. Il n’existe aucune archive cinématographique de lui mais on raconte qu’il a marqué 1260 buts sur 25 ans de carrière. Voire beaucoup plus… Kicker le présente sobrement comme le roi de l’Asie…

In the mood for love

Lee Wai Tong est né le 16 octobre 1905 à Tai Hang, petit village de pêcheurs de Hong Kong. Il est le troisième de la fratrie. Ses origines sociales prêtent à débat. Certaines sources indiquent qu’il est issu d’une famille très pauvre, d’autres que son père, originaire de Meizhou, dans la province du Guangdong, en Chine continentale, était propriétaire d’une entreprise de construction. Attiré très jeune par ce sport importé par les marins anglais, il s’exerce à jongler avec un pamplemousse ou une orange quand il ne remplit pas de sable un bout de tissu pour ajouter du poids à son ballon de fortune. « Le footballeur des sables » sera d’ailleurs le premier de ses surnoms.

Membre de la communauté Hakka, Wai Tong est un homme robuste et grand pour l’époque, 1,80 m, et, après avoir commencé sa formation au Queen’s College, tout en aidant régulièrement son père sur ses chantiers, il intègre dès ses 17 ans l’équipe la plus en vue de Hong Kong, South China AA en 1922. Positionné en ailier gauche, il se distingue rapidement par sa lourde frappe et son sens du but et devient le nouveau joyau de la région, celui qui crée les murmures… Il n’a pas 18 ans lorsqu’il représente la Chine aux sixièmes Jeux d’Extrême-Orient au Japon en 1923.

Sélection de Hong Kong en 1923

A l’est de Shanghai

La Chine est alors la force dominante du foot de la région. Le 24 mai 1923, à Osaka, une sélection, essentiellement composée de joueurs de South China AA, affronte le Japon lors du dernier match des Jeux du Championnat d’Extrême-Orient. La Chine n’a besoin que d’un match nul pour décrocher le titre de championne. Lee Wai Tong va réaliser une des ses plus belles prouesses. En l’espace de cinq minutes, il s’offre un triplé, assurant une victoire retentissante 5-1 pour la Chine ! Un triplé pour l’éternité, à 17 ans et 212 jours, marque que même le grand Pelé ne brisera pas. Les Philippines s’octroient la place de dauphin, naît la légende du Roi du Football

Débute ainsi au Japon une longue série de triomphes pour Wai Tong. En 1924, il remporte le premier de ses huits titres de champion de Hong-Kong avec South China AA, tout en conservant la médaille d’or des Jeux d’Extrême-Orient lors du championnat de 1925, tenu à Manille, aux Philippines. La Chine et Wai Tong ne connaîtront que la victoire dans les trois tournois suivants (ce dernier se grimant sur la fin en tant que coach-joueur), demeurant invaincus en match international de 1923 à 1936 !

En 1926, il rejoint la foisonnante Shanghai et ses mystères, qui tombera bientôt dans le camp de la République de Chine de Tchang Kaï-chek. Une escapade qui durera quatre années, les plus belles selon lui, dans une cité qui ne cesse de grossir et de s’encanailler aux sons des groupes de jazz chinois. Il profite de son séjour pour exercer en tant que directeur sportif de l’Université Fudan de Shanghai, avant de rejoindre Loh Hwa, une équipe constituée des joueurs universitaires les plus doués, se permettant le luxe de disposer des Britanniques dans la Prentice-Skottowe Challenge Cup, le tournoi le plus illustre de l’époque.

Shanghai en 1926

Alors qu’Ip Kwai-chung notait dans son livre Soccer in China, publié en 1925, que les parents décourageaient et même empêchaient leurs enfants de se livrer à des exercices en plein air ou à des sports de quelque nature que ce soit, Wai Tong devient une icône, un symbole de rébellion. Un dicton populaire émerge des entrailles de Shanghai et se répand dans tout le pays, comparant Wai Tong à une figure de l’opéra de Pékin : « Regarder le drame dépend de Mei Lanfang, regarder le football dépend de Lee Wai Tong. » Wai Tong écrit sur sa discipline avant de retourner à Hong Kong en 1931.

Berlin, 1936

En 1936, la Chine participe à la compétition olympique de football pour la première fois et devient la première équipe asiatique à le faire, avec le Japon. 220 000 yuans sont nécessaires pour le voyage à Berlin, mais le gouvernement n’en fournit que 170 000. Par conséquent, l’équipe de Chine, composée en grande majorité d’hommes venus du même village que Wai Tong, organise un nombre impressionnant de matchs d’exhibition dans le but de collecter des fonds suffisants pour le voyage. 27 au total, face au Vietnam, Singapour, l’Inde, sans oublier une confrontation de prestige face aux Islington Corinthians, combiné spécialisé dans les matchs de charité qui comprenait des membres d’Arsenal, Chelsea ou les autres équipes londoniennes. Au-delà du succès financier de l’entreprise, la Chine gagnera 23 confrontations de son harassante tournée…

Cependant, après un programme aussi mouvementé, l’équipe chinoise arrive exténuée au lancement de la compétition. Wai Tong tente de tenir l’édifice mais son pays perd 2 à 0 face la Grande-Bretagne, après avoir encaissé deux buts en cinq minutes. Sportivement, le capitaine britannique Bernard Joy, qui deviendra plus tard journaliste, déclare « qu’en matière de contrôle du ballon et de positionnement, les Chinois étaient supérieurs. » Wai Tong le soliste de 31 ans, reçoit des offres d’Arsenal et du Red Star qu’il refuse pourtant. Hong-Kong lui manque terriblement…

Sur le chemin du retour, l’escouade, remerciée avec faste par ses fans, joue quelques parties à Shanghai, avant de repartir en tournée en Australie en fin d’année. Wai Tong impressionne à nouveau dans cette série de tests, 24 en tout. Il est évidemment le meilleur buteur, grâce notamment à un triplé contre les champions d’Australie lors du match d’ouverture. Bien que vieillissant, il demeure incontestablement une des valeurs sûres du continent.

L’equipe chinoise à Berlin. Wai Tong est en première ligne, au centre.

Millennium Mambo

La seconde guerre sino-japonaise et le deuxième conflit mondial vont bouleverser l’existence de Wai Tong. Hong Kong occupée par les Japonais, il s’enfuit à Kwangtung, dans le Guangdong, et rejoint l’armée républicaine chinoise, passant la majorité de sa mobilisation à jouer des exhibitions pour collecter des fonds pour l’effort de guerre. Il est promu major au sein de la division sportive, avant de retourner à Hong-Kong à la fin des combats. Après avoir passé plusieurs saisons avec son club de toujours, South China AA, il prend sa retraite en 1948 à l’âge de 43 ans.

Cette même année, il est nommé coach de la Chine aux Jeux olympiques de Londres. Il organise un long stage de trois mois, aux Philippines et en Thaïlande. Un effort vain, la Chine s’écroule dès le premier match, défaite 4 à 0 par la Turquie de Lefter Küçükandonyadis, la légende de Fenerbahçe.

Chine-Turquie… Hajime!

Après Londres, Wai Tong n’entraîne plus pendant la période de guerre civile. Son équipe a été scindée en deux. L’équipe de la République de Chine, bientôt rebaptisée Taipei, n’étant pas en mesure d’utiliser l’appellation Taïwan et l’équipe de la République populaire de Chine, considérée par la FIFA comme l’héritière du palmarès chinois d’avant la Seconde Guerre mondiale.

En 1954, il est nommé premier entraîneur à plein temps de Taïwan. Un succès, puisqu’il conduit son groupe à deux médailles d’or aux Jeux asiatiques en 1954 et 1958, dominant à chaque fois en finale la Corée du Sud. Des équipes où les joueurs de Hong-Kong, éligibles à la sélection, sont nombreux, dont Cheung Chi Doy, qui aura l’honneur de devenir le premier joueur de Hong-Kong à jouer en première division anglaise lorsqu’il rejoint Blackpool en 1959. Wai Tong conduira également sa sélection aux Jeux olympiques de Rome de 1960 où Formose découvrira l’élégance de Gianni Rivera ou les ouvertures lumineuses de Gérson.

La délégation olympique de Formose à Rome en 1960.

En raison de ses liens étroits avec la République de Chine, il disparaît définitivement des archives de la Chine de Mao. Néanmoins Wai Tong n’est pas un homme de paille mais bien un animal politique. Il accepte sans sourciller d’être « utilisé » par les États-Unis dans leur propagande anticommuniste des années 1950, aux côtés de la star de l’opéra cantonais, Li Shifang, afin « d’émouvoir et d’éveiller les Chinois d’outre-mer au sort de Formose. » Impliqué dans la promotion du football à Hong-Kong et en Republique de Chine, il joue un rôle déterminant dans la création de l’AFC, dont il devient secrétaire général dès 1954. Avant d’atteindre le Graal en devenant vice-président de la FIFA, le premier Asiatique à atteindre ce poste en 1965. Décédé le 4 juillet 1979, il participe également à fonder l’équipe féminine de Taïwan qui dominera la fin des années 1970 et le début des années 1980.

Wai Tong et ses trophées

Lee Wai Tong est incontestablement la grande figure du football chinois. Un foot si puissant sur son continent pendant des décennies mais qui peine, malgré ses efforts humains et financiers colossaux, à revenir sur le devant de la scène. Wai Tong, un personnage mythologique, dont la vie sera narrée dans l’opéra Field of Dreams, axé principalement sur son périple allemand. Berlin en 1936 ? Certainement pas la plus jolie saison pour découvrir la ville mais on ne choisit pas son destin… Un homme dont on raconte qu’il trouait à sa guise les filets ou faisait fuir les gardiens adverses. Un aristocrate qui ne daigna mettre que cinq buts de la tête sur ses plus de 1 000 répertoriés ou fantasmés…

1936, la rencontre entre deux mondes…
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26 réflexions sur « En attendant Johnnie To… »

    1. Haha. J’envisage de candidater aux services de contre- renseignements chinois. En parlant de renseignements chinois…
      Au niveau de la place Tian’anmen, y a un fantastique musée consacré à la civilisation chinoise. Immense, avec des pièces archéologiques inestimables. Très dense forcément. Avec pour chaque période de multiples traductions en anglais pour les étrangers.
      Sauf que les traductions s’arrêtent à partir de la prise de pouvoir de Mao. A partir de 1949, tu peux te brosser et tu peux même pas ricaner intérieurement face à la propagande du parti.

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  1. Instructif et fort bien raconté.

    Même si on peut discuter de ce qu’est l’Asie et si la Turquie en fait ou non partie, il y eut une sélection turque qui participa au tournoi de football des Jeux de Paris et d’Amsterdam.

    Cela n’a peut-être rien à voir, mais il est amusant de constater la présence d’équipes chinoise et japonaise aux Jeux de Berlin. Les nazis assistaient alors militairement le Guomindang et s’apprêtaient à signer le pacte Anti-Komintern avec le Japon Showa.

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      1. Lors de mon séjour à Stamboul, j’ai pris un vapur uniquement pour poser le pied à Kadıköy, sur la rive asiatique.
        A peine y avais-je posé le pied, je pris immédiatement le bateau retour.
        Je n’avais rien d’autre à faire là que penser : « Je suis en Asie. »
        Et là, bien sûr, résonnait à mon oreille cette célèbre chanson de Bashung (et cette phrase : « L’Asie coule à mes oreilles ») : https://www.youtube.com/watch?v=9wflvuzLm2o
        Les deux traversées furent agréables, en effet.

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  2. C’est costaud, merci et bravo.

    Connais-tu le score de ce match disputé, en Angleterre donc?, face aux Islington Corinthians?

    Lefter Küçükandonyadis, je ne connaissais pas non plus……… Des stats folles pour un ailier, et je vois qu’il a joué en France et à la Fio, ça a donné quoi?

    Les accomplissements de cet homme de football sont quand même, vraiment très impressionnants.. Tel que tu le racontes, ça donne même un peu le sentiment qu’il fut un voire plusieurs crans au-dessus du joueur chinois-lambda.. Un cas plutôt isolé, voire trop pour que la Chine pût alors vraiment briller hors-Asie (je n’oublie toutefois ces mots que tu rapportes, du capitaine anglais Joy)?

    (Bon.. Je viens de tout relire et je crois que, de tous tes articles, voilà celui que je préfère.. J’en suis un peu baba même, bravo)

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      1. Ah, je connaissais ce but.

        Mais son auteur, alors là.. Et je n’imaginais surtout pas un pedigree pareil.

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      2. Et l’histoire est intéressante. Un grec installé en Turquie depuis des générations qui préfère rester en Turquie plutôt que la Grèce lors des échanges de populations après la chute de l’Empire Ottoman.

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      3. Oui, son nom m’intriguait aussi. Etonnant vu de loin, mais pourquoi pas. Faudra donc que tu lui consacres un article, pardi.

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      4. Yep. Vais m’y coller cet été. En plus, j’ai en tête un reportage où tu vois Lefter avec Alex le sublime gaucher bresilien, idole du Fener. Ils sont justement sur un bateau pour la traversée du Bosphore. Bon, je capte pas le turc mais ils avaient l’air contents de se rencontrer!

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  3. Pour moi ça a toujours été l’horreur, que d’essayer de se figurer ce que valaient les équipes anglaises (ou ici britanniques) alignées avant WW2, alors leurs adversaires chinois en 1936……

    Voici le line-up de ce match, peut-être des noms connus pour d’aucuns :

    Great Britain
    Line-up
    [1]Haydn Henry HILL (GK)
    [2]Guy HOLMES
    [3]Robert FULTON
    [4]John GARDNER
    [5]Bernard JOY
    [6]John SUTCLIFFE
    [7]James CRAWFORD
    [8]Joseph KYLE
    [9]John DODDS
    [10]Maurice EDELSTON
    [11]Lester FINCH
    Substitute(s)
    []Frederick RILEY
    []Edgar SHEARER
    []Bertram CLEMENTS

    China PR
    Line-up
    [1]BAO Jia Ping (GK)
    [2]TAI Jiang Bai
    [3]LI Tian Sheng
    [4]CHEN Zheng He
    [5]HUANG Mei Shun
    [6]XU Xia Hui
    [7]YE Bei Hua
    [8]SUN Jin Shun
    [9]LI Hui Tang
    [10]FENG Jin Xiang
    [11]CAO Gui Chen

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  4. Sinon, y a eu Willie Johnston qui joua un peu au South China AA, le club de Wai Tong.
    Et surtout une grosse mode néerlandaise au Seiko Sports Association. Et pas des moindres. Arie Haan, René van de Kerkhof, Gerrie Mühren, Dick Nanninga.
    Benny Wendt et Gordon McQueen y ont également joué dans les années 80. Pas mal pour un club de Hong Kong!

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    1. Haan fut accusé par nombre de ses anciens supporters voire équipiers d’avoir signé à Hong-Kong pour fuir la justice sportive belge – une accusation sans fondement aucun toutefois, ça ne tenait absolument pas la route comme histoire.

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      1. Il ne faisait rien pour en avoir 🙂

        Mais au Standard, ce qui fut raconté de lui était injuste : Haan y fut tout bonnement rattrapé, sali, par la colère et la mauvaise conscience des supporters et de l’un ou l’autre ex-équipiers rouches.

        A Anderlecht et en équipe des Pays-Bas : autre chanson!

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    2. Sinon un pote footballiste m’a déjà montré quelques-unes de ces photos de voyage à H-K, il en avait profité pour voir 2-3 matchs sur place, à chaque fois dans un stade différent……. Ces stades entourés de montagnes et de gratte-ciels, ça a tout l’air d’être un spectacle assez saisissant.

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      1. Ah, je n’ai pas fait Hong Kong mais j’etais juste à côté, à Guangzhou-Canton. C’était le terminus du voyage chinois.

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