Le Grand Jeu

Du haut de sa majestueuse solitude, surplombant la vallée du Ghor, le minaret de Jam médite. Cela fait bien longtemps que le muezzin ne vient plus. Seuls les oiseaux viennent lui chuchoter les dernières nouvelles du monde. Ultime témoin de la chute de Firuzkoh (la Maison Turquoise), capitale de l’empire ghuride ravagée par les Mongols de Ogödei, il y a huit siècles, le minaret s’interroge. Ne suis-je destiné qu’à contempler les rêves des Icares aussi éphémères que des papillons ? Savent-ils que nos terres sont hostiles, nos montagnes farouches, nos cours d’eau impétueux et nos tribus plus fières que mille lions ? Ce qui n’y pousse n’y vit que le temps d’un souffle, nos hommes déferlèrent sur les Indes comme des sauterelles sur de gras champs de blé. Messieurs les Russes et les Anglais, qu’est-ce qui vous amène aussi loin de chez vous, vous dont les visages pâles se consument sous notre soleil torride ? Combien de siècles d’occupation nous avez-vous infligés avec comme ultime but de tracer à la règle nos frontières sur vos cartes ?

Dans son livre Le Grand Jeu, Peter Hopkirk dépeint l’intense lutte militaire, diplomatique, économique et géographique opposant l’Empire britannique et la Russie tsariste dans le contrôle de l’Asie centrale. L’expression de Grand Jeu désigne ces incessantes manoeuvres sur l’échiquier géant qui s’étend du Caucase à la Chine, incluant explorateurs intrépides, généraux rusés et espions sans scrupules. Chacun déplaçant ses pions au gré de ses intérêts, jonglant entre la flagornerie obséquieuse et la fourberie la plus âpre. L’Afghanistan est le bouquet final de ce Risk en temps réel. Situé sur la frontière nord des Indes anglaises, il est le verrou que les sujets de Sa Majesté doivent absolument verrouiller pour empêcher l’Ours russe de débouler sur les richesses du Joyau de la Couronne. S’ensuivront plusieurs décennies de conflit larvé, et surtout plusieurs périodes d’occupation par les autorités britanniques d’un pays qu’ils ne connaissent ni ne comprennent. Au XIXe siècle, le Grand Jeu prendra tout son élan et entrera dans une nouvelle dimension. Plusieurs guerres opposeront Anglais et Afghans, avec des épisodes de cruauté de part et d’autre, où des garnisons de la Perfide Albion passent au fil de l’épée tout un village, tandis que des familles anglaises sont jetées sur les routes et décimées sans pitié. La guerre n’est qu’une spirale négative dans laquelle s’engouffrent toutes nos pulsions les plus abjectes.
La Troisième Guerre Anglo-Afghane sera le clou final de cette pantalonnade britannique. Vainqueur des Anglais qui acceptèrent la ligne de Durand comme démarcation finale avec les Indes, Amanullah Khan déclara l’indépendance de l’Afghanistan et reçut le titre honorifique de Ghazi – le vainqueur.

Amanullah Khan

Malgré tout, au contact des Anglais, l’Afghanistan ne résiste pas à une modernisation bienvenue. Des écoles supérieures virent le jour progressivement, tout comme l’émancipation des femmes, sous le règne de Amanullah Khan et de son beau-père, le premier ministre Mahmoud Terzi. Aux antipodes des sports locaux tels que le bozkashi ou la lutte, des loisirs étrangers firent leur apparition. Dès le XIXe siècle, le cricket et le baseball apparurent, mais n’étaient alors réservés qu’aux Britanniques. Par la suite, football, volleyball et basketball furent introduits dans les écoles locales, suivis par le tennis et le golf.

Mais c’est évidemment le football qui va accaparer la part du lion assez rapidement. Sous l’impulsion d’Amanullah, le premier stade fut érigé dans le pays en 1923 et reçut le nom honorifique de Ghazi Stadium. Un an plus tôt, c’est la fédération et l’équipe de football afghane qui virent le jour, aidées par des fonds turcs et italiens.

Ghazi Stadium

Les premières notions du jeu sont implémentées au sein de la Habibia High School, premier établissement d’enseignement supérieur du pays en 1903. Les figures pionnières du ballon rond en Afghanistan se nomment Abdul Hadi Dawi ou encore Mawlawi Abdul Latif. Une série de petits championnats se mirent en place, mettant aux prises la Habibia avec d’autres écoles (l’Isteqlal) ou des équipes de réfugiés.

Ce n’était qu’une question de temps avant que la première équipe officielle ne soit créée. Mention d’honneur donc au Mahmoudiyeh FC, club de Kaboul qui ouvrit en 1934. En 1937, l’équipe entreprit une tournée en Inde, disputant 18 matchs, pour un bilan final assez équilibré (huit victoires, un nul, neuf défaites). Quelques années plus tard, c’est la meilleure équipe de l’histoire afghane qui verra le jour : l’Ariana Kabul FC. N’en déplaise à un certain moustachu, les Aryens sont bien ce peuple indo-iranien qui envahira le nord des Indes, posant le pied en Afghanistan. Aucune trace de blonds aux yeux bleus rasés de près dans ces contrées de bronzés poilus. Notons cependant que l’Afghanistan entretiendra de très bonnes relations avec les pays de l’Axe, dont l’Allemagne nazie qui était la principale contributrice au développement du pays…

Cette équipe de l’Ariana fournira l’ensemble du onze qui étrennera le maillot afghan pour la première fois, lors d’une rencontre face au voisin iranien en 1941. Un 0-0 sans histoire mais qui restera dans les annales. S’ensuivra une défaite face au voisin indien 1-3 et le rideau tombe pour quelques années, alors que le monde plonge dans les flammes.

1948. Les pays occidentaux sont en paix, à défaut d’être opulents, et ça suffit à l’historiographie moderne pour décréter une ère de pain béni, oubliant les multiples foyers s’embrasant à travers le globe. L’Afghanistan n’échappe pas aux tensions, qu’elles soient ethniques (difficile harmonie entre Pachtounes, Hazaras et Baloutches) ou religieuses, mais parvient à juguler les soucis. Pour le moment…

En cette même année se déroulent les Jeux Olympiques de Londres. Convié, l’Afghanistan y disputera la seule compétition FIFA de son histoire (qu’il a rejointe en 1948 également). Opposé au Luxembourg, il subira une lourde défaite 0-6. Parmi les noms passés à la postérité, citons les joueurs du Mahmoudiyeh dont les archives eurent le bon goût de se souvenir : le gardien Abdul Ghafoor Assar et son frère Abdul Ghani, Abdul Ahal Kharot et Abdul Wahid Aitimadi. On peut supposer que la majorité des autres joueurs évoluaient au Ariana FC, qui remportera les neuf premières éditions de la Kabul Premier League, de 1946 à 1953.

Membre fondateur de l’AFC en 1954, l’Afghanistan ne connaîtra jamais les joies de la Coupe d’Asie. Lors des qualifications pour la première édition en de 1956, le Sri Lanka déclare forfait et laisse les Afghans passer au tour suivant. Israël se dressant sur leur route, ils préférèrent déclarer forfait à leur tour plutôt que d’affronter un pays qu’ils ne reconnaissent pas. Ils font l’impasse sur les éditions suivantes et reviennent dans la course pour l’édition de 1976. Opposés aux Saoudiens, Irakiens et Qataris, ils subissent cinq défaites en cinq matchs de qualification et disent encore au revoir à la compétition majeure.

1978. Le Coup d’Etat d’avril met au pouvoir le Parti Démocratique Populaire d’Afghanistan, chassant ainsi Mohammed Daoud Khan et l’éphémère république afghane (qui avait succédé à la monarchie, qui avait elle-même succédé à un émirat). L’Afghanistan passe sous pavillon communiste, rehaussé par l’intervention soviétique en 1979 pour aider le gouvernement vacillant à vaincre la rébellion des moudjahidines disséminés dans les montagnes. Ils y resteront 10 ans, le temps d’essuyer un échec monumental et renvoyer le pays à l’âge de pierre…

Du côté du foot, la sélection tente bien de faire illusion lors des qualifications des éditions de 1980 et 1984, mais même constat, ils restent abonnés aux dernières places.

Le pays n’est plus en état de quoique ce soit. Le gouffre créé par les Soviétiques ouvre la voie aux organisations nébuleuses et aux règlements de compte des factions afghanes. Tout se délite. Le foot n’est plus qu’un lointain souvenir. Bientôt, le régime des Talibans imposera son tchador opaque sur le pays, réduisant au silence une nation qui n’a pu que contempler sa chute vertigineuse et n’a plus que ses yeux pour pleurer.

11 septembre 2013. Douze ans jour pour jour après les terribles évènements qui allaient une nouvelle fois plonger le pays dans le chaos. Ce jour-là, à Katmandou au Népal, l’Afghanistan décroche son premier trophée international, le South Asian Football Federation Championship, en battant l’Inde en finale. Dans ses rangs, plusieurs joueurs évoluant dans les divisions inférieures de pays européens, ou dans des championnats asiatiques sans envergure. Ce jour-là, ils ont redonné le sourire à tout un peuple qui a laissé éclater sa joie, et les tirs de balles en guise de célébration.

Un mince rayon de soleil pour un peuple qui lutte, qui fatigue, et qui malheureusement replonge dans une obscurité qu’on espère passagère…

19 réflexions sur « Le Grand Jeu »

  1. Superbe article ! Georges Le Fèvre, embarqué à bord de la légendaire « croisière jaune » Citroën qui relia Beyrouth à Pékin par la « route » (y compris à travers l’Himalaya) au début des années 1930, a écrit un magnifique récit de l’expédition (« La croisière jaune ») que j’ai encore quelque part dans un carton. La traversée de l’Afghanistan, avec le Grand Jeu bien présent en toile de fond, recoupe tout à fait tes propos. L’auteur décrit la tentative de modernisation à marche forcée faite par Amanullah Khan dans les années 1920 avant la guerre civile qui le destitua. Il parle de ces immeubles à l’européenne de Kaboul à moitié construits, jamais achevés par ses successeurs pressés de détricoter ses réformes, et qui auraient donné à des quartiers entiers de la capitale, écrit-il, l’aspect d’une Genève ou d’une La Haye… Un livre très intéressant auquel cet article m’a fait repenser.

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    1. J’adore ce genre de livres, je le mets dans ma liste 😉

      Dans un tout autre style, il y a les « Amants de Kandahar », écrit par… Gobineau, racialiste controversé mais fin connaisseur du monde perse. Une fable bien écrite, sorte de Roméo et Juliette afghan.

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    1. Quand je vois les célébrations de Norouz un peu partout en Asie centrale, je pense que les jeux traditionnels y ont encore tout à fait leur place.
      Après, est-ce que les Talibans autorisent tous les divertissements, je ne saurais dire…

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  2. C’est toujours de jolis voyages que tu nous offre l’ami. Merci. C’est le cas malheureusement de nombreux pays mais l’Afghanistan semble abandonné par la paix. Mais quelle force de caractère face à l’adversité. Pour le meilleur et le pire…

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    1. Merci l’ami, je réflechis quel sera le prochain voyage footballistique hehe.

      L’Afghanistan malheureusement est une terre irréductible et qui n’aura jamais la latitude de se réinventer…

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    1. Merci cher Bobby!

      Ha, je ne suis pas assez collé sur cette époque, j’imagine que c’est une manière d’étendre sa sphère d’influence et d’éventuellement réduire celles de ses encombrants voisins (UK en tête…)

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