Guillermo Gorostiza

En 1966, Manuel Summers réalise un documentaire intitulé Juguetes Rotos, « Jouets cassés », consacré à des célébrités amochées par la vie et tombées dans l’oubli. Sur les images en noir et blanc apparaissent de vieux toreros tel Nicanor Villalta, l’actrice Marina Torres, d’anciens boxeurs comme Paulino Uzcudun, adversaire de Primo Carnera sous les yeux de Mussolini en 1933. Et un footballeur, Guillermo Gorostiza.

A propos de ce dernier, le cinéaste fait appel à sa mémoire et de son enfance surgissent des souvenirs enfouis, comme ce jour où il avait écrit à son idole pour obtenir une photo dédicacée jamais reçue. En voix off, Summers prononce ces mots : « Gorostiza, je ne me rappelais plus de toi. Pardonne-moi. Où es-tu ? Maintenant que je le peux, je veux faire un film avec toi. Un film sur toi. »

La Bala Roja de l’Athletic

Peut-on aujourd’hui mesurer ce que représente Gorostiza avant et après la guerre civile ? Ses succès, ses dons d’ailier-buteur, son statut de capitaine en sélection en font une icône dont le visage apparaît sur les capsules d’une boisson gazeuse et à qui l’on propose de chanter ou jouer la comédie aux côtés de la séduisante Luchy Soto dans Campeones ![1].

A gauche, à côté de Luchy Soto.

Surnommé Bala Roja pour sa vitesse sous le maillot rouge et blanc de l’Athletic, Gorostiza est un des plus grands ailiers gauches espagnols dans un pays qui a connu Piru Gaínza, Enrique Collar et Paco Gento. S’il fallait résumer sa vie, ce serait football et boisson, gloire et déshonneur. Fils de bonne famille né à Santurce, près de Bilbao, il fait le désespoir de son père en ne pensant qu’au sport. Un job à la dure dans les chantiers navals de Sestao, un exil imposé à Buenos Aires, rien ne le détourne de ses inclinations pour le football et les soirées étourdissantes.

Pendant qu’il effectue son service militaire à l’Arsenal de Ferrol, il porte les couleurs du Racing Ferrolano et se révèle aux dirigeants de l’Athletic lors d’un match de Copa fin 1928 au cours duquel il martyrise la défense basque. Quand il est libéré de la conscription, l’Athletic l’arrache à l’Arenas de Getxo et Gorostiza participe à la naissance de la primera delantera histórica aux côtés de Chirri II, Bata, Iraragorri et Lafuente. 

La primera delantera histórica de l’Athletic Bilbao, Gorostiza est à gauche.

Avec cette attaque de feu, où Chirri utilise à merveille la vitesse de Bala Roja (deux fois pichichi dans les années 1930), l’Athletic écrase la concurrence en s’offrant quatre Ligas et autant de Copas. Gorostiza court, marque, gagne, il accède au rang de héros national. Un héros alcoolique, irrépressiblement attiré par les tavernes et les bordels. Rien ni personne ne parvient à l’extraire de ses addictions, que ce soient les sanctions financières de ses dirigeants, les sermons du pourtant très laxiste coach anglais Pentland ou ceux des plus sages de ses équipiers. Pour les matchs à domicile, il lui arrive de débarquer à San Mamés auréolé de vapeurs d’alcool mais puisqu’il ne déçoit presque jamais, on le lui pardonne.

La guerre 

Quand la guerre civile éclate, avec ses équipiers Iraragorri, Chirri II ou encore Echevarría, il est enrôlé dans la sélection d’Euzkadi en exil. Que fait-il dans cette équipe chargée de soutenir politiquement et financièrement le gouvernement basque et les troupes loyalistes ? Il a découvert l’Italie mussolinienne lors de la Coupe du monde 1934, son régime autoritaire, si éloigné de cette Seconde République espagnole incapable d’assurer toute forme de stabilité. Ce ne sont pas ses opinions que défend la sélection basque, il n’a pas été éduqué dans les idéaux républicains. Alors quand Bilbao tombe aux mains des Nationalistes, accompagné de Roberto Echevarría, il décide de fuir Lángara, Blasco et les autres pour rentrer au pays contre une garantie d’amnistie.

Espagne durant la Coupe du monde 1934.

Le promoteur contrarié de la République devient propagandiste nationaliste zélé. Il s’engage dans une unité d’infanterie carliste et combat sur le front de Teruel, une des pires batailles de cette guerre dégueulasse. Gorostiza est un symbole, une bénédiction pour l’état-major nationaliste en quête de popularité et qui n’hésite pas à utiliser sa renommée lors de matchs organisés pour soutenir les troupes.

Valencia 

A la fin de la guerre, son retour à la compétition avec l’Athletic n’est pas celui espéré mais comment pourrait-il en être autrement ? Personne n’oublie son soutien à Franco dans une région majoritairement républicaine et martyrisée. Ses beuveries n’amusent plus personne et puis le jeune Gaínza n’est-il pas devenu meilleur que lui ?

Il rebondit avec le Valencia CF en 1940 où le président Casanova lui fait un pont d’or. En compagnie d’une nouvelle ligne offensive de légende, la delantera eléctrica[2], il porte immédiatement le club Che au sommet de la Liga[3] tout en continuant à s’enfoncer inexorablement dans l’alcoolisme. Une anecdote célèbre concerne une rencontre à Vigo : introuvable au moment du départ en bus depuis Valence, il se débrouille pour arriver par ses propres moyens en Galice, 1000 kilomètres sur des routes défoncées à la poursuite d’un autocar. Les joueurs de Valencia se préparent dans le vestiaire juste avant le match quand un employé du Celta s’adresse à eux : « il y a un mendiant dehors, il dit qu’il joue avec vous, il prétend être Gorostiza. » C’est lui, évidemment. Il prend part à la rencontre, il marque et les Ches s’imposent avant de repartir pour Valence.

Avec la delantera eléctrica, Gorostiza est à droite.

Physiquement usé, il quitte Valence à 36 ans et continue à jouer dans les divisions inférieures, pour se payer de quoi satisfaire un irrépressible besoin d’alcool, de plus en plus seul au fur et à mesure qu’il vieillit et décline.

La déchéance

« Ce n’est pas possible, Gorostiza, tu ne peux pas être ici. » C’est la voix de Manuel Summers quand il le retrouve à Santurce, malade, dans un hospice minable, parmi des éclopés et des vieillards indigents. Les sœurs qui tiennent le dispensaire accordent à Gorostiza une autorisation de sortie pour le tournage. Bala Roja met une cravate pour l’occasion, pâle artifice qui ne cache rien de son dénuement. Le regard dur, il se souvient de son passé, sans se renier, sans masquer sa condition précaire. Avoir tant gagné, avoir combattu pour l’ascension de Franco et se retrouver là… Gorostiza n’est plus que le misérable pensionnaire d’un mouroir, méprisé par les uns, oublié par les autres.

Quelques mois après le tournage, les journaux annoncent sobrement son décès à 57 ans dans le Sanatorium pour tuberculeux de Bilbao. On pourrait s’étonner de si peu d’emphase, de si modestes épitaphes pour un tel champion ayant servi le pouvoir. Sa vie dissolue, loin des normes moralistes de l’Espagne du Caudillo, interdit tout autre type d’hommage, son passé au service de la cause franquiste n’existe plus.

Extrait du film de Summers, 20 minutes consacrées à Gorostiza.

[1] Film de Ramón Torrado sorti en salle en 1943.

[2] Epi, Amadeo, Mundo, Asensi et Gorostiza.

[3] Deux nouvelles Ligas et une Copa complètent son extraordinaire palmarès.

22 réflexions sur « Guillermo Gorostiza »

  1. Paulino Uzcudun, un mec issu de la force Basque. Des combats contre Joe Louis, Schmelling ou Max Baer. Un boxeur de niveau mondial.
    D’ailleurs, c’est assez drôle que le seul lourds espagnol avec un peu de renommée, je mets de côté Évangélista qui est avant tout uruguayen, soit aussi issu de la force Basque. Urtain, champion de portée de pierre.
    Urtain, c’est une vie à être compté par Verano. Le mec n’avait jamais boxé avant ses 22, 23 ans. On lui organise des combats bidons pour monter dans les rankings. Il finit champion d’Europe avant de perdre contre Henri Cooper. Drogue, fête, célébré par le franquisme agonisant, fin tragique ..
    D’ailleurs, Uzcudun était un phalangiste convaincu.

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    1. On sait bien que les combats de Carnera sont soumis à caution mais malgré la différence de taille et d’allonge, Uzcudun le met en difficulté, notamment dans leur 1er combat à Montjuic en 1930 devant 70 mille personnes, ce qui est en record pour un combat en Espagne.

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      Il y a d’autres boxeurs que je ne connaissais pas qui sont célébrés dans le film de Summers, comme Eugenio Librero ou Hilario Martínez. La boxe, dans les années 20 et 30, est très populaire en Espagne et Barcelone en est la capitale, bien plus que Madrid.

      Un mot sur le film de Summers : malgré un montage à la serpe et une voix off dont le ton est parfois en décalage avec les histoires vécues par les protagonistes, c’est un magnifique hommage à ces hommes et femmes disparus des radars. La nostalgie rôde mais il n’y a pas de pathos. C’est également un témoignage sur l’Espagne des 60es, des petites gens, loin des clichés de la Costa del Sol.

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  2. Merci Verano. Gorostiza et la domination de l’Athletic des années 30. Celle des années 40 de Valence où ils étaient quasiment tous Basque dans cette fameuse delentera. Gorostiza, Epi, Mundo, le meilleur buteur de l’histoire de Valence. Igoa qui prendra la place de Gorostiza et qui jouera le mondial brésilien.

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  3. Bel article, du Verano de très bonne cuvée. Félicitations à l’auteur d’avoir abordé un personnage nationaliste avec mesure, ce qui ne se fait que rarement en France ou ailleurs. Après notre ami Shakhtar, nous sommes gâtés cette semaine !

    Dans son article sur Boris Arkadiev (P2F du 20/7/23), Alpha évoque une sélection basque partie pour Moscou en 1937 dans le but de lever des fonds pour les républicains. Vérification faite, Bilbao est tombée aux mains des nationalistes en juin 1937, sans doute juste avant le départ de la sélection et à point nommé pour Gorostiza.

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      1. Le parcours de l’équipe d’Euskadi dans le championnat mexicain est évidemment dans ma liste de sujets. On parle quand même de Langara, Blasco, le gardien de l’Athletic. Luis Regueiro, la star du Real. Cilaurren qui jouera par la suite à River ou Zubieta, une des grandes gloires de San Lorenzo.
        Euskadi finira deuxième du championnat mexicain, derrière Asturias et Real España, les deux clubs de la communauté espagnole de Mexico DF.

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  4. Milesker Verano! J’adore quand tu parles d’histoires de chez moi, de joueurs dont je n’avais même jamais entendu parler…
    Dure, la vie de Gorostiza… Méprisé et par son peuple pour son ralliement au franquisme, et par les franquistes pour sa vie dissolue… Nul part chez lui, quoi.
    Il a pourtant une bonne gueule avec son béret.
    Au passage, j’ai hâte de lire ton futur article sur les voyages de cette sélection d’Euskadi. Tu les avais déjà racontées, sur un autre site, mais je veux les lire encore!

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    1. Salut Patxi! Me suis amusé hier à mater les vieux matchs de la Real, comptant pour les titres. Celui de 81 face à Gijon et celui de 82 face à l’Athletic. Toujours étrange de voir Bakera sans sa touffe de cheveux. Hehe
      Zamora et son immense but à la 89ème face au Sporting et Lopez Ufarte, mon petit chouchou gaucher…

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  5. Encore un article bienvenu (et plaisant!), car des noms connus, certes..mais rien que des noms..et en voici donc un que j’envisagerai enfin moins mal, danke!

    Je ne pige toutefois pas trop : le type en port-folio avec un béret, dont un voisin allume la clope…….. C’est lui? Et il décède à…57 ans???

    Le cas échéant (oreilles, nez, front.. ça matche avec les photos de lui plus jeune) : pour le moins ravagé en effet………

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    1. Oui, c’est lui sur la photo et je me demande si ce n’est pas son frère à côté de lui.
      A ce moment là, et même si ça ne se voit pas dans le film, il souffre déjà d’un cancer qui l’emporte quelques mois plus tard. Déjà vieilli par la bibine, la maladie a dû accélérer sa sénescence.

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    1. Celles des deux derniers titres en 83 et 84 est moins fournie mais complémentaires. Le petit Dani qui avait un don pour se retrouver au bon endroit. Le grand gaucher Sarabia qui ne manquait pas de touché. Salînas qui débutait, capable du meilleur comme du pire. L’ailier Argote…

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      1. Ah, Salinas… il avait un côté grand dadais que j’aimais bien mais en effet, c’était pas Zarra devant les buts eh eh

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      2. Salinas, je l’aurais assommé quand il ratait son face à face, à 3 metres du but, face à Pagliuca en 94. Par contre, en 96, on lui refuse injustement un but face aux Anglais qui nous aurait évité les pénos. Mais j’ai maté des matchs récemment, il était moins mauvais que dans mes souvenirs…

        Me suis fait Yougoslavie Espagne en 77. Haha, quelle ambiance de dingue. Vahid était chaud pour la castagne! Et le mec qui a visé la tête de Juanito, quelle adresse!

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      3. Franchement, le plus chaud est Vahid qui entre en deuxième mi-temps.
        Même Susic s’énerve et file un coup de pied. Y a que Surjak qui reste plutôt calme. Et puis, voir Kubala sur le banc…
        Mais y a une explosion dans le stade au moment où Juanito prend la bouteille dans la tronche…
        Cardeñosa, très bon. C’est lui qui centre pour Cano. Son mondial 78 est marqué par son loupé face au Bresil mais il est un des seuls à être au niveau face à l’Autriche et la Suede.

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