La saison de Bundesliga qui débute voit pour la deuxième fois consécutive un nouveau pensionnaire accéder à l’étage noble du football allemand. Après Heidenheim l’été dernier, c’est le Holstein Kiel qui découvre pour de vrai ces adversaires et ces stades que ses joueurs ne connaissaient guère que par la télévision. P2F vous présente un club fort d’un bon siècle de tradition, plus habitué depuis 60 ans à l’ombre des divisions inférieures qu’aux feux des projecteurs soudain braqués sur lui.
Fondée en 1233, blottie au bout du fœrde[1] auquel elle a donné son nom, la ville de Kiel mène longtemps une existence discrète dans l’ombre de Lübeck, sa puissante voisine sur la côte baltique. Tout change après l’annexion par la Prusse en 1867 et l’unification allemande en 1871, quand l’empereur Guillaume Ier lance la construction d’une marine de guerre digne du nouveau statut de son pays.
Kiel devient avec Wilhelmshaven l’une des deux grandes bases navales du Reich. Le canal de la mer du Nord à la Baltique, achevé en 1895, dope l’économie locale et reste aujourd’hui encore l’une des voies maritimes les plus fréquentées du monde. La population de la ville explose, passant de 19 000 habitants en 1864 à 210 000 en 1911, loin devant Lübeck, pour se stabiliser aux alentours de 250 000 depuis les années 1950.
La croissance coïncide avec le décollage du football en Allemagne. Un groupe de lycéens fonde ainsi le Kieler Fußball-Club Holstein von 1902, lequel remporte immédiatement le championnat de la ville. Les joueurs prennent l’habitude de se retrouver au café du Nid de Cigogne (Storchennest) pour se changer avant l’entraînement, d’où le surnom de Störche que porte encore l’équipe aujourd’hui.
Au gré des regroupements qui aboutissent à la formation de championnats régionaux dont les vainqueurs disputent un tour final national, le club maintient sa prééminence. En 1910, il se qualifie pour la première fois pour le tour final et atteint la finale du championnat, perdue à Cologne (0-1) face au Karlsruher FV. Après avoir atteint les demi-finales l’année suivante, le Holstein Kiel décroche en 1912 son unique titre de champion d’Allemagne à ce jour après avoir défait ce même Karlsruher FV (1-0) en finale à Hambourg.
En réponse aux succès du club, la ville de Kiel construit le Holstein-Stadion, inauguré le 15 octobre 1911. Occupé sans discontinuer par les Cigognes depuis plus d’un siècle, agrandi par réfections successives jusqu’à 15 000 places, c’est aujourd’hui l’un des vingt terrains en activité les plus anciens d’Allemagne. C’est aussi en 1911 que le club adopte sa tenue définitive (maillot bleu, short blanc, chaussettes rouges – tiens, tiens…) qui reprend les couleurs du drapeau de la province du Schleswig-Holstein, identique à 180° près à celui des Pays-Bas.
Le 7 juin 1917, en pleine guerre, le Holstein absorbe son principal rival, le Kieler Fußball-Verein von 1900, et prend le nom de Kieler Sportvereinigung Holstein von 1900 qu’il porte encore aujourd’hui. Jusqu’en 1933, les Cigognes sont les maîtresses incontestées du football dans le Nord. Elles ne manquent la première place du championnat régional que trois fois où elles finissent deuxièmes, coiffées par un Hamburger SV qui vient pointer un nez que l’Europe apprendra à bien connaître. Mais les titres nationaux ne suivent pas, avec pour seul fait d’armes une finale en 1930.
Avec la réorganisation des ligues régionales par les nazis, le Holstein perd d’un coup sa superbe. Il reste dans le haut du tableau d’une Gauliga Nordmark élargie et plus relevée mais ne se qualifie pour le tour final que deux fois, en 1943 et 1944, sans grand succès. À la reprise du football après la guerre, le club s’établit vite dans la nouvelle Oberliga Nord mais ne fait pas mieux que deux participations sans gloire au tour final, en 1953 et 1957.
À la création de la Bundesliga professionnelle en 1963, le Holstein manque d’extrême justesse la qualification au profit de l’Eintracht Brunswick. Petite cause, grand effet : le club ne parviendra pas à s’extirper d’une Oberliga amateur devenue D2. Quand naît la 2. Bundesliga professionnelle en 1974, l’histoire se répète cruellement : les Cigognes manquent de nouveau la qualification de très peu et se retrouvent ainsi en D3, sans jamais avoir été reléguées sur le terrain. Hormis trois petites saisons en 2. BL (1979-81), le club va naviguer à ce niveau jusqu’en 1996 où il est relégué (sportivement, cette fois-ci) en D4 pour la première fois de son existence. Va s’ensuivre une décennie de va-et-vient entre D3 et D4, sans grand espoir ni soutien populaire.
Entretemps, en effet, un autre club et un autre sport ont pris la place laissée libre. Le THW Kiel, où s’illustreront entre autres Thierry Omeyer et Magnus Wislander, est devenu le véritable Bayern de l’« autre » Bundesliga, la meilleure ligue de handball du monde, avec 23 titres nationaux et quatre Ligues des Champions. Fin Bartels, un excellent footballeur originaire de Kiel et vu à St. Pauli ou au Werder Brême dans les années 2010, résume sans fioritures : « Pour voir de la Bundesliga, j’allais au Volksparkstadion à Hambourg [à 100 km, NDLR]. Quand on était enfant à Kiel, c’était comme ça. Ici, c’était le THW. »[2]
Trois hommes vont être à l’origine du renouveau. En premier lieu, Gerhard Lütje. Un nom du Nord pour un vrai gars du Nord, fondateur en 1974 d’une entreprise de distribution en gros qui a fait de lui l’un des 100 hommes les plus riches d’Allemagne. À coups d’investissements successifs, d’abord comme sponsor puis comme actionnaire et directeur général, il va assainir des finances chaotiques et professionnaliser un club qui en avait bien besoin.
À ses côtés, Hermann Langness pèse lourd au conseil de surveillance sans toujours le diriger. Le directeur général de l’entreprise familiale qui porte son nom, associé de Lütje à 50% et héritier d’une fortune commerciale bâtie sur le port de Kiel en même temps que celui-ci, est lui aussi un local pur jus. Les deux hommes jouissent ainsi d’une légitimité à toute épreuve auprès des supporters, au-delà de celle d’un Dietmar Hopp à Hoffenheim et bien au-delà de celle d’un Dietrich Mateschitz à Leipzig.
La troisième pièce du puzzle se met en place en 2009. Échaudé par l’échec d’une tentative de brûler les étapes l’année précédente, Lütje installe Wolfgang Schwenke au poste de directeur sportif. Cet ex-international de handball, pilier du THW dans les années 1990, diplômé en physiothérapie et en gestion, est un bel exemple d’une tête bien faite dans un corps bien fait. Lui et ses deux patrons partagent la même ligne directrice : stabilité, patience, vue à long terme. Construisons un vrai centre de formation, trouvons des entraîneurs qui savent cultiver les jeunes talents, laissons-les tranquilles au quotidien, et les résultats finiront par venir, pensent-il.
Lesdits résultats sont d’abord hésitants : la montée en D3 acquise en 2009 est suivie d’une relégation immédiate. Le travail de Wolfgang Schwenke commence ensuite à payer et le Holstein remonte en 3. Liga en 2013. Deux saisons plus tard, les Cigognes manquent de très peu (une fois de plus dans leur histoire…) la montée en 2. Bundesliga. Barragistes face au 1860 Munich, elles laissent échapper leur proie sur un but dans le temps additionnel au retour à l’Allianz-Arena (0-0, 1-2). En 2017, enfin, elles décrochent une deuxième place synonyme de promotion directe.
Cette année-là, le club inaugure aussi son centre de formation[3], un petit bijou vite honoré par l’« étoile d’excellence » de la Fédération. Avec des pédagogues de premier choix tels que Karsten Neitzel et Markus Anfang sur le banc, le projet des dirigeants prend une tournure de plus en plus prometteuse. Dès 2018, le Holstein atteint les barrages de montée en Bundesliga à la surprise générale. Face à un VfL Wolfsburg à l’effectif de qualité malgré une saison désastreuse, la marche est cependant trop haute (1-3, 0-1).
En 2021, revoilà les Cigognes en barrages face au FC Cologne, juste au moment où l’Allemagne émerge de la pandémie de covid-19. Le match aller au RheinEnergieStadion, joué à huis clos, voit les Nordistes s’imposer 1-0 et se mettre en très bonne position. Mais au retour, avec une jauge à 2 300 spectateurs, les nerfs craquent et le Holstein s’effondre (1-5).
Là où des mécènes moins patients jetteraient l’éponge, ces deux-là continuent. L’âge venant, Gerhard Lütje a abandonné la direction générale à Wolfgang Schwenke en 2019 mais siège désormais au conseil de surveillance aux côtés d’Hermann Langness. Marcel Rapp, installé sur le banc fin 2021 en remplacement d’Ole Werner parti au Werder Brême, se révèle une bonne pioche de plus. Neuvième en 2021-22 après une fin de cycle abrupte, avec en passant une belle victoire sur le Bayern en Coupe (2-2, 6-5 t.a.b.), huitième en 2022-23, le Holstein décroche enfin le Graal au printemps dernier. Après un départ canon suivi d’un léger passage à vide, les Cigognes s’installent pour de bon dans le trio de tête à la 14e journée (sur 34) et ne lâcheront plus la montée directe après la 21e.
Ce n’est pas l’arrivée au sommet de la pyramide qui va changer la recette. Il n’y a toujours aucun grand nom dans un groupe où se mêlent une solide phalange de seconds couteaux de la Bundesliga venus chercher une nouvelle chance, un quarteron d’ex-pensionnaires de la 3. Liga qui ont su se mettre au niveau, quelques jeunes du centre de formation, deux internationaux en exercice, le latéral polonais Tymoteusz Puchacz et le milieu bosnien Armin Gigovic, et l’ex-international allemand Lewis Holtby pour donner le ton dans le vestiaire. Aucun joueur ne vaut plus de 3 millions sur le marché des transferts[4]. Avec un tel effectif, difficile d’espérer mieux que la lutte pour le maintien jusqu’au bout cette saison. La prestation convaincante malgré la défaite (2-3) en ouverture à Hoffenheim, qualifié pour la C4, suggère que la mission est difficile mais pas impossible.
Pas question en tout cas de faire des folies côté salaires ou recrutement. Le dossier le plus brûlant, pour ce nouveau promu au budget limité (environ 30 M€), est celui du stade qui ne remplit même plus les critères de la 2. Bundesliga. La Ligue allemande n’a accordé l’indispensable licence professionnelle pour 2024-25 qu’au prix d’une nouvelle dérogation sur ce point, valable un an seulement[5]. La municipalité de Kiel, propriétaire des lieux, le Land du Schleswig-Holstein, dont Kiel est la capitale, et le club vont mettre la main à la poche pour 75 millions d’euros de travaux[6] (début à l’automne 2025, tout juste de quoi satisfaire la Ligue) qui feront du Holstein-Stadion une belle enceinte moderne de 25 000 places.
Alors, le KSV Holstein, cigogne de passage ou phénix rené de ses cendres après six décennies loin du plus haut niveau ? Le cœur aimerait voir cet authentique Traditionsverein se rétablir durablement en Bundesliga. La raison doit cependant reconnaître que le monde du football en 2024 n’a plus rien de commun avec celui d’avant 1963. Les conditions draconiennes d’obtention d’une licence ont donné naissance à deux bonnes douzaines de clubs bien structurés, solides financièrement, difficiles à déloger des deux divisions supérieures et surtout de la première. Kiel, 30e ville d’Allemagne, ne dispose pas d’une « aire de chalandise » suffisante pour lutter à armes égales avec les plus gros. De plus, les handballeurs du THW ne semblent pas près d’un déclin sportif qui libérerait l’attention et les euros du public au profit du football.
On peut donc avancer sans grand risque d’erreur que le point d’équilibre du club se situe à terme en 2. Bundesliga, ce qui n’a rien d’infamant compte tenu du niveau de celle-ci. La capacité prévue pour le nouveau stade et la prudence sur le marché des transferts cet été sont sans doute à évaluer dans cette optique et apparaissent comme des choix raisonnés. Au vu de quinze ans d’un travail exemplaire, il faut en tout cas tirer un coup de chapeau à une équipe dirigeante qui a su ne pas aller trop vite, tenir le cap après les revers, et rendre son lustre passé à un authentique pilier du football allemand. À notre sport favori, avec ses épopées improbables et ses surprises monumentales, de nous faire mentir et d’offrir quelques années de rêve à ces Cigognes revenues au nid. C’est tout le mal qu’on leur souhaite.
[1] Bras de mer qui ressemble à un fjord sans en être un, de par sa faible profondeur qui témoigne d’un processus géologique différent.
[2] https://www.kicker.de/langsam-gross-holstein-kiels-weg-in-die-bundesliga-1011496/artikel
[3] https://www.abendblatt.de/sport/article210602209/Holstein-Kiel-Dieser-Aufstieg-hat-System.html
[4] https://www.transfermarkt.us/holstein-kiel/kader/verein/269/saison_id/2024/plus/1
[5] https://www.kicker.de/holstein-erhaelt-bundesliga-lizenz-unter-auflagen-1017036/artikel
[6] https://www.kicker.de/kiels-heikle-stadionfrage-ministerpraesident-verspricht-hilfen-1026703/artikel
Holstein Kiel, incroyable… Merci g-g-g pour l’article et la présentation de ce total inconnu.
Totale découverte car, comme triple G le mentionne, Kiel n’est associé qu’au hand dans mon esprit. Outre Omeyer, d’autres Français y ont joué par le passé comme Daniel Narcisse, Igor Anic ou Nikola Karabatic à l’époque où le coach était son mentor Zvonimir Serdarusic, un ami du père Karabatic.
Magnus Wislander et Talant Dujshebaev étaient considérés comme les plus grands au siècle dernier. En intégrant le Roumain Gheorghe Gruia pour les périodes plus anciennes. Mais Karabatic et Hansen ne les ont-ils pas surpassés ?
Très bel article et belle découverte, merci.
Un peu surprenant que malgré l’excellence du centre de formation il y ait si peu de joueurs issus de celui-ci dans l’effectif actuel.
Merci Triple G ! Avant la création de la Bundesliga, quelle région était considérée comme généralement la plus compétitive ?
On peut plutôt parler de quelques pôles : Nuremberg, la Ruhr (Gelsenkirchen/Schalke, Dortmund, Essen, Düsseldorf), Kaiserslautern, Dresde (jusqu’en 1944), et un peu Stuttgart.
Lubeck, ça a l’air sacrément beau…
Pas ma ville hanséatique préférée, mais Lübeck vaut le détour. En tout cas j’ai un meilleur souvenir de Wismar, Stralsund pas mal aussi, y a encore 2-3 autres villes vaguement dans le genre avec des noms rigolos..
Et embrayer sur Rügen (plutôt que la grande île à côté de Lübeck, et dont partent les ferries pour le Danemark, sans grand intérêt).
Je ne connais guère que Lübeck sur la côte baltique, mais elle a un atout majeur : c’est la capitale mondiale du marzipan, avec le magasin-phare de l’entreprise Niederegger juste en face de la cathédrale. J’ai un souvenir ému d’une plaquette marzipan + chocolat noir, avec un espresso par dessus, qui était une vraie tuerie. Plus sérieusement, Stralsund et Rügen étaient le fief électoral d’Angela Merkel. Si le Greifswalder FC était monté en 3. Liga cet été, je me serais aussi fendu d’une présentation de cette ville hanséatique peu connue, à l’extrême nord-est du pays, non loin de l’ancien centre d’essais de Peenemünde qui vit partir les V-2.
Est ce qu il y a une ville allemande où cohabite avec succès, sportifs et populaires, les clubs de foot et de hand ?
J’ai le souvenir de Bertrand Gille évoluant pendant des années à Hambourg…
De tête, je dirais Magdebourg.
Il est bon ce g.g.g. Ses articles font réfléchir.
Par exemple, est-ce que cette histoire sur Holstein Kiel rappelle celle sur Greuther Fürth (club qui était soutenu par Henry Kissinger) du fait que ces deux clubs ont été fondés il y a plus de 100 ans mais n’ont connu la Bundesliga que récemment ?
On peut se demander aussi s’il y a un équivalent en France. Pourquoi pas Mulhouse pour plusieurs raisons :
– le club est aussi centenaire
– les cigognes d’Alsace
– La ville est aussi seulement entre la 30ème et 40ème en terme de population en France
– Il y a un autre club en première division (l’équipe féminine de volley-ball).
– A part les années 1930, Mulhouse n’a connu la D1 que lors des années 80
– C’est l’association de plusieurs dirigeants qui a permis des bons résultats dans les années 80, comme André Goerig, Max Hild et Jean-Marc Guillou (entraineur-joueur).
– Il y a eu aussi des internationaux étrangers à Mulhouse dans les années 80, comme Salah Assad, Kees Kist et même Abedi Pelé.
La rédaction se pose la question (fort pertinente) d’entamer une série sur les « piliers » des divisions inférieures de quelques grands pays. Sans vouloir trop dévoiler d’une idée intéressante, il s’agira de listes et historiques rapides de clubs n’ayant passé ni trop de temps en D1, ni trop de saisons en-dessous de la D4. Je ne suis pas sûr que Mulhouse, qui a disparu des écrans depuis l’explosion en vol de sa section pro, réponde aux critères. Grenoble, Orléans, Châteauroux, et quelques autres sont plus « dans le moule » et sont donc plus à rapprocher du Holstein ou du Greuther Fürth.
En 1917, dis-tu g-g-g, « les Cigognes sont les maîtresses incontestées du football dans le Nord »………… Or moi, à chaque fois que j’entends parler de Kiel, je pense instantanément à l’insurrection (très durement et veulement réprimée) de 1918….et est-il possible que le football fût préservé d’événements d’une telle portée? Alors même que Kiel s’en trouvait être l’une des places-fortes? Ce club fut-il alors récupéré d’une manière ou d’une autre?
C’est que, avant Hitler, et avant même Mussolini : la gauche allemande fut des toutes premières forces politiques, en Europe, à avoir instrumentalisé le football, dès lors?
Le football était entre parenthèses pendant toute la guerre : toutes les compétitions étaient suspendues, ce qui n’empêchait pas les clubs de vivre et parfois de fusionner comme on l’a lu plus haut. Les sources que j’ai consultées ne portent pas trace d’un engagement politique marqué ni d’un côté, ni de l’autre pour le Holstein.