Le pot de terre et le pot de fer

Série « As 17 leis do jogo » suivant les traces des différents champions du Brésil.

Mi-temps de la grande finale du Brasileiro 1974 entre Cruzeiro et Vasco da Gama. L’entraîneur d’O Gigante da Colina, Mario Travaglini, donne ses dernières instructions avant la reprise. Alcir, capitaine courage depuis de longues années, passe en revue ses troupes, un par un. Ce titre ne peut échapper au Vasco. Arrive le tour de Jorginho Carvoeiro, l’ailier droit. « Tu as bien compris les consignes ? Compris quoi ? Ce qu’a dit le coach ! Qu’a dit le coach ? » Alcir, pourtant unanimement reconnu pour son calme et le fait de n’avoir jamais été expulsé dans sa carrière, explose et secoue violemment son coéquipier. Surgit alors, au secours d’un Jorginho qui ne comprend décidément rien à la situation, le gardien argentin Edgardo Andrada, fameux pour avoir encaissé le 1000e but de Pelé au Maracanã.

L’altercation s’arrête net. Ce n’est pas qu’el Gato Andrada en impose physiquement, il a toujours été plutôt fluet et n’est pas excessivement grand pour un arquero. Non, ce qui déroute ses interlocuteurs, c’est l’intensité de son regard. Un regard froid et perçant qui exige et puise au plus profond de votre être, qui ne vous lâche pas… Andrada le corbeau, toujours vêtu de noir, c’est Sentenza sans son colt. Un homme que l’on imagine aisément peuplant les rangs de la Sainte Inquisition, tapi dans l’ombre des ruelles de Valladolid à guetter le premier blasphème venu. Du moins quand on examine un peu ses portraits. Mais soyons justes, on leurs fait dire ce que l’on veut aux portraits… Se retournant vers Jorginho, le natif de Rosario tient un discours simple. « Reste collé à ta ligne, je relancerai systématiquement de ton côté. »

Andrada sous la tunique de Rosario Central

Un train de retard

Qu’Andrada le pragmatique et Jorginho l’évaporé partagent la même scène paraît fortement improbable. Surtout quand celle-ci se nomme Maracanã. Jorginho, c’est la misère derrière l’épaisse couche de pauvreté. Ayant grandi dans une maison en terre, dans le quartier de Bangu à Rio, il erre comme des milliers d’enfants des rues, entre survie et combines, sans projection aucune pour le lendemain. Il ne possède rien, si ce n’est une vitesse assez stupéfiante qui lui ouvrira successivement les portes de Bangu Atlético Clube et celles du Vasco sous les chaudes recommandations de Zizinho. Tous ses coéquipiers le savent, Alcir en particulier qui regrettera par la suite son coup de sang, Jorginho est une flèche sur un terrain, un sourire dans les vestiaires mais une personne profondément inaccessible, hermétique à ce qui l’entoure. L’instant présent et rien d’autre. Comme lorsqu’il s’achète une Ford Corcel flambant neuve et hors de prix, sans savoir la conduire et qu’il loge toujours dans le terrier familial.

Jorginho Carvoeiro

Quand débute l’édition 1974 du Brasileiro, l’attention du pays est focalisée sur la préparation de la Coupe du monde. Sans O rei pour la première fois depuis 16 ans, la Seleçao avance dans l’inconnu. Rivelino et Jairzinho ont quatre ans de nouba derrière eux et paraissent déjà usés. Et ce ne sont pas les piteux matchs nuls à domicile face à la Grèce et l’Autriche avant la compétition qui vont réchauffer l’ambiance. Néanmoins, même les plus sceptiques n’auraient envisagé un tel resultat. Face à l’incessant mouvement de lignes de décathloniens survitaminés, le Brésil n’offre que coups et contestation en Allemagne. Dépassé et abasourdi par le spectacle proposé, son football se recroqueville dès lors et se perd en incessants débats idéologiques entre gardiens du temple et modernes cyniques. Débats qui perdurent de nos jours.

40 clubs prennent part au championnat et on refusera du monde à l’entrée. Un marathon en trois phases, en grande partie sans les internationaux. Rio n’a toujours pas été sacré depuis la refonte de la ligue en 1971 et personne ne croit réellement aux chances du Vasco. Si les années 1960 n’ont pas été glorieuses pour l’Expresso da Vitória, quelques éléments permettent d’envisager l’avenir avec plus d’optimisme. Mario Travaglini, qui domina le foot local avec le Palmeiras d’Ademir da Guia, est engagé. Humilité, écoute des meneurs, Travaglini et sa bonhomie naturelle transfigure le club. Fidélis retrouve peu à peu son foot tandis que la pépite Roberto Dinamite, 20 ans à peine, est couvé par une meute de louves prêtes à mordre au moindre contact. Le Vasco déroule en deuxième phase, dominant le Corinthians, orphelin de Rivelino et l’Atlético Mineiro. 

« Jorginho Carvoeiro, ton jour de gloire… »

Le quadrangulaire final regroupe Cruzeiro, Internacional et Santos, le Cruzmaltino étant considéré comme outsider. Des adversaires redoutables. Santos de Pelé, Edu ou Cejas. Clodoaldo se remettant péniblement d’une blessure qui lui fit manquer le Mondial. Cruzeiro des Nelinho, Perfumo, Piazza ou Dirceu Lopes, certainement le plus talentueux. Enfin l’Internacional, qui deviendra légendaire par la suite, des Manga, Falcão et Valdomiro. Vasco domine Santos sur un but de Dinamite, obtient un nul houleux face à Cruzeiro où le vice-président de Cruzeiro, Carmine Furletti, rentra sur le terrain pour poursuivre l’arbitre Sebastião Rufino et rate une occasion en or d’être sacré en encaissant deux buts en fin de match face aux Colorados. Égalité parfaite avec Cruzeiro qui selon le règlement doit accueillir le match d’appui grâce aux points accumulés aux tours précédents.

Sauf que le règlement a plusieurs articles, comme le 54 qui stipule qu’en cas d’agression de l’arbitre par un dirigeant ou son public, le club concerné perd tout avantage dont celui de recevoir en match d’appui. Maracanã met ses habits du dimanche, plus de 100 000 spectateurs se tassent dans les gradins. Les deux équipes font reculer de 30 minutes le début du match pour ne pas être la première à fouler la pelouse et Ademir du Vasco profite d’un mauvaise alignement dans la surface de Cruzeiro pour ouvrir le score! 

Peut-être l’effet négatif de la gueulante d’Alcir à la mi-temps mais le Vasco baisse nettement de rythme en seconde période. Décalé sur la droite, Nelinho, le précurseur des Branco ou Roberto Carlos, égalise d’un magistral extérieur du droit ! La suite appartient à Jorginho Carvoeiro. Parti dans le dos de la défense, il profite d’un rebond favorable face au gardien et offre à Alcir la chance de gravir la Tribuna de Honra. Vasco est champion. 

L’instant d’une vie

Rio a enfin son premier vainqueur du Brasileiro et la croix maltaise plane désormais sur le pays-continent. Hilton Gomes fait enregistrer à l’équipe un vinyle, Vascão Sensacional, qui eut un certain succès tandis que Roberto Dinamite inaugure son premier titre de pichichi. Pas le dernier… Mario Travaglini, quant à lui, ira partager l’expérience autogérée de la Democratia Corinthiana, comme une évidence.

Le bonheur de Jorginho Carvoeiro sera de courte durée. Un an plus tard, on lui diagnostique une leucémie. Incapable de comprendre les explications alambiquées des médecins, il refuse de se soigner et disparaît. Mourant deux ans plus tard, à 23 ans seulement, et laissant pour veuve, Vanderléa, qui deviendra par la suite la dernière compagne de Garrincha. Edgardo Andrada rentrera chez lui en Argentine, en idole absolue du Vasco. Celui qui amait à raconter que le 1000e but de Pelé ne l’empêchait pas de dormir, prouvera par son action politique qu’il avait en toute circonstance la conscience tranquille. Mais ça, c’est une autre histoire…

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26 réflexions sur « Le pot de terre et le pot de fer »

  1. Très beau texte, chef.
    Tu évoques le destin misérable de Jorginho, tu aurais également pu citer Roberto Batata au sein de Cruzeiro. Ailier ou milieu, international, il meurt à 26 ans dans un accident de voiture au lendemain d’un match de Libertadores à Lima.

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  2. Magnifique Khia!
    Pour moi assurément l’un de tes meilleurs textes, si ce n’est le meilleur, titre symbolique bien sûr exempté d’un stérile esprit de comparaison…
    Félicitations.

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    1. Le Vasco est mon club brésilien préféré avec Sao Paulo. Le seul dont j’ai eu le maillot. Gamin, le Vasco, c’était Bebeto, en se demandant s’il allait réussir en Europe et où. Je pense que peu de gens auraient parié sur La Corogne. C’est évidemment le club le plus représentatif de la carrière de Romario.

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      1. Le Racing, j ai aussi un faible pour eux, comme pour San Lo aussi.

        @Verano tu veux pas faire un portrait de Rogelio Dominguez ? 🙂

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      2. @Ajde, le spécialiste des gardiens argentins, c’est toi 😉
        Bon, je vais y réfléchir.

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      1. Oui ! D’ailleurs, un excellent article sur Nelinho est paru il y a quelques mois sur ce site 😉

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    1. Nelinho et ses frappes de monstre… L’un de vous m’a donné sans le savoir l’idée d’une uchronie en trois parties qui (indice) s’appellera sans doute « Chroniques de l’Orankesee ». Le but de Nelinho contre l’Italie pour la troisième place de la CM 1978 y figurera.

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  3. Et pour finir, Alcir le capitaine du titre 74, est l’unique membre de Vasco à etre présent pour l’ensemble des titres de champion de Vasco, puisqu’il est adjoint lors des sacres 89, 97 ou 2000, époque Juninho.

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      1. J ai fait le mauvais appel ou la passe etait mal dosée ou pour un autre coéquipier haha

        (pas grand chose a dire, a part ce que j ai deja dit sur les soupçons et « preuves administratives » le concernant..
        si des actes commis je ne sais rien)

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      2. Hehe.
        J’espérais ta réaction au contraire pour créer une fausse piste! Ma passe est dans le tempo, la suite ne m’appartient plus..
        J’ai lu qu’Andrada avait été élu 2ème plus grand gardien du Vasco après l’infortuné Moacir Barbosa, devant un Acacio ou Carlos Germano par exemple . Preuve qu’il a vraiment marqué une époque.

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      3. Andrada avec le titre du Vasco il a une bonne place dans l histoire du club.

        a la meme epoque, il y avait aussi Agustin Cejas – deja au sommet avec le Racing en 67 – qui a marqué Santos et le Bresil dans les années 1970, élu Bola de Ouro .
        Le goal argentin s’exportait bien, et reconnu au Bresil.

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  4. Ah j’ai pris le temps de lire cet article..et de le relire, constamment interrompu depuis une semaine or, toi : il faut du calme pour te lire! 🙂 ..mais ça valait vraiment le coup, très bon Khiadia, bravo.

    Je n’ai qu’un regret : l’absence de caméras derrière le goal pour mieux apprécier le but de Nelinho, que je présume bourré d’effets.

    Sur le fond je n’ai rien de bien malin à dire, terra incognita que ce foot brésilien des 70’s, je n’en ai qu’une appréciation visuelle, pour tout dire limitée aux coupes afro et rouflaquettes..bref : j’en redemande, merci!

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    1. C’est sympa. Je découvre également la plupart du temps en écrivant. A part, Roberto Dinamite et Andrada, je ne connaissais personne pour ce titre de Vasco. On verra si j’ai de l’inspiration pour la suite!

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