Quand une passe décisive pose question…
Le 21 juin 1964, au Santiago Bernabéu, l’Espagne et l’URSS s’affrontent en finale de la Coupe d’Europe des nations de football. Un événement sportif autant que politique. Quatre ans plus tôt, en quarts de finale de l’épreuve, Franco a mis son véto au déplacement de la Roja à Moscou. Depuis la Guerre civile, marquée par l’interventionnisme soviétique en soutien du camp républicain, les relations diplomatiques entre les deux nations sont suspendues et le Caudillo s’oppose à la tenue d’une rencontre qui pourrait être perçue comme un début de normalisation[1]. Le forfait espagnol qualifie l’Union soviétique pour le tournoi final à quatre organisé en France à l’issue duquel elle s’attribue la première Coupe d’Europe des nations[2]. En 1964, en tant qu’hôte de la compétition, l’Espagne accepte la présence soviétique sur son sol et Franco assiste à la finale. Il est évidemment inenvisageable que le Generalísimo remette le trophée au capitaine Valentin Ivanov et les joueurs espagnols font le nécessaire pour qu’il ne se retrouve pas dans l’embarras. La Roja (en bleu pour l’occasion) s’impose 2-1 et le protocole peut se dérouler selon le scénario prévu au grand soulagement de la clique d’officiels entourant le dictateur.

La presse ibérique se réjouit de ce titre européen et n’oublie pas de relater l’apparition quasi messianique de Franco à la tribune d’honneur, la foule lui réservant un accueil digne d’un imperator romain. Franco reçoit les acclamations en esquissant un rare sourire alors que son épouse capte la lumière, coiffée d’un seyant chapeau blanc. Ils goûtent l’instant et renvoient l’image d’un couple présidentiel en parfaite harmonie avec son peuple. Dans son édition du 23 juin, c’est tout juste si ABC ne désigne par Carmen Polo et Francisco Franco comme les héritiers des charismatiques Jackie et feu John Fitzgerald Kennedy. Le quotidien conservateur interprète l’interminable salve d’applaudissements comme « un témoignage spontané et amical que le peuple espagnol a offert au monde entier et plus spécialement à l’Union soviétique ». Une formidable opportunité qu’exploite la télévision, la rencontre et l’avant-match étant diffusés en direct via les réseaux Eurovision et Intervision pour les pays du bloc de l’Est. Pour corroborer l’admiration sans borne des Espagnols à l’égard de leur chef, des chroniqueurs attribuent au sélectionneur José Villalonga les mots qu’il convient de prononcer dans une dictature : « nous offrons cette victoire au Generalísimo Franco qui est venu ce soir honorer les joueurs de sa présence et les soutenir, ceux-ci ayant fait l’impossible pour offrir au Caudillo et à l’Espagne ce triomphe sensationnel ».
A côté des articles de propagande, les journalistes se donnent malgré tout la peine de relater les faits sportifs. Sur le plan du spectacle, le match n’a emballé personne mais « cette finale était une question de grandeur humaine dans ses valeurs individuelles et collectives bien plus que de qualité de football récréatif ; elle était plus épique que lyrique et, grâce à Dieu et aux sportifs, pas du tout dramatique » selon ABC. Et concrètement ? Servi dans la surface par Luis Suárez, Chus Pereda a profité d’une hésitation de la défense soviétique pour fusiller Lev Yachine (1-0). Deux minutes plus tard, Galimzian Khusainov a égalisé en trompant un José Luis Iribar peu inspiré (1-1). En fin de rencontre, Marcelino à inscrit de la tête le but du sacre sur un centre venu de la droite (photo d’en-tête). En page 3 d’El Mundo Deportivo, l’accroche attribue le centre à Chus Pereda : « El histórico gol de Marcelino, a pase de Pereda, en el minuto 83, dIó a la selección española el titulo contlnental ». Dans ABC, le résumé des faits marquants confirme le rôle de Pereda, passeur décisif sur l’action menant au but victorieux : « con pase corte de Suárez a Pereda, centro de éste y remate inverosimil de cabeza de Marcelino (…) ».


En 1964, le poste de télévision demeure un objet de luxe, l’apanage d’environ un million de foyers espagnols privilégiés vivant pour l’essentiel dans les grandes agglomérations, vingt pour cent du territoire ne bénéficiant pas de couverture hertzienne. Les teleclubs, des espaces publics ouverts à tous, élargissent le potentiel de téléspectateurs mais en réalité, l’immense majorité des 31 millions d’Espagnols a suivi le mach à la radio. Ce sont les actualités filmées diffusées dans les salles de cinéma qui permettent la propagation des images de la finale. Sans doute les spectateurs les plus attentifs notent-ils une incohérence entre ce qu’ils voient à l’écran et ce qu’ils ont lu dans leurs journaux favoris. L’identité de l’auteur du centre ayant amené le but de Marcelino les interpelle. Il ne s’agit pas de Pereda mais d’Amancio et son numéro 7 parfaitement visible. Ce qui ressemble à une erreur collective de la presse écrite ne crée aucun émoi. A l’époque, il ne vient à personne l’idée de tenir un registre des passes décisives. Avec le temps, les multiples rediffusions du résumé du match accréditent le rôle décisif d’Amancio dans la victoire espagnole. Cela dure 44 ans.
https://www.youtube.com/watch?v=76LxbupTm_4&t=336s – à partir de 6.03, le but de Marcelino sur un centre d’Amancio, numéro 7.
En amont de l’Euro 2008, avant le second sacre européen de l’Espagne, TVE, héritière de RTVE, s’intéresse à l’édition 1964 et exhume d’Allemagne de nouvelles images filmées depuis la tribune opposée. Sur celles-ci, le centreur porte le numéro 8, celui de Pereda. Reprenant une vieille et ridicule antienne, les aficionados culés les plus paranoïaques y voient rétrospectivement une manœuvre du pouvoir centralisateur en faveur du Real Madrid : Chus Pereda, alors joueur du Barça, a été effacé au profit du Merengue Amancio.
https://www.youtube.com/watch?v=z6oKOQkgDRY – le but de Marcelino sur un centre de Pereda, numéro 8.
Ils n’ont que partiellement tort. Car à l’origine du quiproquo se trouve le Noticiario y Documental, le No-Do dans le langage courant, une société de production franquiste utilisée pour façonner les consciences espagnoles à partir de 1943. Un outil dédié à la propagande, en somme. Mais ils se trompent sur les motifs ayant justifié l’intervention de l’organe de censure aux mains du pouvoir. Monteur au sein du No-Do, Antonio García Valcárcel révèle ce qu’il s’est réellement passé à la 83e minute de la finale. Probablement fatigué ou distrait, le cameraman de la RTVE chargé des plans larges n’a pas filmé l’intégralité de l’action et n’a réussi qu’à capter la tête de Marcelino, et encore, très fugacement. Pour produire le résumé du match destiné aux actualités nationales, le technicien du No-Do a trouvé la parade en sélectionnant une séquence sur laquelle le jeu se déroule sur l’aile droite espagnole – tant pis si Amancio apparaît à la place de Pereda – et l’a raccordée avec l’extrait sur lequel Marcelino trompe Yachine. La jointure est certes imparfaite mais préserve l’impression de continuité de l’action. Le ralenti se concentre exclusivement sur la tête de l’avant-centre du Real Saragosse afin que le montage ne saute pas aux yeux du grand public. Un tour de passe-passe sans lien avec une supposée intervention du Caudillo destinée à réduire l’aura du FC Barcelone.

A propos de cette finale, le pouvoir de l’image avait fini par imposer une narrative face à laquelle la parole de témoins vieillissants et les poussiéreuses archives de presse – pas encore numérisées – ne pesaient pas lourd. Il fallait de nouvelles images pour restituer à Chus Pereda ce qui lui appartient depuis 1964. Grâce à l’initiative de TVE, ce fut fait avant qu’il ne disparaisse, en 2011.
[1] Restauration des relations diplomatiques en 1977.
[2] URSS, Yougoslavie, Tchécoslovaquie, France, classement final dans cet ordre.
Chus Pereda, un des talents ratés par l’Athletic pour n’être pas né au Pays Basque. Malgré une formation à Bilbao. Comme dans les cas du triple Pichichi, Garate, issu d’une famille mais né en Argentine un peu par hasard. Ou de Miguel Jones, né en Guinée Équatoriale. Pour ce dernier, se posait également la question de sa couleur de peau. Suis tombé sur des passages d’époque où l’on se demandait si on pouvait être noir et basque… Heureusement, ça a évolué…
Mais ces trois talents ratés par vont faire évoluer les critères de sélection. Tu peux jouer à l’Athletic si tu as des origines basques ou si tu as été formé là-bas, comme dans le cas de Laporte.
Garate, issu d’une famille basque…
Sinon, toujours l’impression que cette Espagne 64 est la championne d’Europe que l’histoire a un peu laissée de côté.
Un peu comme la victoire italienne en 2020. Pas certain qu’elle reste dans les mémoires.
Très belle anecdote qui montre, une fois encore, que les images ne sont pas la panacée…
D’ailleurs, en parlant de restauration de relations diplomatiques avec l’URSS en 77, le premier ambassadeur espagnol n’est pas un inconnu puisqu’il s’agit de Samaranch. En poste à Moscou pendant 3 ans.
Les images censurées par le No-Do ont fait l’objet d’études. Parmi les thèmes les plus fréquemment bannis figuraient la nudité (ça commence aux genoux, hein !) et plus généralement les symboles d’émancipation de la femme, les symboles de la pauvreté de l’Espagne, le régionalisme… Et puis pour l’anecdote, des extraits de l’inauguration du Camp Nou en 1957 ont été coupés. Ils montraient un groupe d’hommes , tous de petite taille, et cela avait été interprété comme une initiative promouvant le droit d’association ou une moquerie vis à vis de la petitesse de Franco !
La première présence au stade de Franco en 1942. C’était pas un de ses événements annuels préférés, il me semble…
La finale de 1942 fut la première à voir le dictateur Francisco Franco, qui présida la rencontre et présenta le trophée, alors connu sous le nom de Copa del Generalísimo. Personne ne savait qu’il était censé assister au match, et avant le coup d’envoi, le délégué national aux sports, le général Moscardó, apparut sur le terrain pour saluer les finalistes. Cinq minutes après le début du match, l’arrivée de Franco au stade fut accueillie par un murmure, puis par une salve d’applaudissements. Le match fut immédiatement interrompu par les cris de « Franco, Franco, Franco ! » de Chamartín, jusqu’à ce qu’il donne lui-même l’ordre de reprendre le jeu. À la fin de la finale, Franco remit le trophée au capitaine du Barça, Raich.
Une finale face à l’Athletic.
Première présence pour la finale de la Copa…
Moscardo, c’est l’Alcazar de Toledo en 1936. En l’absence du caudillo, c’est lui qui le représentait lors des finales de Copa, notamment en 1939. Celle-ci ayant eu lieu à Barcelone, il était encore hors de question pour Franco de s’y rendre. Il ne viendra à Montjuic qu’en 1944 pour une finale à laquelle le Barça ne participait pas. Puis en 1957 pour une finale 100% barcelonaise entre le Barça et l’Espanyol. Et encore dans les 60es mais à cette époque, le maire Porcioles avait réussit à concilier franquisme et sentiment catalan, rendant bien moins sulfureuse la présence de Franco à Barcelone, dont on sait qu’il fut plutôt bienveillant vis à vis des Culés et leurs problèmes financiers dans les 60es.
Merci pour histoire.
La Roja emporte donc son premier Euro et , pour l’heure, son premier Mondial avec un tunique bleue….
D’ailleurs, heureusement qu’elle empêche le sacre des Oranges à Johannesburg..
Merci. Cet épisode me disait vaguement quelque chose?? Peu importe.
Ces montages ric-rac, aux fins de reconstitutions (méritoires!) d’actions imparfaitement filmées : on en trouve à foison parmi les archives des 50’s, ce n’était en rien une spécificité espagnole.
Par contre, dans le cas d’espèce : c’est bien d’avoir doublement rendu à César (et à l’auteur réel de l’assist..et à l’homme aux petits ciseaux) ; pas sûr que ce fût souvent le cas??
Cette culture maladive de la réécriture de l’Histoire n’est certes pas leur apanage, mais quand même : c’est grave, du côté du FC Barcelone…………………………. Sait-on peu ou prou en dater les débuts? Quid de sa genèse?
Comme un monde parallèle………….mais influent..
Je ne sais pas s’il existe une date charnière pour cette victimisation érigée en principe par le Barça. L’argument fondateur, c’est l’exécution de son président, Sunyol, durant la Guerre civile qui sert à présenter le club comme un opposant au franquisme. Sauf qu’on sait tous que les successeurs de Sunyol étaient alignés avec le pouvoir, comment aurait il pu en être autrement ? Ce sentiment prospère quand le Barça se fait souffler Di Stéfano. Il devient presqu’un discours officiel à la mort de Franco, avec la montée du régionalisme. On l’entend moins depuis que des sites spécialisés ont démontré que non seulement le Barça n’a pas été maltraité par le pouvoir, mais a su jouer avec pour bénéficier de coups de pouce ici ou là (pour des recrutements de joueurs sud-américains n’ayant pas de papiers espagnols, pour la vente de Les Corts…).
PS : c’est un post recyclé pour combler le calendrier, tu l’as peut être lu sur SF.
Merci!
Et, yep : je crois bien que c’est déjà à toi que je devais cette histoire-là, gracias.
NB : Je viens de découvrir le Carajillo, c’est bon, miam..
NB2 : ma cadette âgée de 7 ans aussi, elle m’a siphonné mon premier verre tandis que j’étais distrait, ça promet……
Cinema Paradiso
Au contraire d’un Del Sol, Gento ne fait pas parti du groupe pour l’euro, tu sais pourquoi ?
Un choix sportif de Villalonga apparemment au profit de Lapetra (je viens de checker). Ça a dû faire du bruit à l’époque. Gento ne revient en sélection que pour la CM 1966. Je suppose que la victoire du Real en C1 a facilité son retour.
Et pourquoi penses tu que cet Euro est « oublié » ? Tu penses qu’Italie 1968 ou RFA 1980 sont plus ancrés dans les mémoires par exemple ?
L’Italie 68 est celle qui ira en finale du Mondial 70 en grosse majorité. Donc une génération importante du foot transalpin. La RFA 80 n’a pas vraiment de rival sur son édition. Et que je considère qu’elle est plus complète que celle de 96. Idem, les champions d’Europe 80 forment l’ossature des futurs finalistes du Mondial 82.
L’Espagne 64 est une sélection qui sort du néant. Aucun résultat probant depuis le Mondial 50, Deux Mondiaux dans les 60′ presque anonymes.
La Roja 64 n’a pas marqué la compétition par l’aspect surprise comme le Danemark 92 ou la Grèce 2004. Elle n’a pas l’instant de génie d’un Panenka en 76.
Et pourtant, quand on regarde la composition de son groupe, on a facilement 10 mecs indispensables dans un top 100 espagnol. C’est une très belle génération pour ce pays. Pas de quoi rougir vis à vis de la génération 2024. En défense, L’Espagne 64 est mieux dotée que celle de 2024 par exemple. Y a pas photo.
Suarez vaut tous les milieux actuels. Amancio, Lapetra, Del Sol…
D’ailleurs, il lui est arrivé quoi au Luxembourg lors de cet Euro 1964 ? Les mecs ont toujours été nuls, et là ils éliminent les Pays-Bas avant de tenir tête au Danemark… et de retourner dans leur nullité !
Pays-Bas vraiment nuls (hormis Groot et Moulijn, il n’y avait pas le moindre joueur de stature continentale), et Danemark (dont le parcours fut béni des dieux) privé du moindre de ses joueurs professionnels.
Dès que ce Danemark affronta du solide : 3-0 dans les gencives.
Autant dire que le Luxembourg sut profiter des circonstances.
Ceci dit, ce ne sont pas les joueurs intéressants qui manquaient côté luxembourgeois. Pilot était une référence continentale, il aurait été titulaire incontestable dans pas mal de sélections prestigieuses….mais Klein ou Dimmer étaient de solides footballeurs aussi. Et je ne connais pas Schmit, mais il semble avoir été une franche réussite en France. Et j’en oublie/méconnais sûrement l’un ou l’autre.
Mais surtout : c’est une équipe néerlandaise du niveau alors de la Turquie, et qui échouait systématiquement, que le Luxembourg élimina ; rétrospectivement ça fait bizarre vu tout le tagadatsouintsouin entre-temps produit, mais factuellement cette équipe n’a pas valu grand-chose pendant près de quatre décennies. Et là : elle était particulièrement bas..
D’ailleurs, c’est amusant le Danemark, qui est une sélection investie dans les premiers Jeux : finaliste des Jeux de Londres et de Stockholm, elle avait même participé aux Jeux intercalaires de 1906.
Le Danemark envoie encore une équipe aux Jeux d’Anvers, puis il disparaît de la scène continentale : pas de Jeux ni de Coupe du monde pendant toute l’entre-deux-guerres. Alors que même les Baltes, les Luxembourgeois ou les Irlandais tentent leur chance…
Oui, bien souvent ils n’ont même pas essayé, d’emblée « forfaits »..
Pas les bons joueurs qui manquaient pourtant, il y en a pour ainsi dire toujours eu, dans un cadre mi-étatique mi-artisanal aussi original que fécond et que, quoique danophone, je garde hélas pour moi bien du mal à comprendre, je n’ai jamais rien trouvé pour l’expliquer en tout cas (mais leur historiographie est très vivante, ça doit exister).
C’est surtout le Danemark qui s’en sort hyper bien. Aucun joueur pro alors que Nielsen est le meilleur buteur en Serie A et un parcours… Malte, Albanie, Luxembourg en match d’appui… Avec le buteur Ole Madsen qui est alors routier et qui doit être l’unique mec à avoir eu des points au Ballon d’or en jouant en 3eme division. 3eme division danoise !