Ernst, Henk, Ben, Théo…et les autres (2/5) : L’avisé

Ceint par Suurbier et Bals, dans un restaurant d’Amsterdam.

« Un bon maçon

Ne rejette aucune pierre. »

(Proverbe néerlandais)

Le saviez-vous? Le dénommé Théo van Duivenbode, si méconnu soit-il hors des frontières néerlandaises, et en dépit du nombre absurdement modeste de ses sélections, y reste aujourd’hui encore tenu pour l’un des plus grands backs gauches de l’Histoire des Pays-Bas…

Barré à son poste de prédilection par meilleur ailier que lui (« Keizer était simplement plus fort que moi »), et bien qu’il dût évoluer à un poste qui n’était pas le sien, cet esthète hardi, doté d’un pied gauche erratiquement dévastateur, et reconnaissable entre mille par ses épaules voûtées et sa « course » sans rythme, serait même le troisième Ajacide le plus souvent titularisé de la seconde moitié des années 1960, derrière les incontournables Sjaak Swart et Bals.

Les épouses des joueurs, tandis que leur est administrée la fessée par Prati et Rivera. De gauche à droite : Yvonne van Duivenbode, Maya Suurbier, Danny Cruyff, Andrea Swart et Carla Suurendonk.

En soi déjà remarquable, cet accomplissement gagnait pourtant à être apprécié à l’aune des amoncellements de stars opérés depuis l’arrivée de Michels en 1965, et même plus encore à considérer qu’avec son impérial concurrent de l’aile gauche, ou le bien nommé Klaas Nuninga, van Duivenbode serait malgré lui des ultimes représentants du style jusqu’alors dominant au sein de ce club longtemps frivole mais désormais ambitieux, où le goût historique d’un jeu porté sur la technicité, l’inspiration, le beau geste et le risque, cèderait bientôt aux plus froides équations du résultat, du physique, du système et de la soumission collective.

C’est donc depuis un poste qui n’était pas le sien, et malgré ce penchant coupable pour l’élégance et le ludisme (que Michels circonscrirait peu à peu, à mesure qu’il « apportait structure et discipline »), que van Duivenbode participa décisivement au gain de trois titres nationaux, d’une coupe des Pays-Bas, et même à l’accession d’Ajax à la première finale européenne de son Histoire, en 1969. Des accomplissements remarquables en somme, qu’eût d’ailleurs dû consacrer le choc face à l’AC Milan, programmé au soir du 28 mai sur la pelouse du Santiago Bernabeu. Et cependant cette finale, loin de l’inscrire dans l’éternité ajacide, et malgré la présomption de Michels ou le concours depuis plusieurs années du décisif mais sulfureux docteur Rolink en coulisses, serait irrésistiblement perdue sur le score sans appel de 4 buts à 1…

Tandis qu’à compter de 1967, et avec une grande économie de moyens, Happel et Peeters travaillaient chacun à sa variante du 4-3-3,
c’est jusqu’au printemps 1970 que Michels s’accrocha au pire au WM, et au mieux à un 4-2-4 dont la très relative transversalité ne tenait qu’aux mouvements dans la profondeur des Vasovic, Groot voire Cruyff. Cerveau défensif positionné derrière Hulshoff, et d’un profil jusqu’alors inconnu aux Pays-Bas, Vasovic était le relanceur et le patron de la première ligne. La seconde ligne, le plus souvent livrée à elle-même à la perte du cuir faute de soutien des ailes, consistait en un demi défensif (Muller ou Pronk) et en un relayeur chargé de porter le cuir vers l’avant (Groot ou Nuninga). En attaque, enfin, évoluaient quatre attaquants relativement libres : deux ailiers (Swart et Keizer) écartés de sorte d’étirer au maximum la défense adverse, un avant-centre (Cruyff puis Danielsson) et un second attaquant qui décrochait régulièrement (d’abord Groot voire Nuninga, puis Cruyff). Avec le temps, c’est-à-dire avec l’installation de Danielsson en pointe puis le repositionnement définitif du plus cérébral Groot comme médian : c’est toutefois Cruyff qui finirait par décrocher le plus. Et si la dynamique des mouvements de Keizer puis de Cruyff pouvait parfois donner l’illusion d’un 4-3-3, la structure exigée par Michels restait pourtant bel et bien, et en toutes circonstances, celle d’un 4-2-4 (la montée du moindre arrière, par exemple, était compensée non pas par coulissement d’un autre défenseur, mais par le décrochage d’un médian), où le ballon ne circulait pour l’essentiel que par long-ball ou au gré des combinaisons courtes d’entre Cruyff, Keizer et Swart.

Ce n’était pourtant pas faute que, la veille du match, et instruite sans doute par les doutes lancinants de son imprudent mari, la très classieuse Yvonne eût intimé à tous, dans les trop confiantes colonnes du Limburgsch Dagblad, de « veiller à ce qu’on puisse encore faire la fête mercredi soir ». Mais le mal, à dire vrai, avait été bien plus profond qu’à une vulgaire et assez caricaturale question de suffisance hollandaise :

« J’ai toujours été poli, mais je tiens quand même à apporter une précision », ajouterait d’ailleurs van Duivenbode quelques jours plus tard. « En finale, plusieurs joueurs n’étaient pas d’accord avec la tactique de Michels. Et j’étais l’un d’eux. Le scénario d’une rencontre, c’est une chose sur papier. Mais dans la pratique, il advient bien souvent que les événements ne se déroulent pas tout à fait comme on l’avait escompté. »

En l’occurrence, « le plan de Michels entendait que nous menions 1-0 en moins de dix minutes. Tout était prévu en ce sens, de sorte que les Italiens dussent abandonner leur style de jeu préféré, le catenaccio, et se résoudre à un style offensif qu’ils ne maîtrisaient pas. Mais ce que n’avait pas prévu Michels, c’est que nous puissions être menés 2-0 en moins de quarante minutes. » Et le problème est que Michels n’avait pas de plan B.

De toute façon peu enclin à se remettre en question, et pour tout dire arcbouté depuis sa nomination sur le leste WM qu’avait laissé Buckingham, voire sur un 4-2-4 dénué de pressing ou de piège du hors-jeu, que sclérosait si besoin son obsession du marquage individuel et de la ligne à quatre, c’est bien plutôt le prétendu déficit athlétique de son équipe que Michels tiendrait fallacieusement à épingler, de sorte de se dédouaner et du naufrage tactique subi à Madrid, et de l’embarrassante saison vierge qu’il venait de vivre aux Pays-Bas face au 4-3-3 de Ben Peeters.

Accommodante, la direction d’Ajax lui livrerait bientôt la tête de l’esthète Nuninga, puis même celle du trop frêle avant-centre Danielsson, pourtant combien précieux en demi face à Benfica… Un an plus tard, à l’été 1970 et toujours pas rassasié en dépit d’un doublé aussi miraculeux que suspicieux en compétitions domestiques (éliminé à la régulière en 1/8èmes de finale de la Coupe, le club avait été repêché de manière opaque par la Fédération) : il obtiendrait cette fois qu’Ajax se débarrasse enfin du fluet défenseur Ton Pronk et, surtout, de l’élégant et impérieux demi-défensif Bennie Muller.

A la perte du cuir, faute d’un pressing qui fût constant, collectif et structuré, et faute que les ailiers apportassent la moindre forme de soutien au milieu du terrain, le bloc-équipe était régulièrement coupé en deux, ce qui contraignait les médians à devoir couvrir énormément d’espace, et le demi-bloc défensif à se replier dans les 30 derniers mètres de son camp. Le premier but italien, survenu dès la 7ème minute de jeu et premier clou du cercueil des plans foireux de Michels, serait à ce titre symptomatique d’une équipe où tout le monde…ne défendait décidément pas encore ensemble : sur cette action en effet, sitôt franchi le faible et décousu pressing vainement exercé par les avants ajacides sur Schnellinger, seul l’entreprenant Groot (ici cerclé de noir) jugera opportun d’apporter son soutien à sa ligne de défenseurs, tandis que, quelque trente mètres plus haut, à hauteur de la ligne médiane, Pronk et la ligne des quatre attaquants attendent sagement que, via Groot ou par long-ball, le ballon leur revînt dans les pieds avant de reprendre enfin part à l’action.

Pour autant, et bien que ces frêles figures ne fussent de longue date plus vraiment en odeur de sainteté, ce n’est par le licenciement d’aucun d’entre eux que l’ancien professeur de gymnastique avait entrepris de reformater l’Ajax à son image : trois jours à peine après le désastre madrilène, et amorçant cette vague de déballages publics qui auraient raison de moitié de son équipe, ce furent en effet sur les prétendues carences physiques, et probablement plus encore sur la langue d’évidence trop pendue, de l’imprudent van Duivenbode que Rinus Michels avait tout d’abord tenu à s’acharner.

Certes, le laboratoire ajacide avait-il préparé son successeur…mais l’oukase de Michels était-il le bon? Quoique nanti d’à peine quatre sélections, van Duivenbode retrouvait déjà chaussure à son pied, le 6 juin 1969, et deviendrait bientôt le premier joueur d’Ajax à remporter une Coupe d’Europe – fût-ce sous les couleurs de l’ennemi honni de Feyenoord…

Aggiornamento

Beaucoup, à sa place, se seraient posé de questions. Mais Michels n’était pas homme à se formaliser de considérations sportives, qui se purgeait surtout d’une forte tête en se débarrassant de cet éphèbe doué mais assertif, animé en toutes circonstances d’une irrépressible correction (qui lui fut reprochée), et que l’esprit alerte porterait plus tard à de très hautes responsabilités. En somme, et au plus grand soulagement de Michels : avec le départ du très réflexif et scrupuleux van Duivenbode, c’est aussi toute forme d’esprit critique qui pour de bon déguerpissait, hors d’un vestiaire où ne subsistaient plus que de bons petits soldats ou yuppies prêts à tout pour de l’argent, et qu’à défaut de comprendre Michels pouvait enfin remodeler, en s’appuyant sur l’expertise jusqu’alors contrariée du Docteur Rolink pour les fortifier.

Le deuxième but est plus encore accablant. Certes le contre y est-il rondement mené. Mais faute que le moindre attaquant ou demi, pas même Pronk ni Groot, ne jugeât cette fois opportun de se joindre au repli défensif (tous, bien au contraire, adoptent la marche…voire s’arrêtent dans le camp adverse, sitôt le ballon perdu!), c’est de près de trois secondes que bénéficiera l’homme du match Prati, libre de tout marquage et jamais inquiété, entre d’une part le subtil décalage effectué d’une talonnade par Rivera, et de l’autre sa frappe surpuissante dans la lucarne de Bals, fusillé plein axe comme au tir aux pigeons.

Au rythme des succès bientôt glanés, le sulfureux Rolink gagnerait d’ailleurs de pouvoir exiger, un jour, la tête aussi du trop humain physiologiste Salo Müller, puis même celle de l’entraîneur roumain Kovacs, tous deux coupables de faiblesse voire de pusillanimité. Mais en ce mois de juin 1969 : le ton n’était encore qu’au développement effréné de la cellule psychologique, à la liquidation des artistes (une exception : Keizer, proche pour quelques années encore de l’omnipotent Cruyff), aux déchaînements hormonaux et aux muscles pour de bon débridés…

En somme, sous la férule de son très martial « Général », Ajax s’ouvrait pour de bon à une nouvelle ère : technocratique, scientiste, autoritaire et invasive…mais en rien encore aboutie sur le plan du système ni de la tactique. A ce dernier détail près, en somme : Ajax s’ouvrait enfin au football moderne, structurellement dérivé de la gestion d’entreprise. Michels salivait, on allait voir ce qu’on allait voir…et, effectivement : l’on vit.

Nonobstant l’ambition, bien réelle mais pour l’heure inaccessible, d’un jeu où tout le monde attaquât et défendît, et n’étaient les plus épisodiques montées de van Duivenbode et Suurbier sur 20 voire 30 mètres, que compensait alors non pas un défenseur central mais l’un des deux demis, le logiciel de Michels s’en tiendrait jusqu’au printemps 1970 à un fonctionnement des plus classiques, qui en attaque se reposait sur le talent de ses stars offensives, et en défense sur un marquage individuel tactiquement inférieur au système développé depuis 1960 (!) par l’Anderlecht de Sinibaldi, où prévalait au moins un piège du hors-jeu aussi radical qu’il ne restait incompréhensible pour le trop conservateur et binaire Néerlandais. Pour autant quoique à l’initiative alors des joueurs, s’il importait de prendre des risques et sans qu’on pût vraiment parler d’un piège du hors-jeu, survint-il çà et là, à partir de 1967, qu’Ajax s’essayât à la défense en ligne…mais toujours de manière désordonnée et bien souvent désastreuse, ainsi que l’illustre le quatrième but concédé lors de la finale de 1969, à la 75ème minute des œuvres de Prati.

(à suivre…)

3 réflexions sur « Ernst, Henk, Ben, Théo…et les autres (2/5) : L’avisé »

  1. Franchement vous êtes top ; avoir spontanément pensé à remplacer le « …/4 » par un « …/5 », alors que je ne l’avais pas même sollicité (sinon donc de m’accorder finalement 5 parties – pas du luxe pour aborder la question du football total)…… : c’est sympa, merci!

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