Ernst, Henk, Ben, Théo…et les autres (5/5) : Le cerveau

« (Feyenoord) était une équipe soudée.

L’Ajax était composé de lignes distinctes. »

(Barry Hulshoff)

Au terme de la saison 1969-70 qui l’avait sacré champion d’Europe, Feyenoord avait accumulé 55 points dans sa compétition nationale. Un total normalement synonyme de titre, et cependant insuffisant pour soutenir la cadence d’un Ajax qui, quoique toujours plus dépensier, était désormais moins redouté par la concurrence – laquelle concurrence, consciente de la qualité singulière du système mis au point par Ernst Happel, se retrancherait a contrario toujours un peu plus dans son camp, dès qu’advenait de devoir affronter ce football suprêmement solidaire, offensif et dominant.

Sauvetage du talon gauche de l’attaquant Ruud Geels, sur une tête à bout portant de l’attaquant est-allemand Horst Begerad, à l’ultime minute du Quart de finale retour de la Coupe des Champions 1970.

La solidité témoignée par son effectif convainquit d’ailleurs l’Autrichien qu’il n’était pas nécessaire de procéder à des recrutements majeurs, aux fins de la saison 1970-1971. Aussi, bien que le club fût alors richissime, et en sus du retour de prêt du très prometteur Johan Boskamp, ses exclusives recrues seraient-elles le certes excellent Dick Schneider, qui s’imposerait aussitôt comme wing-back en lieu et place du vieux docker Piet Romeijn, mais aussi le natif d’Allemagne Matthias Maiwald et l’efficace buteur de Deuxième Division Hans Posthumus, qui échoueraient cependant tous deux à succéder à l’icône Kindvall, quand celui-ci décida un an plus tard de rejoindre la Suède pour des raisons familiales.

Happel, qui pour débaucher Schneider avait dû céder son supersub Ruud Geels au Go Ahead, entendait donc moins bouleverser son groupe qu’il ne comptait lui apporter en impérieuse profondeur, désormais que le football néerlandais s’était soudain affirmé comme l’un des meilleurs au monde, et qu’il comptait en ses rangs un Feyenoord champion d’Europe en titre ainsi qu’un Ajax et un PSV respectivement demi-finalistes de la Coupe des Villes de Foire et de celle des Vainqueurs de Coupe.

Destins croisés

Penalty non-sifflé au Kuip, contre l’UTA Arad, en dépit d’une faute sur van Hanegem dans le grand rectangle.

Bâti pour concourir sur trois fronts, et appelé à monter en puissance à mesure que s’aiguiserait l’adversité, le groupe rotterdamois paraîtrait toutefois bien vite surdimensionné quand, dans la foulée de débuts prévisiblement poussifs en championnat, et sur la pelouse des modestes Roumains de l’UTA Arad, Feyenoord échoua à faire oublier un but concédé au Kuip, et fut donc précocement éliminé au terme d’un double affrontement qui l’avait vu goûter au cadre et être spolié d’un penalty à l’aller, avant d’être spolié encore en Roumanie, où l’ailier Henk Wery ne parviendrait à réprimer un « Maudit Boche! » à l’encontre de l’arbitre ouest-allemand Ferdinand Biwersi.

Tandis qu’à Rotterdam l’on avait procédé encore par petites touches, mais l’on se résignait déjà à devoir suivre sur petit écran la poursuite des ébats européens, la capitale en finissait pour sa part de sa mue violente qui, non contente d’avoir compensé les disgrâces des trop peu agressifs van Duivenbode, Muller, et Danielsson au bénéfice des athlètes Krol, Rijnders, et van Dijk, ouvrirait aussi le portefeuille pour Blankenburg, Neeskens, et Rep, en des mercatos aussi ambitieux qu’agités qui, en un peu plus de dix-sept mois, avaient purgé l’équipe de la moitié des joueurs fessés en 1969 par l’AC Milan.

Et cependant, le plus important de ses renforts serait un mouvement dont Michels n’avait pas voulu, qui l’avait porté au désespoir, et dont il négligerait un temps les apports autorisés. « Son absence m’a contraint à improviser », préciserait d’ailleurs « le Général », en devisant des années plus tard de l’abîme de perplexité où l’avait plongé la fin de carrière de son relayeur Henk Groot, qu’après un premier transfert-record Michels avait rapatrié de Feyenoord en 1965, pour un montant majoré de 50%, et de sorte que quelqu’un pût enfin cornaquer le déjà fougueux Johan Cruyff.

L’incident

« C’est dommage que vous ayez un ménisque pulvérisé » est le sous-titre de la biographie de Henk Groot, parue en 1970. Un an plus tôt, sa carrière de footballeur et son genou avaient volé en éclats, à l’âge de 31 ans et dans un contact survenu le 7 septembre 1969, tandis que la Pologne et ses Pays-Bas se disputaient en vain une place pour la Coupe du Monde 1970. Ligaments du genou déchirés, ménisque cassé, rotule brisée. En raison de la valeur singulière de celui qui fut, avec le Rotterdamois Coen Moulijn, le plus grand joueur néerlandais des années 1960, la Fédération bataillerait longuement avec les assurances, de sorte que sa figure de proue pût obtenir une compensation finalement portée à 100 000 florins – ce qui constituait alors une première dans l’Histoire, pourtant combien vénale, du football néerlandais.

GVAV-Ajax, 1-3, le 10/08/1969. De gauche à droite : Sjaak Swart, Henk Groot, Piet Keizer et le nouveau venu Dick van Dijk.

C’est donc sur l’insistance de Rinus Michels qu’Henk Groot, recordman du nombre de buts inscrits en une saison depuis près de 70 ans, et fraîchement auréolé d’un doublé Coupe-Championnat un an à peine après son départ pour Rotterdam, avait fini par revenir à Amsterdam, de sorte d’y apporter sa science du jeu, non moins que la qualité de son jeu aérien et de ses tirs au but, mais plus encore pour y faire entendre sa voix et sa sagacité.

« L’Ajax sans Groot est un corps sans cerveau », avait déclaré son équipier Bennie Muller en 1968. Et cependant Groot resterait-il plutôt sensible aux appréciations portées à l’esthétique de son jeu, qui jusqu’à son dernier souffle aimait surtout à rappeler ce que le journal De Tijd avait écrit à son sujet, pour ses débuts internationaux : « Il nous a paru intouchable, cet intérieur droit au pied léger, que nous n’hésiterons pas à tenir pour footballeur hollandais le plus élégant de l’époque. D’un bout à l’autre de la rencontre, il aura flotté sur le terrain comme une danseuse étoile, multipliant les pirouettes, les grands jetés et les cabrioles comme si de rien n’était. »

« Le Docteur Rolink surprend Michels » (ici au chevet de sa vedette) ; « Henk Groot, perdu pour le football d’élite »…tandis qu’en bas à gauche le Président Jaap van Praag s’emploie à éteindre l’incendie : « tout va pour le mieux entre Rolink et Michels », il n’y a « rien à se mettre sous la dent ».

« Idole absolue » de Louis van Gaal, pour qui ce grand blond quelque peu disgracieux avait présenté « des parallèles footballistiques avec Cruyff », et avait été « au moins aussi important que lui dans le développement d’Ajax », Groot s’accrocherait encore un peu à l’idée de rechausser ses crampons, après la terrible blessure essuyée le 7 septembre 1969. Six mois plus tard toutefois, la sentence tombait de la bouche du doping-doctor ajacide John Rolink, lors d’un déplacement européen à Iena : « En tant que médecin, il m’appartient de vous annoncer que Henk Groot ne redeviendra plus jamais un footballeur d’élite. Son genou est tellement abîmé qu’il nous a fallu attendre l’opération pour pouvoir mesurer l’ampleur des dégâts. Nous pourrons déterminer dans un semestre s’il pourra remonter un jour sur une pelouse. Mais quand bien même, ce ne sera alors certainement pas au plus haut niveau. Il lui est évidemment loisible de reprendre les entraînements s’il le souhaite, mais Rinus Michels garde bien sûr son mot à dire quant à la décision qui sera prise. »

Michels, pour autant, gardait-il vraiment quoi que ce soit à dire? Dans la foulée, c’est vers lui que les journalistes tendraient aussitôt leurs micros. Et plus que de la déception en apprenant l’irrémédiable perte de son maître à jouer, c’est surtout de l’agacement, né du rapport de force en amont entre les deux hommes, que trahirait la réponse pincée du « Général » : « Si le Docteur Rolink l’affirme, c’est qu’alors il n’y a plus rien à faire pour Henk Groot. Ceci étant dit, John, tu aurais quand même pu m’en parler avant : j’en ignorais absolument tout jusqu’ici. »

Transition

Fin mars 1970, s’essayant à sa fugace reconversion au sein d’une entreprise de construction de Huizen.

Le 28 mars, résigné, Groot trouvait embauche auprès d’une entreprise de construction, pour qui il jouerait les intermédiaire aux fins d’attributions de marchés publics. Puis, le 14 avril, il se lançait déjà en politique. Mais l’appel du football était décidément le plus fort : en parallèle de ses activités politiques et de consultance pour les médias, il réintègrerait aussitôt l’organigramme d’Ajax, où Michels tenait absolument à lui confier les rênes du recrutement et du scouting des adversaires, puis même la direction sportive du club. Quoiqu’écarté pour de bon des pelouses, c’est donc depuis le banc ajacide qu’il assista à la rencontre décisive pour le titre qui, le 26 avril 1970, opposa Ajax à l’autre club de sa vie, où en habile politicien il avait gardé d’excellents contacts : le Feyenoord Rotterdam.

Comme tout au long de cette saison 1969-1970 décisive pour le football néerlandais, c’est encore un 4-2-4 qu’alignerait ce jour-là Michels, au sein duquel il appartenait désormais aux nouveaux venus Gerrie Mühren et Nico Rijnders de se dépenser sans compter au milieu du terrain, face au bloc défensif d’un Feyenoord bénéficiant, depuis le début de la saison, du repositionnement un cran plus bas de Willem van Hanegem.

Si les joueurs d’Ajax parviendraient assez miraculeusement à arracher l’égalisation, grâce à deux interventions ratées du jeune gardien adverse Treijtel, c’est pourtant de l’impuissance patente de son équipe que tiendrait à témoigner l’Ajacide Mühren, au terme de la rencontre : « Nous n’avons pas été à la hauteur face à Feyenoord. Nico et moi étions complètement dépassés au milieu de terrain. (…) Nous avons été humiliés, c’est embarrassant. »

Sur le banc d’Ajax le 22 avril 1970, lors d’un déplacement victorieux sur la pelouse du DWS, en Quart de finale de la Coupe des Pays-Bas. De gauche à droite : le physiothérapeute Salo Muller, Sjaak Swart, Rinus Michels, Gerrie Mühren, Gerrit Bals, Henk Groot et son protégé Johan Cruyff – tous laissés au repos dans la perspective d’un match décisif pour le titre, quatre jours plus tard contre Feyenoord. Lors de cette rencontre, remportée 1-2 grâce à deux fulgurances de l’international danois Tom Sondergaard, l’Ajax s’aligna dans son immuable 4-2-4, avec pour binôme médian le déclassé Ton Pronk et, en lieu et place de l’invalide Henk Groot, le marathonien Nico Rijnders.

La critique était à peine voilée, et avait des accents de déjà-vu… Et d’ailleurs, à l’instar de van Duivenbode un an plus tôt, après qu’il eût discuté la tactique de Michels suite à la déroute subie face au Milan, l’on ne verrait plus guère non plus Mühren durant le reste de la saison, que remplaceraient aux côtés de l’inamovible Nico Rijnders le médiocre Sondergaard, voire l’indésirable Bennie Muller.

Mühren, pour autant, survivrait à son crime de lèse-majesté. Car autant en 1969, c’est en coupant des têtes que Michels était parvenu à gérer la fronde issue de son vestiaire afin de dissimuler ses propres manquements, autant cela faisait désormais six rencontres que les millionnaires d’Ajax ne parvenaient plus à exister face au milieu à trois têtes des plus économes Rotterdamois.

Mais surtout, au lendemain de cette rencontre et à l’instigation vraisemblable de l’intouchable Henk Groot, ce furent alors deux joueurs qui entreprendraient d’imposer, à un Michels qui avait certes déjà entrepris de resserrer les lignes mais restait obsédé par son 4-2-4, la disposition et l’animation tactiques de leurs rivaux rotterdamois qui depuis deux ans les dominaient systématiquement dans le cœur du jeu.

Ajax Nieuws, premier numéro de la saison 1970-1971, le 01/09/1970. Qui en sa page 12 réserve des commentaires laconiques mais illustratifs de cet été 1970, durant lequel l’équipe sera de moins en moins solidaire des choix de Michels, et oscillera de match en match d’entre 4-2-4 et 4-3-3 : « Les entraînements reprennent…et toute l’attention est tournée vers le Docteur Rolink. »

A la reprise des entraînements, et pour ce qui serait le 22 juillet la première rencontre de préparation de la saison face aux modestes amateurs du SC Assen, c’est pourtant dans un 4-2-4 que l’entêté Michels disposerait d’emblée ses hommes… avant de revoir de fond en comble sa copie à la mi-temps, sifflée sur le score infamant de 0-0, en substituant six joueurs dans ce qui s’apparenterait désormais à un peu glamour (mais bien plus efficace) 4-3-3 constitué du gardien réserve Sies Wever, fraîchement transféré d’Assen, des défenseurs Suurbier, Rijnders (qui y retrouvait sa fonction première), Vasovic, et Suurendonk, des milieux Neeskens, Kalderon, et van Bockel, et des attaquants Swart, van Dijk, et Sondergaard.

En substance, et n’en déplaise au roman cruyffiste : c’est donc en l’absence de ses vedettes, et par le biais de gregarii pour moitié inconnus du grand public, que pour la première fois de son histoire l’Ajax évoluerait enfin en 4-3-3… et donc par l’absurde que ce schéma témoignerait enfin de sa supériorité, aussi, parmi les Godenzonen d’Amsterdam.

Le lendemain, en l’absence d’un Cruyff officiellement blessé et sur la pelouse du VV Hoogenveen, Michels reconduirait ce dispositif grâce auquel il l’avait finalement emporté sur le score de 0-4, quoique en repositionnant le néophyte Arie Haan au milieu du jeu, aux côtés de l’incontournable Rijnders et d’un Gerrie Mühren mollement réhabilité. Trois jours plus tard, contre Chelsea, Haan cédait toutefois déjà sa place au nouveau venu Neeskens, transféré sur les conseils de Groot pour lui succéder, dans un 4-3-3 où Keizer avait glissé d’un cran sur l’échiquier et qui voyait enfin les débuts tardifs de Cruyff dans ce dispositif.

29/07/1970 : match de préparation de l’Ajax, remporté 1-5 sur la pelouse du Rood Wit Amsterdam. Pour cette quatrième rencontre officiellement recensée qui vît Ajax s’aligner en 4-3-3 après qu’il y fut contraint par les événements, puis qu’il l’eut reconduit face à Hoogenveen et Chelsea, Michels titularisa le gardien Sies Wever, les défenseurs Suurbier, Suurendonk, Vasovic et Krol, les médians Rijnders, Mühren et Neeskens, et les attaquants Swart, van Dijk et Cruyff. A Stuy, Keizer et Hulshoff près, Michels avait enfin trouvé son équipe.

« Le duo Neeskens-Rijnders », affirmerait en 1971 l’initiateur du roman cruyffiste Maarten de Vos, « était le tandem dont Michels avait toujours rêvé. Ils apportaient une certaine solidité à son équipe ; ils possédaient tous deux la polyvalence, le caractère et la résilience nécessaires à un milieu défensif pour ne pas être trop vulnérable dans une équipe qui vise les sommets. Rijnders portait le numéro six à l’Ajax, Neeskens le numéro sept, et cependant on les confondait souvent sur les photos. Ensemble, ils étaient suffisamment forts pour neutraliser jusqu’aux adversaires les plus rusés. La saison précédente avait clairement montré que Rijnders, avec Mühren, se retrouvait en infériorité numérique face aux clubs qui alignaient trois voire quatre joueurs au milieu de terrain, mais cela, c’était avant que l’arrivée de Neeskens ne profitât particulièrement au jeu de Mühren et de Rijnders. »

L’équipe qui remporterait la Coupe d’Europe dix mois plus tard semblait bel et bien née, enfin. Et cependant, pour la rencontre amicale du 11 août face au Standard de Liège, l’incorrigible Michels en revenait déjà à un 4-2-4 dont le binôme médian ne consistait désormais plus qu’en Neeskens et Rijnders ! Quoique défait 1-2 par les Liégeois, Michels reproduirait ce schéma à deux milieux le 13 août contre le VV Heerenveen, puis même le 19 août lors d’un partage concédé à domicile contre le FC Bruges…

Rappelé à la raison par ses cadres Vasovic et Groot, c’est à nouveau en 4-3-3 mais en l’absence de Cruyff, étranger à ce processus mais auquel la mythologie cruyffiste prêtera pourtant d’avoir mené la fronde contre Michels, que les Ajacides lancèrent officiellement leur saison 1970-1971, à l’occasion d’un déplacement le 23 août au NEC Nimègue. Non moins compilée avec soin parmi les almanachs d’Ajax, cette rencontre verrait Michels aligner un quartette défensif constitué de Suurbier, Vasovic, Suurendonk, et Krol, un très musculeux et destructif trio médian composé de Rijnders, Hulshoff, et Neeskens, et un trident d’attaque constitué de Swart, van Dijk, et Keizer.

Leiden Courant, 27/08/1970, au lendemain du match nul arraché par Feyenoord à Buenos Aires : « Henk Groot : admiration. (…) Feyenoord a livré une prestation fantastique. Pas tant sur le plan footballistique, car au fond cette rencontre n’a rien eu de particulièrement génial, non : ce qui rend leur prestation si énorme, c’est d’être parvenus à arracher le nul après avoir concédé un retard de deux buts dans le premier quart d’heure. Et ce fut très convainquant. »

Le score nul et vierge qui en résulta, au terme d’une prestation rendue désolante par son absence criarde et délibérée de créativité dans le cœur du jeu, était de cette nature fallacieuse où Michels aimait à éteindre ses responsabilités et à conforter ses réserves à l’encontre du 4-3-3. Est-ce donc pour cela que l’habile Henk Groot, désormais cadre influent d’Ajax et de longue date partisan du 4-3-3, saluerait trois jours plus tard et avec fracas la « prestation fantastique » de ses anciennes couleurs du Feyenoord lors de la manche aller de l’Intercontinentale face à l’Estudiantes?

Particulièrement laudatifs quant aux réalisations de Happel, ces propos n’allaient non plus sans rappeler les griefs qu’un an plus tôt, après la débâcle contre le Milan et en sus de ceux qu’avait fatalement avancés van Duivenbode, le plus roué « Cerveau » d’Ajax avait déjà portés en creux contre les conceptions de Michels : « Nous ne connaissions pas le football de l’AC Milan (…). Impossible de centrer, impossible même de cadrer un tir. Face à eux, nous nous sommes constamment heurtés à un défenseur en opposition. Et en matière de marquage, ces joueurs-là sont beaucoup mieux formés que nous ne le sommes à Ajax (…) ; eux sont toujours en mouvement. » Quinze mois plus tard, dans la foulée de ces déclarations de l’été 1970 qui avaient vu Henk Groot clamer son « admiration » pour le football de Happel, le fait est que Michels n’osa plus jamais renouer avec son têtu 4-2-4, qui avait fini par braquer ses joueurs contre lui, et avait par l’absurde participé aux succès de l’Autrichien.

Initiative

Amigoe di Curacao, 29/05/1969. Au lendemain du 4-1 subi à Madrid par les Ajacides, cette gazette des Antilles néerlandaises relayait les impressions des joueurs amstellodamois. Morceaux choisis : « Pris chacun isolément, leurs joueurs n’étaient peut-être pas si impressionnants que cela, mais collectivement l’AC Milan aura été insurpassable. La plus grande différence entre eux et nous : Rivera pouvait remonter le ballon sur cinquante mètres, puis trouver encore l’espace nécessaire pour transmettre la balle à un équipier laissé libre. » (Piet Keizer) ; « Milan a incroyablement bien défendu, et a su saisir ses occasions avec une rare efficacité. Avec trois attaquants, mais plus encore avec Rivera en soutien de ce trio, ils sont constamment parvenus à trouver un joueur démarqué. » (Gerrit Bals) Insensible à ces reproches, et plus enclin à faire porter le chapeau à ses hommes qu’à assumer ses écrasantes responsabilités, Michels affirmerait pour sa part, et sans collégialité aucune, que ses « joueurs étaient trop courts sur le plan des individualités. »

Pourtant, dans bon nombre de ses coutumières largesses et affabulations, et quand sont évoquées les pressions exercées sur Michels pour qu’il revînt enfin sur sa copie, c’est généralement à sa figure de proue que le roman cruyffiste prêtera d’avoir ouvert Michels aux vertus du football total et du 4-3-3 – à savoir, et dans la plus pure rhétorique d’un démiurge avant qui rien n’existait, et à compter de qui tout fut enfin révélé : à un joueur âgé d’à peine 22 ans lors du fiasco madrilène, de fond en comble manipulé par son beau-père, et pour qui Michels avait posé pour condition, lors de son engagement à Ajax, qu’y soit immédiatement rapatrié le souverain et très cérébral Henk Groot, de sorte qu’il pût éduquer un Cruyff aussi talentueux qu’impulsif, péchant par une lecture du jeu que beaucoup s’accordaient encore à trouver des plus perfectibles…

Dans les journées précédant la finale de Coupe des Champions 1969, cinq joueurs avaient notoirement exprimé leurs doutes quant à la stratégie adoptée par Michels : van Duivenbode donc, mais aussi le très élégant Klaas Nuninga (qui n’y survivrait pas davantage), le libéro Velibor Vasovic, puis enfin « le Cerveau » Henk Groot et son poulain Johan Cruyff, que le premier avait tenu à associer à leur délégation, tant le second avait gagné en pouvoir politique, depuis son mariage six mois plus tôt avec la fille de l’influent Cor Coster.

L’on sait avec certitude que, dans la foulée du 3-3 miraculeusement arraché par Ajax contre Feyenoord le 26 avril 1970, les trois survivants de la fronde survenue un an plus tôt avaient renouvelé leurs doléances auprès de Michels, de sorte que fût enfin adopté le 4-3-3 des Rotterdamois… Mais qui, parmi eux, avait été à l’instigation de cette supplication? En dépit du manque patent de personnalité qu’il masquerait 68 ans durant sous son narcissisme : était-ce donc ce Cruyff en quête permanente de figure paternelle, ainsi que ses prête-plumes s’emploieront plus tard à le marteler sans jamais apporter la moindre preuve étayant leurs affirmations ? Ou bien plutôt ce Groot qui, un an plus tôt, avait vainement mené les débats, qui à Feyenoord avait gardé de solides amitiés, et pour qui Michels militerait dès sa retraite sportive pour qu’il devînt analyste tactique puis un jour directeur technique d’Ajax ?

Epilogue

Stade De Kuip, 20/12/1970. Pour la première de l’ouest-allemand Blankenburg sous les couleurs d’Ajax, et devant quelque 65.000 spectateurs en furie, Feyenoord et Ajax se sépareraient sur un score de parité 1-1, après un premier but de Rijnders auquel avait répondu Hasil à l’heure de jeu, d’une frappe monumentale qui n’était pas sans rappeler celle réussie un an plus tôt par le transfuge Théo van Duivenbode.

Très loin ces circonvolutions, où l’Histoire s’égara à mesure de la déification d’un yuppie sous influence, Feyenoord n’avait tardé à digérer la déception née de sa malheureuse élimination européenne face à Arad, et avait même si bien retrouvé de couleurs en championnat qu’il ferait un temps la course en tête jusqu’à l’avant-dernière journée, quand Rotterdamois et Ajacides furent soudain appelés à se retrouver, à Amsterdam et tous deux équitablement nantis de 53 points.

Nous étions le 27 mai 1971, et il s’agirait de la première rencontre de Première Division jamais diffusée en direct aux Pays-Bas. Expressément déplacée au jeudi soir, de sorte de ménager l’Ajax dans la perspective de sa finale de Coupe d’Europe six jours plus tard, elle verrait s’affronter deux clubs parvenus enfin au terme de leur maturation, et forts chacun de huit victoires consécutives en championnat.

But de Keizer, le 27/05/1971, sur la pelouse d’Ajax.

Cultissime aux Pays-Bas, et de fait absolument anthologique, ce match serait aussi le dernier opposant le Feyenoord d’Happel à l’Ajax de Michels avant que celui-ci ne parte pour le FC Barcelone. Et si les locaux y prendraient l’avantage dès la 22ème minute de jeu, grâce à une tête de Keizer profitant de l’apathie coutumière de Treijtel, c’est pourtant bien la remontée spectaculaire de Feyenoord en seconde période qui déciderait du sort du titre : dans une rencontre d’une rare intensité, Kindvall inscrirait d’abord son 24ème but de la saison, avant que le transfuge Schneider ne se signale par deux frappes lourdes en fin de rencontre. Une fois de plus, van Hanegem s’était affirmé comme le meilleur joueur des Pays-Bas, et le Feyenoord conforterait son leadership la semaine suivante contre Haarlem, offrant une ultime saison mémorable à sa légendaire dream team.

Ce serait en effet, dans une certaine mesure, la fin de l’aventure pour Happel et son équipe d’invincibles. Certes l’Autrichien passerait-il deux ans encore à Rotterdam, et certes s’y signalerait-il encore par sa hardiesse, comme quand, le 17 septembre 1972 et après deux défaites consécutives face à l’Ajax de Kovacs, il l’emporterait 2-0 au terme d’une rencontre qui ne l’avait vu aligner que deux défenseurs – à charge de l’ancien relayeur Jansen et de l’ailier Wery de soutenir Rijsbergen et Schneider en cas d’absolue nécessité.

Et cependant Happel n’y remporterait-il plus le moindre trophée ; son talon d’Achille ayant probablement tenu dans son incapacité à renouveler et à reconstruire l’équipe qu’il avait portée à la consécration mondiale et européenne, tandis qu’à Ajax Rolink repoussait dans ses ultimes retranchements les limites physiologiques du corps humain. Mais le départ de Kindvall, surtout, avait été la goutte de trop… En 1973, Happel quitterait donc le club pour s’enterrer à Séville, avant de ressusciter le Club de Bruges et de se réinventer par la même occasion.

Durant ses quatre années passées à la tête du FC Barcelone, le « révolutionnaire » Rinus Michels, meilleur entraîneur officiel de l’histoire du ballon rond, n’osa jamais attenter au 4-4-2 des Catalans. Dans la foulée d’une brillante carrière dans les assurances, Théo van Duivenbode intégra le conseil de surveillance de l’Ajax d’Amsterdam en 2012, dont il démissionna cinq ans plus tard pour désaccord quant aux orientations stratégiques du club. Deux générations plus tôt, le 1er octobre 1973, c’est Henk Groot qui avait démissionné de son poste de directeur sportif, au motif d’un manque d’égard pour ses réalisations pour le club. Et ce n’est que quinze ans après sa mort, dans le courant du mois de mai 2023, que fut enfin publiée une page Wikipedia consacrée à Ben Peeters, auteur du doublé Coupe-Championnat 1969 et bâtisseur de l’équipe qui, sous la direction éclairée de Happel, révolutionnerait un jour le visage du football continental.

Galerie

Laisser un commentaire