Lectures 2 foot (épisode 7)

Deux frères, deux destins, une tranche d’histoire qui mène le lecteur des ruines de Berlin en 1945 au match historique entre les deux États allemands à la Coupe du monde 1974… et au-delà. La patrie des frères Werner, le roman graphique de Philippe Collin et Sébastien Goethals (on ne peut plus vraiment parler de bande dessinée à ce niveau), a connu un succès mérité à sa sortie en 2020. Nombreux ont été les articles(1) centrés sur les aspects historiques et sociologiques de l’ouvrage. Beaucoup plus rares sont ceux à examiner l’aspect sportif – un paradoxe réel vu l’importance du football dans et autour de l’intrigue. P2F vous propose donc de s’y attaquer autour des quatre points qui ont particulièrement retenu l’intérêt de la rédaction : les premières scènes de football avant Norvège-RDA 1958, l’équipe de RFA dans son camp de base en 1974, l’ambiance avant RFA-RDA, et les vestiaires de ce match fatidique. Comme d’habitude dans cette rubrique, on note sur 5, sur chaque point et pour l’ensemble. Los geht’s, c’est parti !

Avant Norvège-RDA 1958 : 3/5

Le ballon rond ne fait son apparition que vers le milieu de l’ouvrage. Nous sommes en août 1958 et les frères Werner sont en service commandé au Dynamo-Stadion de Dresde à surveiller l’équipe de RDA avant son déplacement à Oslo. « Qu’est-ce qu’on est mauvais… » commente Andreas à son aîné, l’air désabusé. Dans l’absolu, la remarque est fondée. La RDA n’a encore jamais battu un « gros », ni même un second couteau européen. Elle vient d’échouer sans discussion en qualifications à la Coupe du monde 1958 face à Galles et à la Tchécoslovaquie. Le 1-4 sans appel encaissé à Leipzig contre ces derniers, futurs finalistes de la Coupe du monde quatre ans plus tard au Chili, a montré quel chemin il reste à parcourir. La Norvège, que la RDA se prépare à affronter en amical, n’est qu’un faire-valoir ces années-là, loin de son niveau actuel et plus encore de celui des années 1998-2000. Elle va pourtant s’imposer sur un assez invraisemblable 6-5, ce qui suffit à situer le niveau de la sélection est-allemande.

Malgré cela, un tel commentaire est peu probable dans la bouche d’un Allemand de l’Est de cette époque. La télévision n’en est qu’à ses débuts en RDA : le réseau hertzien vient d’être achevé, quelque 100 000 récepteurs seulement sont en service (pour 17 millions d’habitants), et les retransmissions en direct de grands événements ne commenceront qu’après 1958(2). Les frères Werner n’ont probablement comme références que la presse, la radio, peut-être quelques bribes de match aux actualités des séances de cinéma – à supposer qu’ils s’y rendent – peut-être aussi des matchs d’Oberliga des deux équipes de leur ville de Leipzig, le Chemie et le Rotation (3), et à la limite le RDA-Tchécoslovaquie de 1957, joué au Zentralstadion, auquel ils auraient pu assister. Dans ce contexte, le jeu et les joueurs qu’ils voient à Dresde sont probablement de qualité supérieure à tout ce qu’ils connaissent, et la remarque que leur prêtent les auteurs paraît incongrue. Signalons aussi un anachronisme avec la présence sur les images des célèbres mâts d’éclairage inclinés, dits « girafes », qui ont longtemps été un signe distinctif du Dynamo-Stadion : ils n’ont été construits qu’en 1969, onze ans plus tard.

Le Dynamo-Stadion dans les années 1990. La tour de contrôle du dessin ci-dessus est visible au premier plan.

Préparation de l’équipe de RFA avant la Coupe du monde 1974 : 5/5

L’atmosphère étouffante qui entoure les Allemands de l’Ouest, retranchés dans leur centre d’entraînement de Malente derrière une sécurité draconienne, est très bien rendue. Dictée à la fois par la prudence extrême de la police après le massacre aux JO de Munich deux ans plus tôt et par la volonté de la Fédération allemande, elle correspond à la réalité de nombreux témoignages(4). La scène où Paul Breitner se fait passer un litre de vin déguisé en « jus de cassis » a effectivement eu lieu, et plus d’une fois, mais avec Gerd Müller comme destinataire aux dires des intendants du centre(5). La tension entre joueurs et Fédération au sujet des primes, palpable dans le roman graphique, l’était plus encore en réalité, au point que le sélectionneur Helmut Schön était prêt à renvoyer l’ensemble des joueurs à la maison et avait préparé une nouvelle liste des 22(6).

L’attitude d’agitateur professionnel de Breitner est tout à fait crédible, plus encore en sélection qu’en club. Au Bayern de l’époque (et longtemps après encore), s’élever contre Beckenbauer en quoi que ce soit était une sentence de mort sportive. Tout le monde le savait, y compris Breitner dont la personnalité n’était pas celle d’un suiveur et qui l’acceptait difficilement. Au printemps 1974, celui-ci était en partance du Bayern vers le Real et pouvait donc libérer sa parole sans risque. Dans les 22 de la RFA, les camps étaient nettement définis entre titulaires et remplaçants, ceux-là pas vraiment contents de leur sort et pas toujours disposés à le cacher. Le maoïste le plus riche de l’histoire du football allemand a bien trouvé là un terreau fertile pour saper l’autorité de Kaiser Franz, comme Collin et Goethals le décrivent. Au final, l’ambiance dans l’équipe est très fidèlement restituée.

La Sportschule de Malente (Schleswig-Holstein), camp de base de la RFA, bien représentée dans le roman graphique par rapport à la réalité de 1974 (à d.)

L’ambiance avant RFA-RDA : 2/5

Le bilan sur ce point est mitigé. Il est exact que ce match sans précédent (au niveau A, tout du moins) avait des allures d’événement planétaire dans les deux camps. Côté ouest-allemand, les auteurs décrivent bien la frénésie médiatique qui précédait la rencontre, bien au-delà de la presse spécialisée et des rubriques sportives des grands médias. Ils montrent aussi assez fidèlement à quel point « le » match était dans toutes les conversations.

Côté est-allemand, la conversation d’avant-match entre Erich Honecker et Erich Mielke est éminemment plausible. Aux dires de nombreux anciens joueurs, peu de gens en RDA s’attendaient à une victoire, et les dirigeants du Parti avaient préparé le terrain politique en conséquence. Les circonstances entourant le déplacement de 2000 supporters est-allemands pour ce match très particulier sont en parfait accord avec la réalité historique(8), aussi bien quant au choix des « élus » qu’à leur encadrement de tous les instants sur le sol ouest-allemand.

Trois points prêtent à la critique. En premier lieu, le « allez la RFA ! » lancé à Konrad Werner par son voisin est un gallicisme flagrant, sans doute à fins de meilleure compréhension par le lectorat français. Personne en République fédérale, sauf peut-être une poignée de communistes endurcis(7), ne désignait son pays sous ce nom pendant la guerre froide. On parlait de Deutschland et de DDR (cette dernière entre guillemets dans la presse jusqu’à la fin des années 1970 pour en diminuer la légitimité), BRD ou l’adjectif bundesdeutsch n’étant guère utilisés qu’en langage soutenu et au sujet d’affaires interallemandes.

Au-delà de ce détail, un gros reproche à faire aux auteurs est qu’ils exagèrent l’optimisme dans l’opinion quant au résultat du match. « La question n’est pas de savoir qui va gagner, mais combien de buts va encaisser la République démocratique », font-ils dire à la radio ouest-allemande, comme si la RFA allait affronter Malte ou le Luxembourg. En vérité, l’opinion avait reçu une douche froide après les laborieuses victoires contre le Chili (1-0) et l’Australie (un 3-0 trompeur) aux matchs précédents du premier tour. La RFA, championne d’Europe en titre, restait favorite, mais personne ne s’attendait à une promenade de santé.

Pour finir, la scène où Andreas Werner déclare à Jürgen Sparwasser que « c’est un honneur pour [lui] de pouvoir masser les jambes du plus grand buteur de l’histoire du football est-allemand » trahit des connaissances sportives superficielles chez les auteurs. En 1974, le « plus grand buteur », en club comme en sélection, est Eberhard Vogel, que beaucoup considèrent d’ailleurs comme le meilleur joueur de champ de l’histoire de la RDA. Celui-ci sera ensuite rejoint puis dépassé par Joachim Streich, meilleur buteur de tous les temps de l’équipe nationale avec 53 buts, loin devant Vogel (25) et d’autres dont Sparwasser (14). Le bourreau de la RFA aura peut-être été le plus célèbre, mais jamais « le plus grand ».

Dans la réalité, on lisait bien évidemment DDR et WM 74 sur le car.

Dans les vestiaires le 22 juin : 1/5

L’impression laissée par cette dernière scène se transforme ici en certitude : si Collin et Goethals connaissent le football et ont fait les recherches qui s’imposaient sur le plan sportif, ils le cachent bien. Prêter des causeries politiques aux sélectionneurs dans les vestiaires, comme on voit Helmut Schön et Georg Buschner le faire, est un non-sens. À ce niveau, rien d’autre que le terrain n’existe à un moment pareil. Aux dires des joueurs est-allemands(9), ce sont les dirigeants de leur Fédération qui leur ont parlé politique, et dans les jours avant le match plutôt qu’à l’approche du coup d’envoi. Vu la rigueur professionnelle d’Helmut Schön, et même si celui-ci, homme de droite convaincu, était un transfuge passé à l’Ouest en 1950 (une formalité avant la construction du Mur en 1961), il est permis de penser que les choses se sont passées de la même manière côté ouest-allemand.

Les consignes d’avant-match ne correspondent pas non plus à la réalité. Les auteurs présentent la RDA comme une victime expiatoire soucieuse de sauver les apparences par une défaite honorable. En vérité, comme en témoignent Lothar Kurbjuweit(9) ou Jürgen Sparwasser(10), la qualification pour le deuxième tour acquise grâce au résultat de Chili-Australie plus tôt dans la journée avait libéré les esprits. Joueurs et sélectionneur étaient résolus à jouer leur jeu et tenter leur chance quoi qu’il arrive. Le style de la RDA était certes fondé sur l’attente et le contre, mais il n’était pas question de « garer le bus » et d’espérer un coup heureux. Côté ouest-allemand, l’ordre d’attaquer d’entrée de jeu attribué à Schön est incorrect lui aussi. La RFA se méfiait des contres est-allemands comme de la peste et a entamé le match prudemment avant d’augmenter la pression petit à petit.

La causerie de Georg Buschner à la mi-temps frise l’invraisemblable. La tactique de la RDA fonctionnait parfaitement jusque-là : son 4-4-2 à plat avec deux milieux récupérateurs dans l’axe (Kurbjuweit et Lauck) et deux box-to-box excentrés (Irmscher et Kreische) avait éteint l’animation offensive ouest-allemande et créé un réel danger en attaque avec l’aide des latéraux Kische et Wätzlich. Hautement improbable dans ces conditions d’entendre Buschner exhorter ses joueurs à balancer devant pour Sparwasser (qui n’était d’ailleurs pas isolé en pointe, avec Martin Hoffmann à ses côtés) ou évoquer l’entrée d’un défenseur supplémentaire en cours de deuxième mi-temps. La RDA fera certes un remplacement, celui d’Irmscher par Hamann, mais il sera poste pour poste. En revanche, le commentaire sur les montées de Breitner est bien vu : c’est en partie à cause d’un replacement tardif de celui-ci sur la montée de Kische dans son couloir que le but de Sparwasser est arrivé(11).

« Sparwasser… SPARWASSER… TOR !!! », commenta la TV est-allemande.

Verdict footballistique général : 2/5

Autant l’ouvrage est remarquable sur le plan du scénario et du contexte historique, autant il laisse à désirer côté football. On termine la lecture avec l’impression que les auteurs ont bâclé cet aspect, ce qui est regrettable et jette un léger discrédit sur le reste de leur travail. Il se peut parfaitement qu’ils ne soient pas des passionnés du ballon rond, ce qui n’a rien de condamnable en soi. Il est beaucoup plus difficile de comprendre pourquoi ils ne se sont pas renseignés plus précisément auprès de sources compétentes pendant la conception de l’ouvrage. Une recherche un peu plus approfondie dans la presse spécialisée, une interview d’un des joueurs, ou même une heure de discussion avec un journaliste sportif présent au match auraient suffi à corriger l’essentiel des inexactitudes. Au final, les quatre étoiles (voire davantage) octroyées par la majorité des critiques à La patrie des frères Werner dans son ensemble sont amplement méritées, mais le jugement sur l’aspect sportif se doit d’être bien plus sévère.

Pas vraiment réglementaire, cette cage de but sur le dessin…

Notes:

  1. On citera pour l’exemple https://www.radiofrance.com/les-editions/bd/la-patrie-des-freres-werner.
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Deutscher_Fernsehfunk
  3. Lequel deviendra plus tard le Lokomotive, finaliste de la C2 en 1987.
  4. https://www.deutschlandfunkkultur.de/ich-bin-auch-malente-geschaedigt-100.html
  5. https://taz.de/Mythos-Malente-vor-der-Fussball-WM/!5040486/
  6. Helmut Schön, Fuβball, éditions Ullstein, 1978 (non traduit en français).
  7. Contrairement à une légende tenace, le parti communiste (KPD) n’a jamais été interdit en RFA.
  8. Les conditions de déplacement étaient identiques à celles des supporters du Dynamo Dresde pour leur match de C1 à Munich en octobre 1973.
  9. https://www.rund-magazin.de/cmsms/news/248/76/Fundstueck-Trikot/
  10. https://www.tagesspiegel.de/sport/als-die-ddr-die-brd-bei-der-wm-1974-besiegte-6642292.html
  11. https://www.pinte2foot.com/article/moteur-action-4

6 réflexions sur « Lectures 2 foot (épisode 7) »

  1. Triple g sans pitié, faisant passer Bobby pour un critique littéraire débonnaire.
    « les quatre étoiles (voire davantage) octroyées par la majorité des critiques à La patrie des frères Werner dans son ensemble sont amplement méritées ». Ok mais ici, cela vaut
    11/20 selon la somme des notes pour une évaluation finale à 2/5 (une histoire d’arrondi à l’unité inférieure sans doute eh eh). Bref, faut pas rigoler avec le foot allemand 😉
    Pour finir je m’autorise un commentaire sur l’article : toujours très bien écrit, précis, argumenté, la patte triple g. Merci chef !

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  2. Merci Triple G. Toujours épaté par tes connaissances sur la « petite histoire »…
    J’aime bien le coup de crayon. Perso, je lis rarement des BD et si j’accroche pas au graphisme, c’est souvent rédhibitoire.

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  3. Au sujet de la confiance ouest-allemande suggérée par la BD. On peut imaginer que la confrontation dantesque, que tu nous avais racontée, entre le Bayern et Dresde juste avant le mondial, était encore dans toutes les têtes. Et on retrouve énormément de joueurs de ces deux clubs sur la pelouse ce jour-là.

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  4. G-g-g a raison d’être exigent!

    Super article, j’adore quand ça va chercher la petite bête parmi des dossiers qu’on croirait clos, qui font autorité.. Pas forcément agréable pour les auteurs, mais c’est une forme de respect aussi, de toute façon personne n’est infaillible.

    Les pylônes c’est une erreur grossière quand même, un des détails premiers sur lesquels s’interroger tout naturellement (ils captent l’oeil)..et sur quoi donc être a minima vigilant, bref je trouve g-g-g encore fort indulgent là-dessus.

    Oui, Gerd Muller était bien parti sur la pente savonneuse d’un vin..pas forcément des plus joyeux dans son cas.. (il peut remercier Breitner au passage)

    Les primes je savais, cas récurrent à l’époque..mais j’ignorais que Schöne eût un plan b, merci! C’est une dinguerie quand même, se représenter que le grand favori se privât de ses meilleurs joueurs à l’aube d’un tournoi domestique à ce point politique??? (le diptyque JO72 / WC74 n’était pas anodin)…. rétrospectivement, ça sent le bluff, non?

    Exact pour Breitner-Beckenbauer..sinon que symboliquement au moins, et politiquement assurément, c’est Breitner qui aura fini par l’emporter par KO : sitôt rentré au Bayern, il sera à la tête de la fronde qui scalpera, sauce Bild (ce lynchage/traquenard..), le vieux directeur Neudecker, condamné à devoir céder place à la nouvelle créature de Strauss, le jeune loup (blessé) Hoeness..

    Or Neudecker et Beckenbauer avaient toujours été raccord sur l’essentiel, il y avait une forme de filiation..si bien que sitôt le premier chassé comme un malpropre, et sitôt Hoeness (clan Breitner-Maier-Rummenigge-.. auquel n’émargea jamais Beckenbauer) institué comme nouvel homme fort du club..

    Les 15 ans de présidence de Beckenbauer à la tête du Bayern (qu’il avait quitté comme un pestiféré), elles étaient très compromises jusqu’à ses réussites avec l’équipe nationale. Et encore, quoique Président du fcB : il y consacra son temps autant, si pas plus!, à la WC2006 qu’aux affaires du Bayern, rôle pour le moins consanguin.

    Je rejoins g-g-g pour les approches respectives de ces matchs, d’ailleurs si j’ai longtemps ouvert (mais depuis plutôt fermé) la porte à l’idée d’un match « lâché » par la RFA, c’est précisément par cette retenue manifeste qu’elle témoigna en début de rencontre – et que justifie amplement ton explication sportive : méfiance à l’encontre du jeu de transitions ossie.

    Bref : pour moi tu es un digne héritier du fondateur de la rubrique, bravo. J’ignore « who watches the watchmen » (tout le monde, a priori?), mais tu as mon 5/5.

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