par La nuit est tombée sur Buenos Aires. Dans la singulière tribune de la rue del Valle Iberlucea, le public anonyme de la Bombonera s’est levé, libéré de la tension du match. Les gamins des premiers rangs se sont joints aux photographes présents sur la pelouse que l’on devine fraîche et grasse, comme elle peut l’être un soir d’hiver porteño. Enfant parmi les enfants, Pelé a troqué la tunique blanche de Santos pour celle de Boca Juniors et court en souriant alors qu’au second plan, Gilmar exhibe à bout de bras un encombrant trophée rococo. On jurerait qu’il s’agit d’une scène saisie à l’issue de la finale retour de la Copa Libertadores 1963[1].
Pourtant, ce cliché figeant la joie simple de Pelé et de jeunes hinchas xeneizes n’est pas associé à la Libertadores 1963. Il date du 25 août 1968. Comme cinq ans auparavant, à quelques jours près, Santos vient de priver Boca d’un titre, en l’occurrence, la Copa Ciudad de Buenos Aires, une compétition amicale. Enfin, si l’amitié a sa place dans le football sud-américain des années 1960…
La Copa Ciudad de Buenos Aires
Pour occuper la trêve aoûtienne séparant la fin du Campeonato Metropolitano (un triomphe de Los Matadores de San Lorenzo) et l’ouverture du Campeonato Nacional, le président de Boca, Alberto Armando organise un tournoi international, le Pentagonal Ciudad de Buenos Aires[2]. Il réunit un tel plateau (Boca Juniors, River Plate, Nacional, Benfica et Santos) que Canal 9 diffuse en direct les principaux matchs. Disputée sous forme de championnat et programmée sur deux semaines, la compétition se déroule exclusivement à la Bombonera.
En match d’ouverture, Boca affronte Benfica, récent finaliste de la Coupe d’Europe des clubs champions. Mário Coluna et Eusébio, les cracks des Águias sont présents alors que Boca est guidé par son grand capitaine Antonio Rattín, universellement connu depuis la World Cup 1966[3]. La rencontre s’achève sur un match nul (1-1) sans que ne brille la Pantera Negra. Quatre jours plus tard, pour ses débuts, Santos bat River Plate 2-1 grâce à un doublé de Toninho Guerreiro[4], débarrassé de l’ombre envahissante de Coutinho à la pointe de l’attaque du Peixe. Sa victime est Amadeo Carizzo, 42 ans, dont l’immense carrière avec les Millonarios arrive à son terme. Dans le même temps, Boca torpille les Uruguayens du Nacional 5-1 et affirme sa volonté de s’imposer dans son tournoi, rappelant qu’hospitalité ne signifie pas charité.
La soirée du 22 août offre au public un nouveau superclásico. Le match en lui-même n’a rien de remarquable (0-0) mais il porte une charge émotionnelle considérable : il s’agit du premier Boca-River depuis « la tragédie de la porte 12 », quand 71 jeunes supporters de Boca meurent écrasés ou asphyxiés en tentant de sortir du Monumental avant le terme de la rencontre.
Le match pour le titre
En conclusion de ce mini-championnat, la programmation ayant bien fait les choses, les Xeneizes affrontent Santos, titre en jeu. Des retrouvailles après les confrontations musclées de septembre 1963 en finale de Libertadores. La presse ressort les images de ce que les Brésiliens ont intitulé la Batalha de la Bombonera, notamment celle sur laquelle le capitaine boquense Antonio Rattín pose la main sur la tête de Pelé, interprétable comme un élan de commisération du bourreau pour celui qu’il se prépare à châtier. Ce duel pour la suprématie continentale 1963 est une rixe consciencieusement préméditée de laquelle Santos sort vainqueur, confirmant sa supériorité après la victoire de l’aller. La hargne de Rattín et l’opportunisme d’El Nene Sanfilippo ne suffisent pas à contrer o esquadrão imortal, Pelé portant le coup de grâce à quelques minutes du terme du match retour (2-1).
Le 25 août 1968, Boca veut sa revanche[5]. El Conejo Rogel tient le rôle du méchant au cœur de la défense et si El Rata Rattín salue chaleureusement Pelé avant le match, personne n’est dupe de la détermination du capitaine bostero. Pour faire bref, les conditions sont réunies pour que le match soit un remake de la Batalha de La Bombonera et les deux équipes n’ont pas l’intention de se défiler !
Toninho ouvre rapidement le score, à l’affût après un coup franc de Pelé mal repoussé par Roma, le flamboyant Rojitas Rojas égalise d’une frappe surpuissante après la demi-heure et le reste n’est qu’un long combat. Avant la mi-temps, Pelé est agressé par Chacho Cabrera, Rildo joue les justiciers et l’arbitre expulse les deux excités. La pause ne calme personne, les échauffourées se multiplient et El Tanque Rojas (sans lien de parenté avec Rojitas) est exclu après avoir cassé deux dents au défenseur brésilien Oberdan. Soucieux du respect de la parité, Negreiro fait à son tour le nécessaire pour rejoindre les vestiaires prématurément. Quand l’arbitre siffle la fin des hostilités, le score est toujours de 1-1, un résultat offrant le titre à Santos.
La grandeur de Pelé
Beau joueur, Antonio Rattín s’approche de Pelé, lui prend la tête entre les mains, accréditant l’idée qu’il doit s’agir d’un rituel. Puis il pose son front contre celui du numéro 10 de Santos. Après 90 minutes de contacts furieux et de coups fourrés, le vaincu témoigne son respect au Roi avec une tendresse dont on ne le pensait pas capable.
La conclusion, ce sont les mots d’Osvaldo Ardizzone accompagnant la photo de garde parue dans le périodique argentin El Gráfico. Une ode à Pelé, une considération définitive, une digression eschatologique. « Maintenant, c’est fini. Maintenant, la Coupe appartient à Gilmar, la Coupe appartient à Santos, la Coupe appartient à Pelé. Maintenant, c’est l’heure du grand sourire qui apparaît dans tous les stades du monde et que tous les enfants du monde connaissent… Parce que c’est le même sourire. L’heure de gloire de l’enfant et l’heure de gloire du Maestro. Comment un homme de sa renommée, de ses succès, de sa popularité, peut-il se battre avec autant de force pour la victoire, fêter si bruyamment ses triomphes ? Et c’est là que réside l’argument de sa grandeur. Il n’y a pas de compromis. Il n’y a pas de soirées de repos. Il n’y a pas d’excuses pour les absences. C’est ce Pelé que nous avons vu dans tout ce Pentagonal. Celui qui veut gagner chaque match. Celui qui se bat à chaque match. Celui qui décore tous les stades où son effort apparaît, où son talent apparaît… Celui qui oublie sa célébrité pour devenir le plus anonyme des hommes de Santos. Celui qui part avec les enfants sur ses épaules, avec tous les enfants du monde qui ont le même sourire heureux que le Roi quand le Roi fait la fête… Celui qui échange son maillot avec Rattín pour l’ajouter à son immense galerie de trophées… Maintenant, au moment du départ, il n’y a pas d’adieu… Avec des voyageurs comme Pelé, avec des équipes comme Santos, il n’y a jamais d’adieu… Un simple et affectueux « A la prochaine » … Jusqu’au prochain applaudissement, jusqu’au prochain sourire de ce gamin qui l’attend quelque part. »
[1] La Copa Libertadores prend cette appellation en 1965 et s’appelle Coupe des Champions d’Amérique auparavant.
[2] L’édition suivante ne réunit que quatre équipes dans une formule demi-finales puis finale avec River Plate (vainqueur), Vélez Sarsfield (finaliste), Spartak Trnava et la sélection olympique de Hongrie. Elle renaît pour une édition en 2016 durant laquelle Huracán bat San Lorenzo sur un match.
[3] Capitaine de l’Argentine, il est expulsé contre l’Angleterre mais refuse de quitter le terrain jusqu’à l’intervention de policiers.
[4] Toninho est le meilleur buteur du tournoi avec sept buts, dont un quadruplé contre Benfica.
[5] Entretemps, lors d’une tournée en Argentine en mai 1964, Santos bat Boca (privé de Rattín) 4-3.
Merci Verano! Cette finale face à Boca en 63 est également la marque du tempérament de Pele. Qui ne reculait pas devant la brutalité. Je crois que c’est Bremner qui avait pris une fois une grosse droite de la part du Brésilien après l’avoir trop chatouillé…
Il avait également cassé le nez de Mesiano lors de Brésil – Argentine en Coupe des Nations 1964.
Antonio Rattín avait décidé de se mettre au marquage de Pelé après la sortie de Mesiano. Il racontera que Pelé craignait sa vengeance et lui avait dit « avec le ballon, ok, mais pas sans le ballon, hein ? ». Ce à quoi El Rata aurait répondu « t’inquiète pas, je ne vais pas te toucher sans le ballon. Mais quand tu l’auras, je vais t’exploser ». Pas sûr que cela ait suffi à effrayer Pelé mais l’Argentine avait balayé le Brésil 0-3 ce jour-là.
Pelé n’etait pas le dernier pour rendre, et donner, des coups. Il ne se laissait pas faire.
@ajde, comment le positionnes tu dans l’histoire de Boca ? Pour ma part, j’ai une grande tendresse pour Rattín, et s’il est définitivement associé aux « animals » de la WC 1966, si son jeu n’est pas celui d’un tendre, je trouve injuste de le réduire à ça.
@Verano
Si je devais faire un « top » je mettrais Rattín très haut, au pied du podium même. Il représentait très bien l’âme de Boca. Certes c’est toujours cette image rugueuse qu’on lui donne en premier lieu à ce grand dadet, c’est vrai qu’il était reconnu – et critiqué – pour sa combattivité sur le terrain. Mais c’était, avant tout, un excellent cinco qui savait très bien user de ses pieds, un capitaine respecté et adulé qui évolua dans le Boca des années 1960 qui reste pour beaucoup l’une des plus belles, d’autant qu’il ne connu que ce seul maillot. Assez pour le placer haut de par son importance dans l’histoire xeneize.
Ça me rassure ! Sur les images des matchs contre Santos, sur les phases de jeu posé, on le voit remonter inlassablement le terrain, la balle au pied, avant de chercher une ouverture, en cinco bien plus créateur qu’on ne le pense (sur les contres, c’est plutôt Rojitas qui mène le jeu).
Il est sympa Rattin mais ça vaut pas Marcico. Le titre 92, attendu depuis des lustres…
Khia,
on mettra Beto tout en haut pour Ferro, promis 🙂
Toninho Guerreiro a une courte expérience en sélection. Qui le barrait?
Bah, je crois que le Brésil peine à remplacer Vavá et que ça tourne beaucoup entre 1965 et 1970. Puis c’est Tostão qui se colle à ce poste qui n’est pas vraiment le sien en club.
https://i.imgur.com/XYO5oUL.jpg
Histoire dont je ne savais évidemment rien, comme d’hab avec tes latinos, italianos.. Un autre monde.. C’est réconfortant de voir que même toi utilises des pincettes, « l’amitié existe-t-elle? » (je cite de tête, maladroitement..car lu hier après un premier charcutage) codes curieux pour un gringo…. tiens, Higuita : ses accents d’homme fort me paraissent moins prononcés que chez un Chilavert, son ego semble moins envahissant..ceci dit je connais des tas de gens qui, en Europe, seraient totalement insensibles à ces espèces de cultes du surhomme en sur-représentation très dramatique (Chilavert, surtout), ou à mon instar y seraient plutôt hostiles…..mais en Amsud, j’imagine qu’on se pose moins de questions sur ce genre de profils?? (je dis ça mais, l’Europe et son mythe cruyffien, lol..)
Pelé et les enfants.. Son côté diplomate en short m’a toujours gonflé sur les vidéos, discours (tout le monde est « formidable », c’est du Michel Drucker) et photos d’archives..donc moi j’aime bien le Pelé qui rend les coups!, ça l’humanise à fond (d’autant, que : avait-il tort?) !
Mais avec les gosses : franchement ça a l’air naturel en toutes circonstances..vous ne trouvez pas!
« ? » à la fin, c’est une question
J’aime croire qu’il était naturel dans certaines circonstances. Quand tu vois sa joie à l’occasion de buts inscrits par Coutinho ou Toninho sans qu’il n’ait participé à l’action, je ne peux pas imaginer que ce soit feint. Il ne faisait pas la gueule au prétexte qu’il n’était pas le héros d’un match. Mélange d’ego et de calcul d’une part (hors des pelouses), de spontanéité et d’altruisme sur les pelouses.
Oui, sur les pelouses je ne vois rien à redire non plus.
C’est vraiment pas un joueur que j’ai envie de « harasser », à-côtés largement subis de surcroît..
Y a l’un ou l’autre auxquels je pense a contrario : de « super gentlemen au-dessus de tout soupçon », tu parles.. camera-off, on en rapporte parfois des belles sur certaines icônes… Je crois volontiers que el Rey aura finalement géré toute cette pression avec une sensibilité voire « sagesse » (mot trop fort) plutôt appréciables.