Comme l’écrivit son ami Bernard Morlino, Antoine Bonifaci était doté d’un caractère vif et corrosif d’où jaillisaient les piques bien senties mais sans jamais se départir d’un petit sourire complice. Il était ainsi, Antoine. Conscient de son empreinte au sein du foot français mais toujours enclin à s’enflammer pour les résultats récents du Gym. De son Gym… Il aurait dû s’unir à la première épopée des Bleus dans un Mondial, ses choix déplurent en haut lieu. Lui n’avait pas de temps pour la nostalgie. Passé, futur, seul comptait l’instant présent : « La mort ? C’est l’indifférence vingt quatre heures sur vingt-quatre… C’est trop tard, tout ce qui vient après… A quoi ça sert les visites sur un tombeau ? » Alors pourquoi ressusciter son récit ? Pour le plaisir de flâner entre ses mots, pardi ! De plonger dans ces photos en noir et blanc qui subliment la moindre imperfection…
L’ombre de Joaquín Valle
Antoine Bonifaci n’est pas le premier français en Serie A. Cet honneur échoit à Émile Bongiorni, tristement célèbre pour son décès lors de la tragédie de Superga en 1949. Il n’est pas non plus né au bord de la Méditerranée malgré son patronyme corse. Bezons, dans le Val d’Oise, c’est là qu’Antoine fait ses premiers pas, en 1931. Il ne s’attarde pas longtemps en Ile-de-France mais suffisamment pour se forger ses premiers souvenirs de « pied-ballon ». Ses randonnées pédestres jusqu’à Colombes pour assister aux rencontres. Sa mère, hermétique au jeu, qui ne l’accompagnait que pour l’aspect festif de l’événement… Happée par le soleil, sa famille déménage dans le Sud, à Villefranche-sur-Mer, à côté de Nice. Son père y tient un restaurant et Antoine, déjà roublard, apprend à jouer des coudes lors de parties de rue acharnées : « À l’époque, personne ne s’occupait de nous. Les centres de formation n’existaient pas. On se débrouillait tout seul. Les matches consistaient à des jeux de récréation entre quartiers. On n’avait pas de ballon, et celui qui en avait un dormait avec pour ne pas qu’on lui vole. »
Bonifaci se fait rapidement repérer par le microcosme local. Recruté en 1948 par l’OGC Nice, qui vient de rejoindre l’élite, il ne fait que croiser la route du grand buteur canario, Joaquín Valle, mais épouse la folle énergie d’un club qui va dominer l’Hexagone pendant de nombreuses années. A 17 ans, il sait déjà tout faire. Récupérer, relayer, organiser, un architecte selon Julien Giarrizzi, journaliste de Nice-Matin. Un talent naturel, singeant l’attitude de Désir Carré et poli par Émile Veinante, qui fit dire au fantasque Brésilien Yeso Amalfi : « Mettez ce jeune avec moi et on est champion de France … » La suite lui donnera raison. Titre en 1951, fabuleux doublé l’année suivante, l’escadron des Pancho Gonzalez, Victor Nurenberg, Yeso Amalfi, Luis Carniglia, Marcel Domingo et Abdelaziz Ben Tifour écrase la concurrence. L’entraîneur des Aiglons, Numa Andoire, propose un jeu résolument offensif, Bonifaci est son relais sur le terrain, la pierre angulaire des succès. Un éternel été en pente douce pour Antoine qui se marie discrètement à Monaco et se délecte de ses nuits passées auprès d’Amalfi dont il gardera toujours un tendre souvenir : « Quand il est arrivé, il avait des chaussures de foot brésiliennes, alors que l’on jouait avec des godillots de montagne. Il était beau. Avant les matchs, il se coiffait même les sourcils et la moustache. Quand on allait à Juan les Pins, qui était le Saint Tropez de l’époque, toutes les filles se retournaient sur son passage. Il avait des jambes superbes : fines et musclées. Mais sur le terrain, on travaillait tous pour lui. Pour qu’il se permette de grimper sur le ballon afin de scruter l’horizon… »
A la suite de sélections juniors aux côtés de Francis Méano et Jean Vincent, il est naturellement convoqué chez les Bleus en 1951, à 20 ans à peine. Antoine honore sa première cape d’une réalisation face à l’Irlande, séduit le public génois, reçoit les louanges d’un certain Fritz Walter, après une immense prestation face à l’Allemagne, « où même les oiseaux chantaient l’hymne », et devient peu à peu une figure de sa sélection malgré son jeune âge. Lui qui n’osait s’asseoir à côté de Roger Marche lors de leur première rencontre, de peur que ce dernier ne découvre une photo du Sanglier ardennais collée sur sa valise… Bonifaci symbolise le renouveau du foot français, le Mondial 1954 lui tend les bras. Il a visiblement d’autres projets…

Il veto Andreotti
Contemporain de Ben Barek et coéquipier de Marcel Domingo, Bonifaci ne peut ignorer qu’un départ à l’étranger lui fermerait les portes de l’équipe de France. Quelques années après avoir poliment congedié les avances de la Fiorentina, c’est tout bonnement le champion en titre italien, l’Inter, qui frappe à sa porte en 1953. Qui résisterait au désir d’évoluer aux côtés du funambule Skoglund et des renards de surface que sont Benito Lorenzi et Istvan Nyers ? L’OGC Nice accepte avec appétit la proposition milanaise de 20 millions d’anciens francs, Antoine reçoit une belle rente personnelle. Et si certains cadres de la Fédération fustigent ce choix de « mercenaire », rien ne laisse présager ce que va vivre Bonifaci. En résumé, un véritable calvaire…
Échaudé par les piètres résultats de la Nazionale, le peuple italien s’interroge. La présence des joueurs étrangers nuierait au développement des jeunes pousses. Giulio Andreotti, alors sous-secrétaire à la présidence du Conseil, décide de prendre le problème à bras-le-corps. L’homme à tout faire du gouvernement de De Gasperi a des idées et promulgue une loi qu’il juge salvatrice. Une mesure censée interdire l’octroi de permis de séjour aux étrangers, d’origines italiennes ou non, qui en avaient fait la demande « pour exercer l’activité de joueur dans les équipes de championnat. » Et manque de bol pour Bonifaci, cette mesure prend effet l’été de son arrivée à Milan… Antoine ne reçoit donc qu’un permis touristique qui, s’il lui permet de jouer les rencontres amicales avec l’Inter, l’empêche de le faire officiellement au risque d’être reconduit à la frontière, comme le souligne L’Equipe en janvier 1954.
Pris au piège des politiques et des luttes intestines entre clubs et fédérations, Antoine erre comme une âme en peine dans la capitale lombarde, multiplie les aller-retours à Nice et, comble de malheur, assiste des tribunes au nouveau sacre de son employeur. Néanmoins, la mutinerie des mastodontes du calcio fait son nid en coulisses. L’élégant Schiaffino rejoint le rival du Milan AC en 1954, provoquant l’ire de l’avocat de Bonifaci qui balance aux médias que « si des Mentonnais viennent chaque jour vendre leurs légumes à Vintimillle alors Antoine Bonifaci peut venir de Villefranche à Milan pour jouer au football ! » Malmené par une fronde soutenue par les puissants, le fameux veto vole en éclat et Antoine bénéficie d’une dérogation qui fait scandale à l’été 1954. 12 mois après son transfert, il peut enfin revêtir en compétition la tunique nerazurra… Las, les mois d’inactivité ont passablement rouillé Bonifaci et, bien que titulaire la plupart du temps, il ne s’épanouit pas dans le système de jeu prôné par le mister Alfredo Foni. La presse transalpine raille son inefficacité devant le but, l’Inter rate la passe de trois. Antoine, qui avait signé un contrat de deux ans, attend en vain une prolongation de la part du nouveau patron, Angelo Moratti. Celui-ci lui préfère le suisse Roger Vonlanthen. Le veto Andreotti n’aura duré que deux ans…

Risorgimento
Sans réussite à l’Inter et ayant de surcroît raté le Mondial 1954, Bonifaci, 24 ans, est dans une impasse. Un homme croit néanmoins en lui, Gipo Viani, le coach de Bologne. Convaincu que les qualités d’Antoine n’ont pas suffisamment été exploitées en Lombardie, Viani place le Français au centre de son dispositif, Antoine retrouve soudainement vitesse et robustesse. Les habitués du Stade Renato-Dall’Ara se prennent aussitôt d’affection pour ce joueur jamais avare de sacrifice, ce petit Vespa qui donne le la des offensives locales. Bologne finit la saison 1956 à un superbe cinquième rang, Gino Pivatelli se permettant de damer le pion à Gunnar Nordahl dans la course au Capocannoniere. Durant ses 24 mois en Émilie-Romagne, Bonifaci a le plaisir de partager les premiers pas d’Ezio Pascutti, dont il apprécie la fantaisie, et permet aux Rossoblù de s’affirmer en tant que valeur sûre du championnat malgré le départ de Viani pour le Milan AC.

Enfin considéré en Serie A, Bonifaci sert de monnaie d’échange entre Bologne et le Torino pour acquérir Romano Fogli. Un club prestigieux mais noyé dans une grave crise financière que l’icône Enzo Bearzot maintient à flot, sans que son équipe n’enthousiasme les partisans du stadio Filadelfia. Une partition collective sans relief que l’inévitable absence pour le Mondial 1958 ne fait qu’accentuer. Paul Nicolas, le patron de la sélection, venu à Nice pour rencontrer Antoine, lui ayant clairement signifié que l’on ne pouvait le prendre en Suède car son assurance était plus chère que celle de Raymond Kopa au Real Madrid…
La saison 1958-1959 du Toro marque un tournant. Talmone, le chocolatier, devient le sponsor principal et intègre le nom de la marque dans l’appellation du club, tandis que le Torino quitte le stade Filadelfia pour le Comunale. L’ancien buteur de la Viola, Giuseppe Virgili, est recruté en grandes pompes mais les défaites s’enchaînent. Le club sombre en deuxième division pour la première fois de son histoire, 10 ans après le drame de Superga… Bonifaci n’abandonne pas le navire et participe à la remontée immédiate du Toro en 1960, au sein d’un effectif rajeuni où, à l’instar de Lino Grava, il fait figure de mentor auprès du fougueux Giorgio Ferrini. Le devoir accompli, il rejoint le modeste Vicenza, pied tendre dans le western spaghetti, dont il apprécie l’hospitalité provinciale, avant un retour en France, huit ans après, pour une pige au Stade Français. Antoine arrête sa carrière en 1963, à 32 ans…

Comme nous venons de le voir, l’aventure italienne d’Antoine Bonifaci n’aura pas été un long fleuve tranquille. Entre saison blanche à Milan et relégation à Turin, renaissance à Bologne et farniente à Vicenza, un voyage au long cours qui le priva de Mondiaux et certainement d’une plus belle reconnaissance dans son pays d’origine. Loin des yeux, loin du cœur comme on dit… Mais à une époque où l’exil était un mot proscrit, il sut se réinventer à chaque étape, accepter chaque bémol avec philosophie afin d’écrire un récit à nul autre pareil dans le panorama du foot français. Son histoire qu’il aimait à partager autour d’un verre, avec ses amis Marcel Pagnol ou Jacques Anquetil. Ses duels homeriques face à Omar Sívori lors du derby turinois. Un Argentin qui, à ses yeux, méritait autant de louanges pour ses prouesses sur le terrain que de franches torgnoles pour son caractère irascible…


Mais où va-t-il chercher tout ça ?
De quelles archives secrètes dispose-t-il ?
Tiens, pour compléter et enrichir le débat je mets le lien de l’article de Morlino:
https://www.bernardmorlino.com/post/mort-d-antoine-bonifaci-premier-h%C3%A9ros-de-l-ogcnice-%C3%A0-19-ans
Merci Fred. Je comptais mettre le lien de ce texte qui m’a aidé à mieux comprendre la personnalité de Bonifaci et qui m’a offert de belles citations.
Ah ! le beau Yeso…
Bonifaci a tout dit de ce personnage de légende.
Les frangins Valle à Nice, sacrée histoire ! Et toute cette émigration sportive à Nice au temps de la Guerra Civil : Zamora, Samitier…
Au fait, t’as des choses sur son jeu ?
Il jouait comment Bonifaci ?
Écoute, à Bologne, on louait son endurance et son activité. Je le vois comme une sorte de Guardiola. Un architecte du milieu de terrain. D’ailleurs les critiques sur son inefficacité devant le but à l’Inter sont injustes. Il n’a jamais été un mec qui plantait énormément.
Lis l’article de Morlino.
Merci chef ! Il avait une expression poétique, l’Antoine.
Tu évoques Giuseppe Virgili, équipier de Bonifaci au Toro. Un mystère. Auteur d’une saison exceptionnelle avec la Fiorentina du scudetto 1956, il paraissait infaillible et avait été surnommé Pecos Bill pour sa froideur au moment de la frappe au but. Des débuts extraordinaires en sélection où s’exprime sa puissance, un doublé contre le Brésil de Gilmar et puis un déclin précoce et irrémédiable, dans les divisions inférieures jusqu’à sa fin de carrière en Serie C à 30 ans. On a parlé de mental défaillant le concernant.
Benito Lorenzi à l’Inter, c’est l’inverse : un physique anodin mais une volonté hors norme et des méthodes borderlines (on l’appelait Veleno, le poison). Il était le patron du vestiaire de l’Inter et a pourri la vie à ceux qui pouvaient le concurrencer. L’oriundo Angelillo en a souffert à ses débuts.
Je ne connaissais pas le stadio Filadelfia.
Tu penses qu’Émile Bongiorni aurait pu s’imposer au sein du Toro ?
Il avait été recruté pour succéder au vieillissant Gabetto, on peut penser qu’il aurait su s’imposer. Difficile de se prononcer sans savoir ce qu’aurait été le recrutement du Torino les années suivantes s’il n’y avait pas eu Superga car Ferruccio Novo s’appliquait à toujours renforcer l’équipe à petites touches.
Si on met de côté les cas particulier de René Petit et Roger Courtois, formés à l’étranger, je me demande qui battra les 8 saisons à l’étranger de Bonifaci. Faut certainement regarder après l’arrêt Bosman.
Même Six fait pâle figure!
Je ne connaissais pas ce Bonifaci, merci – je vais relire, d’ailleurs
Le cas de Bonifaci est révélateur des erreurs que l’on trouve sur le net. On y voit souvent le sacre 54 avec l’Inter, alors qu’il n’a pas joué de la saison ou des embrouilles avec la Fédération française qui auraient causé sa suspension d’un an. C’est ce que je croyais au départ.
En tout cas je te réitère mes remerciements : c’est neuf, bien que le nom (mais rien de plus) me disait bien quelque chose quand même.
J’entrevois tout de même un Français pré-Bosman qui aura plus longtemps bourlingué que lui : Jacques Fatton..et je le connais grâce à toi! 🙂
Et même un autre que tu évoquais d’ailleurs : Nyers!
Nyers dont je n’aurais jamais soupçonné qu’il naquît en France, on en apprend tous les jours..
Fatton est né en France mais c’est une gloire suisse. J’ignore l’âge de son arrivée là-bas. Nyers, né en Lorraine.
Les rapports de Giulio Andreotti avec la mafia, vérités ou mensonges ?
Il n’y a plus trop de doutes, ils ont été établis à la suite du témoignage de repentis, dont celui de Buscetta (si ce n’est pas déjà fait, il faut regarder le Traitre de Marco Bellocchio).