Rudakov, l’ami chipionero

Quand nous revenions chaque été dans son village natal, en Andalousie, mon père ne ratait jamais l’occasion d’aller saluer ses anciens copains. Dont un qui fut son gardien lors de nombreuses rencontres acharnées, jouées sur la plage. On l’appelait Rudakov. Un communiste. Je ne suis pas certain d’avoir su son véritable nom, ou alors, je l’ai oublié. Par contre, je vois très bien son visage et ce sourire d’homme sûr de lui. Je me rendais bien compte, même gamin, que Rudakov ne sonnait pas très espagnol mais dans un bled où l’on trouvait un gars surnommé Kubala, ça n’avait finalement rien d’étonnant. Il était marrant Kubala mais complètement allumé. Je ne l’ai jamais vu autrement qu’habillé en culé. Chaussettes, short et maillot du Barça, écharpe sur la tête, à errer dans les rues et chambrer les Madridistas du coin… Rudakov, Kubala, des noms qui sentaient bons les vacances et qui faisaient, sans le savoir, partie de nos retours.

En me passionnant pour l’histoire du foot, je finirais par découvrir qui était le vrai Rudakov, du moins ses grandes lignes de palmarès. Je sais qu’il eût, parmi d’autres, à prendre la difficile succession de Yachine, qu’il est peut-être le plus grand gardien du Dynamo Kiev mais guère plus… Presque 40 ans après avoir entendu son nom pour la première fois, je crois qu’il est temps de réparer cette injustice.

Les mains d’or

Yevgeni Rudakov voit le jour le 2 janvier 1942 dans un quartier ouvrier du sud-est de Moscou. A la fenêtre de l’appartement collectif familial, les cols bleus s’affairent tandis que les géants d’acier le toisent, ne le quittant jamais des yeux. Usines automobiles ZIL et Moskvich, raffineries de pétrole ou usines de pneus. De quoi trouver trouver un boulot en traversant la rue. Une voie toute tracée. Yevgeni rêve certainement de lendemains moins avilissants mais qui se souciait alors de vos états d’âme ? De nos jours, les vieux terrains vagues de son quartier, où les enfants s’extirpaient du dogme, sont devenus le repaire des punks à chien ou autres marginaux. C’est dans ces lieux où l’herbe refusait obstinément de pousser que Rudakov troua ses premiers pantalons…

Zhenya, comme on le surnommera affectueusement, est un physique. Grand – il mesurera plus d’1,90 mètre – il ne craint rien ni personne. Encore moins de plonger, tête baissée, dans les mêlées des rencontres sauvages. Né dernier rempart, il dira plus tard « qu’il était gardien de but depuis aussi longtemps qu’il se souvienne. » Passionné par le jeu, il est naturellement happé par l’école de foot du Torpedo, dès ses 15 ans. L’équipe noir et blanc étant la seule à représenter fièrement la moitié sud de la mégalopole. Le stratège Viktor Maslov surveille les moindres entraînements de la jeune promesse, corrige les imprécisions mais préfère jouer franc-jeu avec Rudakov. A l’heure actuelle, il ne fait pas le poids face aux Albert Denisenko ou autre Anatoly Glukhotko. Maslov lui conseille de trouver un nouveau port d’attache. Les deux se retrouveront quelques années plus tard…

En 1961, Rudakov, à l’invitation du constructeur naval Nikolaev, part dans l’inconnu, pour le Sud de l’Ukraine et le Sudostroitel, un club du deuxième échelon. Le conseil de Maslov semble porter ses fruits… Rudakov, titulaire indiscutable, s’épanouit, impose sa grande carcasse dans les surfaces et commence à susciter l’attention des grosses écuries. Dont celle du Dynamo Kiev en 1962. Anton Idzkovsky, ancien gardien et coach du Dynamo, lui fait passer des tests et visiter les installations. Ça n’a rien d’une sinécure mais l’immense moscovite relève le défi avec brio. Tout lui plaît dans son nouvel environnement. La beauté de la ville, les velléités offensives de l’institution mais la partie est loin d’être gagnée. Yevgeni en est bien conscient… D’ailleurs, sur son arrivée dans le cœur historique de l’Ukraine, qui changera son destin, Rudakov donnera deux versions bien différentes. La première fait part de sa crainte de ne pas être à la hauteur de la mission, de ses refus successifs avant de ne céder « qu’après la troisième invitation, plus persistante, de Viatcheslav Solovyov, l’entraîneur du Dynamo. Réalisant ainsi que le Dynamo croyait vraiment en moi. » La deuxième parlant de la défiance profonde de Solovyov, de valises déjà prêtes pour le départ « quand Mykhaylo Koman, ancien buteur du club et adjoint de Solovyov, est intervenu, pour persuader le reste de l’équipe d’entraîneurs de me donner une chance. » Effectivement, rien n’était encore gagné…

Éloge de la patience

Le Dynamo Kiev a une longue tradition de portiers reconnus et le jeune Rudakov dût se battre pour une place au soleil. Le titulaire en poste, Viktor Bannikov, s’il n’a pas réussi à déloger durablement Yachine de la sélection, a pour lui les faveurs du public et le titre 1961, le premier, qui lança définitivement la machine ukrainienne sur la voie du succès. Yevgeni ronge son frein pendant de longs mois en équipe réserve. Ses erreurs sont fréquentes, elles ne passent malheureusement pas inaperçues auprès des rares fans… Philosophe sous la tempête mais loin d’être résigné, Rudakov s’enferme alors dans le travail. Cette routine assassine qui ne l’abandonnera jamais. Faire, défaire quotidiennement jusqu’à l’épuisement, guidé par Idzkovsky, son premier soutien au club. A espérer que la quantité se transforme en qualité. Le labeur finira par payer, il en est certain. Il a raison. Sa résurrection viendra d’un ancien briseur de rêves…

Son ancien coach au Torpedo, Viktor Maslov, prend les rênes du Dynamo en 1964. Maslov découvre un Rudakov plus mûr mais ne lui laisse néanmoins aucun répit. Ayant enfin reussi à passer devant Bannikov pendant la préparation, Yevgeni fait sa première apparition dans la formation de départ du Dynamo lors d’un match face au Krylya Sovetov et garde sa cage inviolée. Les deux matchs suivants sont du même acabit jusqu’à une bourde monumentale face au Torpedo. Furieux d’avoir perdu face à son ancien club, Maslov est sans pitié. Rudakov est renvoyé en réserve pendant deux saisons.

Alors que beaucoup le croient fini pour le haut niveau, Rudakov revient à la lumière en 1966. Profitant d’un concours de circonstance. Viktor Bannikov voyage en Angleterre avec sa sélection pour le Mondial, afin de suppléer Yachine. Quatre ans après son arrivée à Kiev, Yevgeni a enfin le champ libre. La réussite est totale. 10 buts encaissés en 29 rencontres, dont 22 clean sheets. Le Dynamo est à nouveau sacré. Le retour anglais de Bannikov n’y fera rien. Personne ne supplantera Rudakov dans les cages pendant les 11 années suivantes.

Quand Rudakov devint un modèle pour des petits Andalous…

Rudakov va aligner les trophées, dont sept championnats soviétiques et une Coupe des Coupes. Et imposer son flegme à l’international. Influencé par le style de jeu de Lev Yashin et d’Oleg Makarov, Yevgeni ne cesse de bouger, n’hésitant jamais à sortir de sa surface car « le gardien de but ne se tient pas dans le but, le gardien joue. » Sosie d’un comédien à la mode, Yuri Vasiliev, Rudakov voit sa popularité s’accroître auprès de la gent féminine et se prépare à endosser le rôle de numéro 1 au Mondial mexicain avant qu’une clavicule cassée, lors du dernier match de préparation, ne le laisse tristement sur la touche.

Sur le carreau pendant plusieurs semaines, Rudakov entame l’année 1971, le couteau entre les dents. Ce sera sa plus belle partition. A Séville, lors d’un match contre la Roja, comptant pour les qualifications de l’Euro 1972, le gardien du Dynamo se montrera tout bonnement invincible. Ni les assauts répétés d’Amancío ou de José Ignacio Churruca, ni une Espagne dopée à l’agressivité n’auront raison de lui. Sánchez Pizjuán, comme aux plus heures des ferias d’Avril, applaudit à tout rompre la prestation du Soviétique. On dit même que Franco serait descendu sur la pelouse le féliciter ! Anecdote croustillante mais peu probable. Par contre, on peut aisément imaginer que ce match offrit à notre Rudakov chipionero son surnom.

Nanti du titre de meilleur soviétique de l’année 1971, Yevgeni, gagne le bronze à Munich, est dauphin à l’Euro 1972 et élu gardien de la compétition. Une sacrée performance quand on en prend trois dans le buffet en finale, face à la RFA ! Mentor de la génération des Kolotov, Onitchenko ou Oleg Blokhine, Rudakov regarde, en simple spectateur, ses coéquipiers mettrent des roustes au Ferencváros ou au Bayern en 1975. A se demander si la meilleure équipe continentale, cette année là, n’était pas ukrainienne…

Alors oui, Rudakov n’aurait jamais l’aura d’un Yachine. Même si sa légende finirait pas toucher le cœur de quelques Andalous iconosclastes. Il fut l’incontestable gardien soviétique des années 1970 et sans être un spécialiste, je ne vois pas qui pourrait le concurrencer au Dynamo. Lobanovski, pas franchement connu pour être le plus loquace, en parlera toujours en termes élogieux. Lui le théoricien du mouvement qui accompagna la retraite de Yevgeni en 1977 : « Tout le monde se souvient de la manière de jouer de Rudakov mais peu savent avec quelle énergie, il s’entraînait. Je n’oblige jamais personne à continuer les exercices après la pratique collective. C’est un choix qui doit être personnel. Rudakov était le seul, dans ma mémoire, à l’exiger après chaque séance. Il avait une ténacité extraordinaire. Comme si il se fixait un objectif chaque jour et qu’il ne se calmait qu’après l’avoir atteint. » Bel hommage pour un gamin moscovite voué à forger l’acier rouge avec ses mains d’or…

22 réflexions sur « Rudakov, l’ami chipionero »

    1. Je me permets de répondre à la place de Khiadiatoulin, mais se doit être Chipiona, province de Cadix (« chipionero » est un habitant de Chipiona). Superbe endroit, que je connais, ayant passé plusieurs étés tout près, à Sanlúcar de Barrameda.

      Et très bel article, bien sûr.

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      1. Oui, Chipiona, avec le phare le plus haut d’Espagne. C’est là qu’est notre base familiale.
        Sanlucar, nous y allions fréquemment à pied, en longeant la côte, pour aller voir les fameuses courses de chevaux sur la plage.

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      1. Oui, bien sûr, ambiance plus posée à Sanlúcar, plus pour les vieux. En fait c’est là où allaient mes parents en emmenant ma fille quand elle était petite.

        Chipiona, où est née Rocío Jurado, grande chanteuse de copla (surnomée « la más grande »).

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      2. Ma grand-mère adorait Rocio forcement. Une sorte de Dalida à l’espagnol. Ils avaient foutu une statue de Rocio juste à côté de chez mon grand-père. Juste en face de la Cruz del Mar.
        Chipiona, c’était le coin pour des jeunes. L’océan sans vague de dingue, la bringue par la suite.
        En parlant de Rocio, j’avais passé, sans le savoir, un bout de soirée avec une de ses petit-filles. La lignée de Pedro Carrasco, le grand boxeur champion du monde en légers. Une beauté…

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    1. Y a deux, trois chansons de Lavilliers que j’aime beaucoup. J’ignorais qu’elle parlait de ton coin. Il y a une vingtaine d’années, un copain ingénieur du son avait fait quelques dates de Lavilliers. Ce n’était absolument pas son univers. Par contre, il a adoré bosser avec Lavilliers. Il me disait que Bernard se comportait merveilleusement avec toutes les personnes qui s’occupaient du son, du concert… Un mec bien.

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      1. Lavilliers était même venu l’interpréter à Florange au moment où le haut fourneau fermait. Il a aussi fait des concerts à Moyeuvre et je crois même à Hayange. C’est de par chez nous qu’il cause, oui, de la sidérurgie. Mon grand-père était à Longwy en 79, mais pas politisé ni syndiqué du tout. Juste un mec lambda, à la coulée, qui a gravi les échelons à l’ancienneté avant de prendre la retraite anticipée. Il a jamais pu s’acheter une baraque ni partir en vacances.

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  1. Rudakov, c’est juste avant mes souvenirs de foot. Il était dans le but pour le mythique ASSE-Dynamo Kiev du 17 mars 1976, mais j’étais sous couvre-feu des veilles de jours d’école. Je me souviens d’un joli papier dans Onze sur la demi-finale Gladbach-Dynamo Kiev de 1977, dont j’ai vu la première mi-temps sans trop d’autres souvenirs qu’un penalty de Bonhof bien tiré en force pour le 1-0. L’article taillait un costard à Rudakov, apparemment peu sûr de lui pendant tout le match et fautif sur l’action qui avait entraîné le penalty. C’est peut-être pour ça que son nom ne me vient pas spontanément à l’esprit dans une liste de grands gardiens. Avec Zoff, Banks, Clemence, Croy, et Hellström dans la même période, la concurrence est tour simplement trop forte.

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  2. Voilà qui me permet de mieux apprehender un gardien dont je sais trois fois rien..mais dont tu m’avais deja parlé, merci.

    C’est marrant, ces types dans ton entourage qui etaient surnommes d’apres des footballeurs, j’aime bien.

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    1. Ils ont quasiment tous des surnoms. Qui peuvent se refiler sur des générations. Y a une famille qui se tape le surnom  » niña de la bañera « . Parce que la grand-mère, qui était bonne chez une famille bourgeoisie et qui était tombée enceinte sans être mariée, avait expliqué que c’était arrivé parce que son patron s’était masturbé dans son bain et qu’elle, sans connaître le danger, avait également pris un bain dans la même baignoire, sans changer l’eau!
      Donc, par la suite, il avait la fille de la Niña de la bañera, le neveu de la Niña de la bañera… C’est sans fin.

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      1. Hehe. Non parce que je n’y pas vécu suffisamment longtemps mais le surnom de mon père est furia. Tout un programme…

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      2. Et dans mes cousins proches, y a la famille Culete parce que le grand-père était un petomane reconnu dans le village. Un art que mon oncle et mon cousin maîtrise parfaitement. Par contre, ma cousine se tape également ce surnom mais elle en est fière ! Hehe

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      3. La soupe aux choux dans le delta du Guadalquivir, quel portrait

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