Pérouse, les années 1970 – 2e partie : Les bénis et les maudits

Après l’accession de 1975, l’AC Perugia s’installe en Serie A et participe à l’attractivité d’une ville élégante, cultivée et travailleuse, désormais aussi connue que sa voisine Assise. L’Université retrouve son lustre passé, forme les futurs dirigeants de pays émergents et des quartiers entiers sortent de terre dans les jupes de l’acropole pour accueillir la main d’œuvre qu’exige une industrie à son apogée. Ponte (pâtes), Perugina (confiserie), Ginocchietti (textile) et d’autres encore acquièrent une dimension internationale alors que la notoriété d’Ellesse explose depuis la signature de partenariats avec le skieur Gustav Thöni et le tennisman Corrado Barazzutti. L’ère industrielle et le Moyen-âge dialoguent grâce aux nouvelles mobilités promues par Fabio Maria Ciuffini, concurrencées par celles de Vittorio Gorini et ses machines extravagantes, un lit motorisé, une voiture-toilettes et bien d’autres encore. Et le dimanche après-midi, une semaine sur deux, des cortèges de Pérugins convergent en direction du stade Comunale di Pian di Massiano, encouragés par la sagesse des tarifs pratiqués et par le programme « Pérouse appartient à tous » lancé par Franco D’Attoma, une ébauche d’actionnariat populaire offrant des privilèges aux souscripteurs sous forme de réductions dans des magasins partenaires.

Préservés de l’interventionnisme présidentiel, Ramaccioni et Castagner ajustent l’effectif à petites touches autour d’un noyau de fidèles, le capitaine libero Pierluigi Frosio, le terzino Michele Nappi et Franco Vannini, la tête pensante et le relai de l’entraineur. Avec le soutien de journalistes, dont l’inévitable Ponziani, le club crée Fuorigioco, une revue ayant les joueurs et le staff pour rédacteurs. Parmi les rubriques habituelles, celle de Ramaccioni s’intéresse aux équipes adverses alors que Castagner expose ses choix tactiques. De leur côté, assistés de l’épouse enseignante de Castagner, les joueurs s’interviewent eux-mêmes ou rédigent des chroniques personnelles destinées à les désacraliser. D’ailleurs, depuis la venue de Sollier, ils ne signent plus d’autographes au prétexte qu’un footballeur n’a rien d’une étoile du cinéma et présente les mêmes caractéristiques qu’un ouvrier de Fiat Mirafiori à qui personne n’imagine demander une photo dédicacée.

Des joueurs proches des tifosi, des dirigeants et des politiciens marchant main dans la main, un club et une ville engagés dans une croissance paisible, le tableau paraît idyllique. Au cœur des années de plomb, même les Brigades rouges épargnent Pérouse, comme si elles avaient renoncé à y instaurer un climat de terreur par respect pour le philosophe local Aldo Capitini, « le Gandhi italien ».

Le malheur finit par s’abattre sur les Ombriens et les frappe au cœur un dimanche après-midi d’automne pluvieux. Au cœur du stade Comunale di Pian di Massiano, devant 30 mille personnes. Au cœur de Renato Curi, le généreux milieu biancorosso. Victime d’un malaise dans le rond central, personne ne parvient à le ranimer. Il meurt le 30 octobre 1977 à 24 ans, rejoignant dans une curieuse convergence de destin Mario Giacomi, le misérable portier de l’Hellas Verona décédé peu de temps auparavant[1].

50 mille personnes rendent hommage à Renato Curi dont le cercueil est exposé au coeur du stade de Pérouse.

Les invincibles

Après le drame, le groupe se soude plus encore et au printemps suivant, Pérouse frôle pour la troisième fois consécutive la qualification à la Coupe de l’UEFA. La mort de Curi (dont le stade porte désormais le nom), le départ de Walter Novellino au Milan et le manque de moyens ne découragent pas Ramaccioni et Castagner en dépit des sollicitations de clubs plus fortunés. La cohabitation des tauliers présents depuis la Serie B avec les promesses dénichées dans les séries inférieures (comme l’ailier Salvatore Bagni arrivé en 1977) et les revanchards venus se relancer (Walter Speggiorin, Mauro Della Martira, Gianfranco Casarsa…) produit une alchimie qui va propulser Pérouse vers des sommets inédits.

Michele Nappi, terzino de Pérouse de 1973 à 1982C.

Lors de la saison 1978-79, le Grifo réalise une phase aller extraordinaire, second du classement avec sept succès et huit nuls. Le système en 4-2-3-1 avec pressing haut cause d’énormes dégâts dans les défenses adverses. Le fuyant avant-centre Casarsa décroche fréquemment et permet au trident offensif (Bagni, Vannini, Speggiorin) de s’engouffrer dans les espaces qu’il libère en amenant avec lui le stoppeur au marquage. Au coude à coude avec le Milan, Pérouse se prend à rêver et l’édition locale d’Il Messaggero ose titrer en décembre « Pérouse vainqueur du scudetto ? » L’auteur de l’article n’est plus Lanfranco Ponziani : le journaliste-tifoso est décédé en juin 1978 dans un accident de la circulation à 30 ans seulement, peu après la parution d’un livre intitulé « Pérouse, l’équipe des miracles ».

En février 1979, l’atroce terzino de l’Inter Adriano Fedele brise la jambe du Condor Vannini, une blessure dont il ne se remet jamais. Sans leur meneur et leader, les Biancorossi marquent moins, multiplient les matchs nuls et ne parviennent pas à combler leur handicap sur Milan. Puis survient « l’affaire Bagni ». Dans les tribunes du stade Renato Curi, la mamma du joueur s’en prend bruyamment à Stefania, la petite amie de Salvatore. Elle l’accuse de distraire son fils, une version à laquelle souscrivent les tifosi en insultant la jeune femme. Dégoûté, Bagni exprime le souhait de quitter Pérouse en amont du match au sommet contre Milan (1-1). Sifflé par son propre public, Bagni répond par des gestes insultants et se frictionne avec ses équipiers. Il se murmure même qu’il aurait été passé à tabac dans le secret du vestiaire. Les tensions ne retombent qu’en fin de saison, quand Bagni annonce sa rupture avec Stefania.

Vannini au duel avec Bettega.
Vannini va sortir sur une civière. A 31 ans, sa carrière est finie.

Dauphin du Milan avec 11 victoires et 19 nuls, Pérouse achève le championnat invaincu, une performance jamais vue depuis la naissance de la Serie A un demi-siècle plus tôt. Tout le monde reprend alors l’expression de Ponziani, le Perugia dei miracoli, et bénit la fraicheur qui accompagne l’épopée des hommes de Castagner. Ce dernier ne se satisfait pas de ces éloges, convaincu d’avoir laissé filer un scudetto à portée de fusil par manque de munitions, en l’occurrence les cartouches que n’a pu fournir le percutant Vannini.

La chute

Dans un championnat 100% italien, où l’interdiction de recrutement à l’étranger nivelle les forces en présence, le Lanerossi Vicenza en 1978 et Pérouse l’année suivante prouvent que la mainmise des clubs milanais et turinois n’est pas une fatalité. Pour franchir l’ultime marche le séparant du scudetto et être en mesure de conserver ses meilleurs atouts, le Grifo doit encore grandir et se doter de ressources supplémentaires. Insensible aux rivalités historiques, Franco D’Attoma envisage de constituer une nouvelle équipe baptisée Umbria, fruit de l’union de l’AC Perugia avec la Ternana. « Ce serait bénéfique pour tout le monde. Pour rester dans l’univers sportif, n’y a-t-il pas eu une fusion entre le Corriere dello Sport et le Stadio, dans la même zone de diffusion ? ». D’Attoma propose de démonter les structures du stade Comunale et les remonter dans la plaine du Tibre, à mi-distance de Pérouse et Terni. Malgré le soutien des élus locaux, l’hostilité des tifosi des deux camps enterre le projet de grand club ombrien et circonscrit l’ambition de D’Attoma à la seule AC Perugia.

Durant l’été 1979, Paolo Rossi se trouve au centre de l’actualité. La surprenante relégation du Lanerossi Vicenza propulse son bomber sur le marché des transferts. Capocannoniere en 1978, révélation de la Coupe du monde en Argentine, Pablito a confirmé ses dons de buteur durant le dernier exercice malgré l’effondrement du Lanerossi. Incapable de régler les dernières traites dues à la Juve, Vicenza doit céder son buteur. Le Napoli lui déroule le tapis rouge mais Pablito décline la proposition, effrayé à l’idée de devoir supporter l’amour étouffant des tifosi azzurri. Il attend en vain une offre venue de Turin ou de Milan alors que la presse mise sur un deal avec la Lazio ou Bologne. La surprise est totale quand Vicenza et l’AC Perugia annoncent avoir conclu un accord pour le transfert de l’avant-centre de la Nazionale.

Pour financer l’acquisition de Rossi – 500 millions de lires sous forme de prêt renouvelable, une somme énorme pour Pérouse – D’Attoma tente un coup de poker. Déjà à l’origine des partenariats avec Thöni et Barazzutti, le directeur du marketing d’Ellesse lui suggère de faire apparaître un sponsor sur le maillot du Grifo, une démarche prohibée en Italie où seuls les logos des équipementiers sont tolérés. Des tentatives de publicité ont déjà eu lieu en Autriche (en 1967, le logo de Schwechater est floqué sur la tunique de l’Austria sans que le brasseur ne soit expressément désigné), en Allemagne (en 1973, pour contourner l’interdiction, le cerf de Jägermeister se substitue à l’écusson historique de l’Eintracht Brunswick) et en Angleterre (en 1977, en quatrième division, Kettering Town fait la promotion d’un producteur de pneus en se conformant à de strictes conditions imposées par la fédération). Mais en Italie, personne n’a encore osé braver l’interdit.

Symbole entrepreneurial ombrien, le producteur de pâtes Ponte accepte de payer 400 millions de lires pour que son nom apparaisse sur le maillot de Pérouse. Pour contourner la règle, une filiale de Ponte appelée Ponte Sportswear est créée ex nihilo. En lettres capitales blanches sur fond rouge, Ponte Sportswear est cousu sous le Griffon ornant la poitrine des joueurs. Le sponsoring débute en août 1979 à l’occasion de la réception de la Roma en Coppa Italia. Tous les Biancorossi arborent la publicité sur leur poitrine sauf un : Paolo Rossi. Lié par un contrat individuel avec une entreprise concurrente de Ponte, il ne peut promouvoir le sponsor officiel du club sous peine de poursuites. Les instances italiennes fulminent, le grossier artifice risque de créer un précédent. Une première amende incite D’Attoma à retirer la mention Ponte Sportswear. Il se lance dans d’interminables joutes avec la fédération et obtient gain de cause au printemps 1980, ouvrant une brèche dans laquelle s’engouffrent un à un les autres clubs.

Pérouse 1979-80 avec PonteSportswear imprimé sous l’écusson du club. La tête de Salvatore Bagni masque l’endroit où se trouve la publicité sur le maillot de Paolo Rossi.

Avec Paolo Rossi et sans sponsor, Pérouse étend son invincibilité en championnat jusqu’à la fin du mois d’octobre 1979 à coups de matchs nuls. La défaite à domicile contre le Torino marque une rupture, les Grifoni ne présentent plus l’envie collective et la solidarité passées. Le convalescent Vannini s’en prend alors à Rossi. Il critique son manque d’implication dans le jeu et le soupçonne d’avoir la tête à Turin ou Milan. Fuorigioco ne paraît plus, plusieurs joueurs ayant semble-t-il demandé à être rémunérés pour contribuer au contenu de la revue. Puis survient la 24e journée, le 23 mars 1980, la date à laquelle Pontesportswear réapparaît sur les maillots de Pérouse. A la fin du match (défaite 4-0 contre la Roma), les carabinieri effectuent une descente dans les vestiaires et interpellent Della Martira et Zecchini en raison de leur supposée implication dans le gigantesque scandale du Totonero, le nom donné aux paris clandestins associés à des matchs arrangés. Dans un premier temps, Paolo Rossi ne reçoit qu’un ordre à comparaître. Malgré ses dénégations, l’enquête conclut à sa participation au bidonnage du match contre Avellino (2-2). Pablito se retrouve sur le banc des accusés comme le seraient de vulgaires mafiosi.

Les dernières journées de championnat perdent tout intérêt. Au pied du podium jusqu’alors, Pérouse lâche prise et retrouve son rang, aux portes de l’UEFA. Tout comme Della Martira et Zecchini, Paolo Rossi écope d’une lourde suspension et fuit Pérouse comme un maudit pour se réfugier à Vicenza. Le club, dont les dirigeants sont exempts de reproches, entame la saison suivante avec un handicap de cinq points. Castagner choisit alors un nouveau défi en Serie B avec la Lazio, son successeur Renzo Ulivieri échoue à maintenir le Grifo. C’en est fini de la décennie dorée de Pérouse. Le festival Umbria Jazz se met en pause[2] et aux exaltantes seventies succèdent les sombres eighties, comme si Pérouse devait connaître des cycles inverses à ceux d’une Italie enfin libérée des années de plomb.


Chronologie des années suivantes

1983 – Franco D’Attoma cède la présidence à Spartaco Ghini.

1986 – Relégation en Serie C1 puis C2 après le procès du Totonero-bis. Ghini ayant avoué sa participation au trucage du résultat de rencontres, il écope de 5 années d’interdiction d’exercice.

1991 – Brièvement revenu à la présidence, D’Attoma décède des suites d’une maladie. Une avenue menant au stade Renato Curi porte son nom.

1994 – De retour à Pérouse après une carrière chaotique, Ilario Castagner obtient l’accession en Serie B et est viré en cours de saison suivante.

1998 – Rappelé en cours de saison, Castagner mène l’AC Perugia en Serie A. Il démissionne l’année suivante, en conflit avec le président Gaucci, et met fin à sa carrière.

2004 – Ghini décède à son tour. Une tribune porte son nom.

2005 – L’AC Perugia fait faillite et repart en Serie C1 sous l’appellation AC Perugia Calcio.

2023 – Castagner décède à Pérouse. Le stade Santa Giuliana, celui de l’accession en 1975, est rebaptisé Ilario Castagner.

2025 – Le stade provisoire Renato-Curi est toujours l’enceinte du Grifo, actuellement en Serie C. La salle de presse s’appelle Lanfranco Ponziani et la machine à écrire du journaliste est exposée dans le musée de l’AC Perugia Calcio.


[1] En mars 1977, Mario Giacomi et son frère meurent asphyxiés par l’oxyde de soude dégagé par un système de chauffage défectueux.

[2] Le festival n’a pas lieu entre 1979 et1981. Il reprend en 1982 mais la gratuité et l’itinérance ont disparu.

5 réflexions sur « Pérouse, les années 1970 – 2e partie : Les bénis et les maudits »

Laisser un commentaire