Personnages de la Coupe du monde 1978 – Quand Enzo Bearzot contracte une dette vis-à-vis de Paolo Rossi (2/6)

Destiné à suivre la Coupe du monde depuis le banc de touche, Paolo Rossi en devient un des héros et sauve Enzo Bearzot du déshonneur.

« O tempora, o mores » disait Cicéron. Autres temps, autres mœurs. Ce 8 mai 1978, pas d’émission spéciale ou d’invitation au journal du soir, pas de conférence de presse : la fédération italienne se contente de produire un communiqué laconique officialisant les 22 joueurs retenus par Enzo Bearzot pour la Coupe du monde en Argentine.

L’Italie des années de plomb

Il faut dire que le pays est sous tension, dans l’attente fébrile d’une issue à l’enlèvement du ténor de la Démocratie-chrétienne Aldo Moro, prisonnier des Brigades Rouges depuis près de deux mois. Alors les journaux rendent compte sobrement du poids écrasant des joueurs de la Juventus et du Torino, du renoncement de dernière minute de la légende Giacinto Facchetti et de la présence de deux jeunots destinés à compléter l’effectif, Paolo Rossi, 21 ans, et Antonio Cabrini, 20 ans.

Capocannoniere de la saison qui vient de s’achever et personnage central de l’abracadabrante enchère entre la Juventus et le Lanerossi Vincenza faisant de lui le joueur le plus cher du monde, la présence de Rossi ne surprend personne malgré deux sélections hivernales sans relief dans un rôle d’attaquant excentré. Quant à Cabrini, arrière gauche à la beauté envahissante ne comptant qu’une vingtaine de matches de Serie A, il bénéficie du retrait de Facchetti. Alors pourquoi ne pas préparer l’avenir en offrant à Rossi et Cabrini l’occasion d’observer de l’intérieur une grande compétition ?

Les chroniqueurs désirant monter de toutes pièces les habituelles polémiques sont rattrapés par l’actualité du lendemain : après 55 jours de captivité, l’ancien président du Conseil Aldo Moro est retrouvé mort dans le coffre d’une Renault 4L abandonnée par ses geôliers dans une rue de Rome.

Nul n’est prophète en son pays

Deux semaines plus tard, après l’accablant match nul face à la Yougoslavie, la trêve journalistique est rompue et les critiques fusent à destination de Bearzot dont on rappelle la modicité des expériences passées. C’est tout juste si les reporters ne regrettent pas Fulvio Bernardini, grand pourfendeur de la presse, capable de les convoquer pour leur annoncer qu’il n’a rien à leur dire. Quand le DC10 d’Alitalia affrété par la fédération s’envole en catimini de Fiumicino en direction de Buenos Aires, c’est comme si la Nazionale quittait la mère patrie, devenue indigne, pour la Terre promise où des millions d’Italo-argentins l’attendent avec impatience.

Enzo Bearzot et Dino Zoff.

Cela commence sur le tarmac de l’aéroport d’Ezeiza investi par trois cents Tanos[1] triés sur le volet pour une réception enflammée. Accompagnés d’Omar Sívori, ancien Ballon d’Or et crack de la Juventus, les Italiens se rendent dans leur lieu d’hébergement, le très sélect Hindú Club et ses grands bâtiments de brique rouge, où patiente le non moins sélect Comittato Azzurro. Le samedi soir, 400 convives participent à un grand dîner à la veille du dernier match de préparation face au Sportivo Italiano, petit club d’immigrés de la banlieue de Buenos Aires.

Pour l’occasion, Alberto Armando, Italo-américain venu s’installer à Boca et président du club xeneize, met à disposition La Bombonera. L’avant-match est animé par des danses folkloriques et des défilés de glorieux oriundi du passé, tels que Mumo Orsi (champion du monde 1934 avec l’Italie), Eduardo Ricagni, Rinaldo Martino. Le match en lui-même n’est qu’une exhibition destinée à entretenir le rythme et les automatismes entre les titulaires car Enzo Bearzot a été sans ambiguïté : l’équipe type est déjà connue. Ce qui signifie concrètement que les joueurs titularisés contre le Sportivo Italiano sont les mêmes que ceux ayant affronté la Yougoslavie et sont ceux qui débuteront face à la France pour le premier match de la compétition.

Pour les chroniqueurs italiens, l’obstination d’Il Vecchio est incompréhensible : pourquoi s’entête-t-il à aligner en pointe Ciccio Graziani, en mal de confiance, et Aldo Maldera, flamboyant terzino gauche du Milan inhibé par le passé prestigieux de son prédécesseur en équipe nationale, Giacinto Facchetti? Hors de forme, Marco Tardelli trouve grâce aux yeux des observateurs, peut-être parce que Sívori dit de lui qu’il est le seul joueur italien de classe mondiale.

Paolo Rossi comme une évidence

La première période face au Sportivo Italiano est un désastre et à la pause, Bearzot sort Maldera, Tardelli et Graziani au profit d’Antonio Cabrini, Renato Zaccarelli et Paolo Rossi. Le jeu gagne en fluidité, Roberto Bettega marque sur une superbe talonnade aérienne et sauve l’honneur de l’Italie.

Avec Madame Sivori.

Il reste une semaine de préparation avant d’affronter la France et les observateurs perçoivent les doutes d’ll Vecchio sur son onze de départ. Par ailleurs, les journées s’écoulent paisiblement, entre entraînements, réceptions et actions charitables comme lorsque la Nazionale au complet se rend au domicile de Sívori pour offrir une dernière joie à son fils Humberto, 16 ans, atteint d’un mal incurable (il meurt durant la Coupe du monde).

Arrive enfin l’heure du match contre la France à Mar del Plata, immense station balnéaire rappelant Atlantic City en hiver. On le sait depuis la veille, ce qui était impensable une semaine plus tôt arrive : les inséparables Cabrini et Rossi sont titulaires alors que Tardelli sauve sa tête grâce à la pression des Juventini dit-on en coulisses. Peu importe car Bearzot vient de prendre la meilleure décision qui soit : rapidement menée par la France, l’Italie égalise grâce à Paolo Rossi avant que le doute ne la ronge, lançant la Nazionale dans la compétition.

Systématiquement aligné, Pablito inscrit trois buts, tous décisifs, alors que Cabrini est élu révélation du tournoi. Pour de nombreux chroniqueurs, Rossi est le sauveur de Bearzot, celui sans lequel l’Italie n’aurait jamais pu prétendre à cette inespérée quatrième place. Il Vecchio n’est pas ingrat, il sait s’en souvenir en 1982 en rappelant Rossi après sa suspension et en lui faisant confiance envers et contre tout, jusqu’au réveil du petit bomber dans la ligne droite menant à la troisième étoile.


[1] Surnom donné aux Italo-argentins, contraction de Napolitanos.

13

23 réflexions sur « Personnages de la Coupe du monde 1978 – Quand Enzo Bearzot contracte une dette vis-à-vis de Paolo Rossi (2/6) »

      1. @Sindelar, entre Junior et Roberto Carlos, il y a au moins Branco.
        Pour les libéros italiens, il y a sans doute une forme de continuité, en effet.

        0
        0
  1. Très beau récit, comme d’habitude…
    Le Deportivo Italiano, je crois me souvenir que Batistuta y avait effectué une pige (juste le temps d’un match) : t’en avais parlé, non ?

    (« O tempora, o mores », c’est plutôt Cicéron que Néron…)

    2
    0
    1. Oh putain, me suis trompé alors. Je demande aux chefs de corriger ça 🙂
      Quant à Batistuta, oui, il y fait une pige pour le tournoi de jeunes de Viareggio, prêté par Newell’s avec Dario Franco.

      1
      0
  2. excellent récit, comme souvent avec toi un mélange de foot et d’histoire qui n’est pas pour me déplaire! je sais pas pourquoi l’enlévement d’Aldo Moro je le mettais plus tôt dans 70’s d’ailleurs ce bon Marco Bellochio en a fait un bon film « buongiorno notte » à voir c’est vraiment pas mal!
    le but de la france contre l’italie a été pendant longtemps le but le plus rapide inscrit en coupe du monde (centre de SIx tête de Lacombe ) si je dis pas de bêtises mais encore beaucoup trop tendre et amateur (l’histoire des maillots contre la Hongrie) à cette époque
    trés belle photo avec Cabrini et Rossi! Bearzot en prend plein la gueule par la presse italienne idem tout le 1er tour de 82 comme quoi les journalistes sont pas toujours des prophétes^^

    1
    0
  3. Merci Verano ! Je ne savais pas que l’Italie partait d’aussi loin dans l’esprit des gens en 1978. Elle se paiera le luxe de disposer 1-0 de l’hôte argentin d’ailleurs. Dommage qu’au second tour, elle ne put préserver son avance face aux Néerlandais, d’autant plus en dominant la première période.

    1
    0
    1. Il y a une stat assez délirante, certainement interpellante, concernant l’Italie pré-78 : le nombre de buts inscrits au gré de leurs 6 matchs qualificatifs à l’Euro76..et donc : 3 buts inscrits en 6 matchs!

      Le groupe était certes assez violent, Pays-Bas et Pologne..mais 3 buts en 6 matchs?? Y avait la Finlande aussi..

      0
      0
    2. Après la débâcle 1974, ce n’est pas glorieux. Fulvio Bernardini (avec Bearzot pour adjoint) succède à Ferruccio Valcareggi avec la perspective de l’Euro 1976. Comme le mentionne Bota, Bernardini ne remet pas en selle l’Italie et en plus, il se met à dos la presse. Le Tournoi du Bicentenaire 1976 est un flop : l’Italie bat une sélection américaine (où évoluent notamment Pelé et Chinaglia) puis s’incline contre l’Angleterre avant d’être surclassée par le Brésil.
      La qualification à la CM 1978 se joue à rien : à égalité avec l’Angleterre, l’Italie passe grâce à une meilleur différence de buts. Les matches amicaux qui suivent, avec Bearzot seul aux commandes, n’incitent pas à l’optimisme, cf. le 2-2 contre la France à Naples ou le 0-0 contre la Yougoslavie à Rome. Ce qui fait dire à beaucoup de commentateurs que les jeunes Cabrini et Rossi sont les sauveurs de Bearzot en Argentine.

      0
      0
      1. Le 2-2 de Naples le fameux jour des coups francs de Michel Platini .
        Platini impressionna tellement les italiens qu’il signa un pré contrat avec l’inter

        1
        0
      2. « Comme le mentionne Bota », oulah : tu m’en prêtes de trop!

        De cette Italie pré-78 je ne connais que des résultats bruts, j’ai vu ce match face à l’Angleterre aussi..et basta!

        C’est con, car leurs matchs face aux Pays-Bas, qualifs 76, doivent être des rares que je n’aie vus de ces NL-là.

        Bref : je vous lis avec intérêt! 🙂

        1
        0

Laisser un commentaire