Cesena, il y a 50 ans

Il y a 50 ans, jour pour jour, l’Associazione Calcio Cesena accédait pour la première fois de son histoire à la Serie A.

Au début des années 1970, Cesena est une ville de province discrète, cachée derrière ses murailles, semblant avoir définitivement renoncé au modernisme au profit de Cesenatico et son développement frénétique le long des plages de l’Adriatique. Cesenatico et sa voisine Rimini captent alors toute l’attention, lieux de villégiatures saturés en été, cités désertes en hiver dont Luigi Ghirri a su capter la beauté singulière avec ses séries Kodachrome, témoignages ordinaires des espaces urbains et des stations balnéaires de l’Emilie-Romagne remodelés par ce qui symbolise le progrès de cette décennie ultra matérialiste. Regarder les instantanés de Ghirri, c’est un moment de poésie, une confrontation avec le passé illustrée par des plages dépeuplées qu’égayent les jeux pour enfants en polymère rouge ou jaune, des FIAT 125 bleu dragée sur des avenues sans âme, le tout auréolé d’une sensation de douce quiétude.

De Rognoni à Manuzzi

Fondée en 1940, l’Associazione Calcio Cesena est longtemps présidée par Alberto Rognoni, comte de Calisese. Propriétaire de l’hebdomadaire Guerin Sportivo, affairiste de talent et membre de la Lega Nazionale, Rognoni est bien plus connu que l’AC Cesena elle-même, società oscillant entre les championnats régionaux et la Serie C. Le comte cède la présidence en 1964 mais demeure un acteur clé du sport italien. Conscient de l’attractivité de la côte romagnole, dont c’est l’âge d’or, il y installe le concept inédit de Processo al calcio.

De 1965 à 1971, chaque été, Rognoni réunit au pied du gratte-ciel de Cesenatico – une insulte à l’architecture vernaculaire – quelques-uns des principaux protagonistes du football italien et instruit sous forme de procès fictifs les grandes polémiques de la saison écoulée. Présidents, entraîneurs, arbitres, journalistes sont invités à endosser les rôles d’accusés, procureurs, témoins, avocats, parties civiles et jurés[1]. C’est l’occasion de réconcilier des adversaires meurtris par un sentiment d’injustice, d’effacer de profondes rancœurs dans un lieu à la mode, propice à la fête. A propos de ces farces organisées par son ami le comte, Enzo Ferrari écrit plus tard : « la science-fiction sportive et politique de Rognoni, placée sous le signe du paradoxe, m’amuse beaucoup. L’intelligence mérite d’être reconnue. » Car Processo al calcio n’est pas un acte gratuit, il s’agit évidemment d’un accélérateur de ventes pour le Guerin Sportivo.

Enzo Ferrari et ses lunettes noires à Processo al calcio.

Si Cesena parvient enfin à supplanter Cesenatico dans la sphère médiatique, c’est par la volonté du successeur de Rognoni, Dino Manuzzi, un grossiste en fruits rayonnant un peu partout en l’Europe. Sportivement, la petite società s’ouvre les portes de la Serie B en 1968, mais c’est en 1970 que l’Italie situe enfin la cité papale sur une carte, lorsque Manuzzi inspire le personnage principal d’une comédie sur les mœurs du calcio de province intitulée Il presidente del Borgorosso Football Club. Le très populaire Alberto Sordi interprète le dirigeant, parodiant les excès de Manuzzi et ses expressions en dialecte romagnol.

Alberto Sordi dans une scène d’Il presidente del Borgorosso Football Club.

La pépinière d’entraîneurs

L’aventure est en route, Manuzzi et l’AC Cesena s’attirent la sympathie du grand public, soutenus par les papiers laudateurs de Gianni Brera dans le Guerin Sportivo dont on imagine sans peine qu’ils sont aussi sincères qu’intéressés par le désir de plaire à Rognoni. Les tifosi sont sans cesse plus nombreux, organisés en associations de supporters, et la récompense survient le 10 juin 1973, quand les Bianconeri s’imposent contre l’AC Mantova et obtiennent leur ticket pour l’élite dans un stadio La Fiorita en délire. Au coup de sifflet final, la foule envahit la pelouse sans entraves et communie avec ses protégés, le jeune entraineur Gigi Radice, les fidèles défenseurs Paolo Ammoniaci et Giampiero Ceccarelli ou encore le bomber Ariedo Braida, futur directeur sportif du Milan de Berlusconi.

Un dimanche sur deux, la ville se prend de passion pour ses Cavallucci Marini, 30 000 tifosi se pressant dans les gradins de La Fiorita, agrandis dans l’urgence pour accueillir les ténors italiens. C’est une décennie d’effervescence dont le point d’orgue est une qualification à la Coupe de l’UEFA en 1976[2]. L’ambition de Manuzzi est servie par un don lui permettant de choisir les entraineurs en devenir, ceux qui vont par la suite connaître un grand destin : Gigi Radice, bien sûr, mais aussi Eugenio Bersellini et Osvaldo Bagnoli. Le calcio est 100% italien, les grosses écuries ne peuvent plus recruter de cracks étrangers alors Manuzzi rêve de scudetto. Cagliari y est parvenu en 1970, pourquoi pas Cesena ?

Emiliano Macchi inscrit le 3e but de Cesena au retour contre Magdebourg.

L’AC Cesena est reléguée en 1977, de scudetto il n’y aura pas. Deux ans plus tard, le dernier pari gagnant du presidentissimo est le recrutement d’Osvaldo Bagnoli, tout sauf une évidence. Il Mago della Bovisa ramène les Bianconeri en Serie A en 1981 puis s’efface, préférant se rapprocher de sa famille à Verona où il conquiert un extraordinaire scudetto. Quand on lui demande d’évoquer ses années à Cesena, Bagnoli, 88 ans dans quelques jours, ne se souvient que des gaufres qu’il mangeait seul face aux plages de l’Adriatique à perte de vue, décrivant de fait un paysage à la Luigi Ghirri.

Malade, Manuzzi se retire puis meurt en 1982. Son neveu Edmeo Lugaresi lui succède et prolonge d’une dizaine d’années l’ère fastueuse des Bianconeri en héritant du flair de son oncle puisque parmi les entraineurs qu’il choisit, on trouve Alberto Bigon, titré avec le Napoli 1990, et Marcelo Lippi[3].

Aujourd’hui, sous l’appellation Cesena FC, les Cavallucci Marini rêvent de Serie B[4] alors que Cesenatico, son architecture incohérente et son esthétique démodée des seventies, vit dans le souvenir des années fastes, délaissée par les touristes européens qui lui préfèrent les rivages croates, de l’autre côté de l’Adriatique.

Le fidèle Giampiero Ceccarelli (520 matches entre 1966 et 1985) et l’immense Osvaldo Bagnoli au début des années 1980.

[1] Parmi les participants, Enzo Ferrari, Giampiero Boniperti, Helenio Herrera, Heriberto Herrera, Manlio Scopigno, Angelo Moratti, Gianni Brera, Nereo Rocco…

[2] Cesena est éliminé au 1er tour par Magdebourg 0-3, 3-1.

[3] Et également Arrigo Sacchi avec la Primavera.

[4] Cesena vient d’échouer aux tirs au but en demi-finale de barrage contre Lecco.

12 réflexions sur « Cesena, il y a 50 ans »

  1. bon Cesena me fait penser à 2 choses l’amitié que leur groupe ultra entretien avec les magic fans (la tribune en face de la mienne à GG no comment^^) et que l’on voit débarqué du côte de sainté de temps en temps avec de sacrées têtes de tueurs mais on les voyaient plus souvent quand on jouait le coupe d’europe!!

    la deuxiéme chose c’est le projet un peu fous de faire venir les foo fighters et l’organisation de leur rockin’ 1000 un truc insensé, de passionné et désintéressé et qui a été repris et transformé en business

    voilà on est loin du foot se sera tout pour moi désolé^^

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      1. j’en sais trop rien mon Khiadia c’est pas l’histoire de mon groupe, les MF aiment papillonner un peu partout pour se faire des copains^^

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      2. Hehe
        Et sinon, ça sent bon pour Denver et l’ami Jokic. Vive le basket européen!

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  2. Merci Verano! Le seul à pouvoir sortir le foot italien de sa sinistrose actuelle! Allez l’Inter ce soir! Sinon, tres peu de souvenirs liés à Cesena finalement. Schachner que je n’ai pas connu. Et la courte période Silas et Davor Jozic.

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    1. En parlant de Silas. Je viens de voir que Wikipedia a enlevé ce que j’avais écrit sur lui. Bon, c’était pas très académique mais bien mieux que le néant actuel sur l’article. Salauds! Hehe

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  3. Cesena aurait pu célébrer cet anniversaire par une accession en B. Tout comme Pescara, Cesena a échoué aux tirs au but à domicile après un résultat favorable lors du match aller. Tant pis, la finale pour l’accession se jouera entre Foggia et Lecco. Même si Lecco évoque le début des 60es avec Clerici ou Abbadie, ma préférence va à Foggia et ses coaches qui ont nourri l’histoire du calcio, Pugliese, Puricelli, Maestrelli et Zeman bien sûr.

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  4. Quel magnifique premier paragraphe ! (le reste aussi, mais cette intro je l’ai relue 3 fois, rien que pour le plaisir de la prose).

    Je profite pour vous (les membres de pinte2foot en général) remercier pour les conseils de lecture au sujet du texte sur le premier sacre du Napoli, concrètement Malaparte et Lampedusa, que je connaissais bien sûr, mais que je n’avais jamais lu. Ces jours-ci je lis « Kaputt » de Malaparte et je me régale.

    Auguri a tutti !

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  5. Ce concept de « processo al Calcio » est d’un rock’n roll, lol..

    Je vais tout relire à mon aise, j’aime beaucoup. Doux et désenchanté comme d’hab’, certes, mais j’ai cru percevoir aussi des accents de critique sociétale. Pour quand je serai bien reposé, bonne soirée mais merci déjà.

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