Le « Wunderteam » n’est plus qu’un souvenir. Ceux qui l’ont constitué sont disséminés aux quatre coins de l’Europe.
Des questions de politique, des questions de racisme ont obligé quelques-uns de ses membres à s’expatrier. Deux sont morts : Hugo Meisl et Mathias Sindelar[1]. Les autres sont vivants, mais la plupart sont des « morts-vivants » pour le sport de la balle ronde qui a dû une grande partie de ses progrès en « Mitropa » à notre Wunderteam.
Le vieux Sesta n’a jamais pu supporter le joug imposé par l’Anschluss. Il l’a démontré à Berlin. L’enfant terrible de notre équipe s’est livré à des voies de fait sur des footballers du IIIe Reich. Il est suspendu pour un an… demain il sera peut-être radié à vie. Plus de football pour Sesta.
Il continue de chanter à la radio et dans les guinguettes des faubourgs de Vienne. Sa mère tient un café et mon vieil ami Sesta, malgré la peine qu’il peut avoir à ne plus toucher une balle ronde, coule des jours paisibles. Il a la satisfaction de ne pas avoir cédé… le k.o. qu’il infligea à un de ses adversaires en est une preuve éclatante[2].
Rainer a abandonné complètement le football. Il reste auprès de sa femme dans un gentil et joli petit magasin où ces dames de Vienne vont acheter dentelles, cols et parures féminines… Rainer s’est révélé excellent acheteur, il suit la mode allant de capitale en capitale voir les nouveautés étrangères. Mesdames les Viennoises ne cessent d’affluer, m’a-t-on dit, dans la boutique de l’ancien arrière de l’équipe d’Autriche[3].
Quant à Blum, le succès du football lui a joué un sale tour si l’on peut dire. Le buffet du Hohewarte n’a plus la vogue de jadis. Les grandes rencontres internationales ne sont plus jouées dans le vieux stade de Vienne, elles ont, si l’on me permet cette expression immigré au Prater. Blum n’a plus la grosse clientèle.
Il s’est évertué à obtenir une licence pour la vente de breuvages alcoolisés… Des promesses lui ont été faites. Mais comme sœur Anne, il ne voit rien venir. Pour quelle raisons ?…
Le seul qui soit encore en activité
Gall, le demi-centre du F.C. Mulhouse est, avec moi, le seul qui soit resté en activité. Je l’ai revu dernièrement lors du match Racing-Mulhouse. Il m’a parlé du « Wunderteam »… il a gardé un souvenir impérissable de sa jeunesse.
Pas plus loquace qu’au temps de la splendeur du « Wunderteam », Gall poursuit sa vie sans communiquer ses impressions[4].
Nausch a dans sa jeunesse épousé une jolie et charmante israélite… ceci lui a valu d’être expulsé d’Autriche ! La Suisse l’a recueilli et les Grasshoppers de Zurich l’ont adopté. Il est joueur-entraîneur de l’équipe helvétique.
Smistik est resté comme au temps de la naissance du « Wunderteam » livreur à la firme Stadlau de levure pour la pâtisserie. A ses moments perdus, il entraîne l’équipe coopérative de cette fabrique. Il se ressent toujours de sa blessure du fameux match Autriche-Italie. J’ai su qu’il regrettait mon absence de Vienne, car il n’a plus personne avec qui parler des matches du dimanche, dussent les clients en souffrir, dussent les clients attendre leurs livraisons toujours pressées !

Le club sans argent
Vogl est dans une situation assez pénible. Il est retourné en Autriche. Il a signé au W.A.C. Si pauvreté n’est pas vice, ce n’est pas une vertu. Vogl ne peut pas rejouer au football !
Pourquoi ?
Le W.A.C. est trop pauvre ! Il n’a pas les moyens de régler à l’Excelsior de Roubaix, club dont il est sorti très récemment, le montant du transfert. Pas d’argent, pas de joueur ! Vogl s’entraîne avec le W.A.C., mais interdiction lui est faite de toucher une balle de football en match officiel.
Je ne parlerai de Schall que pour mémoire. Mon rôle n’est pas de nuire à un homme toujours en territoire austro-allemand. Chacun me comprendra. Glissons sur les questions racistes[5]…
Gschweidl est demeuré à son ancien poste de fonctionnaire viennois. Il s’occupe toujours des canalisations et de la distribution de l’électricité de la capitale. Quant au football, il lui a dit adieu. A 36 ans, on est trop vieux…
Zischek gagne comme fonctionnaire cent vingt marks par mois. Il joue de temps à autre ailier droit au Wacker, mais des crises de rhumatismes l’ont privé de beaucoup de ses moyens de jadis…
Quant à moi, je suis à Paris. L’Autriche n’existe plus sur la carte de l’Europe… Français d’adoption, Français de cœur, telle est ma situation.
Je ne voudrais pas terminer ce roman du « Wunderteam » sans dire la joie que j’ai éprouvée lorsque ma demande de naturalisation a été acceptée et suivie d’effet : Hiden, citoyen français[6] !
Demain, s’il me faut défendre la France, je répondrai présent. J’ai contracté une dette envers ma nouvelle patrie… je la servirai de toutes mes forces[7].
Il n’y a plus de « Wunderteam », il n’y a plus d’Autriche. Pour moi, il ne reste que le Racing Club de Paris et une grande nation : la France !
FIN
Propos recueillis par Louis-L. Monvoisin, Ce soir, 1er mars 1939.
[1] Meisl est décédé d’une crise cardiaque le 17 février 1937. Sindelar est décédé dans des circonstances troubles le 23 janvier 1939.
[2] En réalité, Karl Sesta s’accommoda de la domination nazie en Autriche : comme Sindelar, il profita de l’expropriation des biens appartenant à des juifs. Il reprit le football et participa même, en 1941-1942, à trois matchs de l’équipe d’Allemagne.
[3] Karl Rainer profita, lui aussi, de la politique dite d’ « aryanisation » et put ainsi étendre ses activités commerciales.
[4] Rentré au pays en 1939, Karl Gall fut enrôlé dans l’armée allemande et décéda sur le front de l’Est le 27 février 1943.
[5] Elisabeth Fuchs, l’épouse d’Anton Schall, était-elle juive ?
[6] Hiden a obtenu la nationalité française en juin 1938.
[7] Hiden fut effectivement mobilisé pendant la campagne de France. Arrêté par les Allemands, il fut libéré après plusieurs mois d’emprisonnement. Rendu à la vie civile, il accueillit dans son bar parisien des personnalités allemandes. Il se défendit à la Libération en arguant qu’il n’avait guère le choix de leur refuser l’entrée…

Les dernières lignes et tous azimuts : vraiment une autre époque, lol.. Il n’est pas même important que ce qu’il y proclame soit sincère ou feint : le seul fait que ce soit de la sorte relayé dit assez long du poids alors de ces valeurs-là.
Le type qui dirait cela aujourd’hui, sous nos latitudes (Europe de l’Ouest) et fût-ce même de manière intéressée : ben on le prendrait pour un bizarre, non?
Et d’ailleurs, en définitive : qu’advint-il de Hiden durant la guerre? Je lis qu’il fut mobilisé, mais?
Je crois qu’il faut mesurer le poids de la xénophobie de plus en plus décomplexée de l’époque. Dans les rangs de la droite et de l’extrême-droite, bien entendu, mais le poison s’instille même dans les rangs de la gauche, et chez une partie des communistes. De plus en plus, les étrangers ne sont pas les bienvenus en France, quand certains sont tout simplement expulsés. Alors la profession de foi patriotique d’un naturalisé de fraîche date pouvait être utile.
Et puis on est au début de l’année 1939 : la France a compris qu’elle n’échapperait pas à guerre. Personne n’en veut, mais les élites a minima savent que, tôt ou tard, il faudra en découdre avec l’Allemagne. Donc là encore, proclamer la grandeur de la France, l’importance de la servir, etc., je dirais que cela tombe sous le sens !
Quant à la guerre de Hiden, elle n’eut apparemment rien de déshonorant. Il semblerait qu’il ait été affecté dans un régiment d’infanterie coloniale puis, comme des centaines de milliers de soldats français, fait prisonnier par les Allemands. Il fut libéré au bout de quelques mois et rejoignit son bar, sis dans le quartier de l’Opéra. Les autorités militaires allemandes auraient peut-être pu en faire un soldat de la Wehrmacht, mais elles ne le firent pas : on peut se demander pourquoi.
C’est après-guerre que les choses se corsèrent pour Hiden : accusé à la Libération, donc, il s’en sortit devant une commission d’Epuration. On le retrouve avec le club d’Angoulême, organisant une tournée en Turquie… Faut que je retrouve le nom des deux joueurs turcs qu’il ramène alors en France. Rattrapé par une affaire d’escroquerie dans son bar, il est radié des cadres de la FFFA et c’est là qu’il décide de partir sous le soleil de l’Italie…
En Italie, en Sicile ou dans le Sud de la péninsule, ses résultats n’ont rien de transcendant. Il lui arrive même de se retrouver pris à parti par les supporters de son équipe. J’ai trouvé un article où il doit s’échapper sous protection policière.
Ah oui, il y entraîne des équipes de troisième zone et n’obtient aucun résultat probant.
Il profite du soleil, il a raison.
Franchement, Messine, Salerne, Palerme, t’as vu la carte postale ?
Des cartes postales mais des società fauchées, des matchs truqués à foison, la compétition sportive passait en effet au second plan ! Il aura eu malgré tout le plaisir de côtoyer le prince Raimondo Lanza di Trabia.
Voilà, le soleil, les bonnes tables, pour se faire oublier de la justice française…
On dirait un personnage d’un roman de Modiano.
Voilà, j’ai retrouvé.
Hiden fait venir en France trois joueurs turcs :
https://tr.wikipedia.org/wiki/Cemil_Erlert%C3%BCrk
https://fenerbahcetarihi.org/tag/basri-taskavak/
https://fr.wikipedia.org/wiki/%C5%9E%C3%BCkr%C3%BC_G%C3%BClesin
Les deux premiers sont destinés au Racing et le deuxième au Stade Français.
Ce recrutement se fait parfois dans des conditions rocambolesques (tout est-il vrai ?) : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t5100310f/f4.item.r=cemil.zoom
Finalement, il semblerait qu’aucun des trois ne joua en France. Les deux premiers semblent avoir été à court de forme : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t5100325p/f4.item.r=cemil.zoom
Mais pour Sükrü, qui fut une des vedettes des Jeux de Londres avant de rejoindre l’Italie, c’est moins clair. Le transfert semblait pourtant réglé : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t51002706/f1.item.r=sukru.zoom
Et le joueur était visiblement en partance : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t51002787/f3.item.r=sukru.zoom
Bref… Voilà, en tout cas, Hiden promoteur de tournée en Turquie (Angoulême joua notamment contre Besiktas et Galatasaray) et intermédiaire dans le transfert de joueurs turcs. Tout cela tourna finalement à l’aigre, les dirigeants d’Angoulême se retournant contre Hiden pour « rupture de contrat » et les Turcs ne foulant jamais les pelouses de la Division nationale. En tout cas, l’ancien gardien de but avait l’air de bien savoir magouiller…
Merci, c’est vraiment top. Pointu.
Joueurs contractés sur base de on-dit, de recommandations.. L’entraîneur Herrera répondant qu’il ne connaît pas xy, qu’il ignore à quelle place ils jouent, éhéh.. A ce niveau d’élite, c’est malheureusement fini tout ça.
Angoulêmes en tournée à Istanbul…….. En quelle division (ou série, ou que sais-je) évoluait alors ce club? (AS Charentes, me semble-t-il avoir lu parmi tes archives)
En D2.
Şükrü Gülesin, c’est un nom qui compte en Turquie. Gloire de Bekistas. Y a eu une petite mode turque en Serie A, au début des années 50. Şükrü Gülesin, l’immense Lefter Küçükandonyadis à la Viola, les plus anonymes Bülent Esel et Bülent Eken. C’est étonnant car ils arrivent avant la qualif surprise au Mondial 54, leur premier. La Turquie avait sorti l’Espagne mais ces joueurs n’ont pas eu besoin de cet événement pour se faire repérer par l’Italie. Peut-être l’influence de Meazza qui avait entrainé Bekistas en 49 et donc Şükrü Gülesin. Une hypothèse…
Quelques années plus tard, les très importants Can Bartu et Metin Oktay viendront en Italie. Là, on parle de légendes absolues.
Sait-on comment est né le tissu de légendes qui entoure la vie et la mort de Sindelar ?
Les circonstances exactes de sa mort ne sont toujours pas connues, il me semble. L’enquête est bâclée, sous un Etat policier auquel Sindelar avait semble-t-il refusé de faire allégeance : la danse de joie après son but lors de l’Anschlussspiel semble attestée (mais comment l’interpréter ?) et il refusa de rejoindre l’équipe d’Allemagne en dépit des sollicitations de Herberger.
Bref, cela suffisait amplement à bâtir un mythe.
La popularité du foot à Vienne jusque dans les milieux culturels, celle de Sindelar, le mystère autour de sa mort…, tout cela à contribuer forger le mythe. Ainsi que le manque de recherches historiques.
Le foot pro finit en mai 38. Les joueurs perdent leurs revenus. Ce n’est que tardivement que l’on a appris que Sindelar avait profité de l’aryanisation (à l’été 38,il cherche à investir dans un café).
Des Sindelar et Sesta, comme bien d’autres joueurs, n’étaient pas réputés pour leurs qualités de gestionnaires. Ce qui peut expliquer leurs comportements opportunistes.
Sesta est encore sélectionné en 45 à 39 ans.
Gschweidl finit sa carrière en 1ère division vers 45/46.
Je ne sais pas trop à quoi il fait allusion à proposé de Schall. Sa femme ? Il l’épouse dans une église du Caire lors d’une tournée de l’Admira. Et il joue jusqu’en 41. Ou alors (de quand date l’interview déjà?), il pense à la finale du championnat d’Allemagne 39 avec la défaite 9 à 0 de l’Admira contre Schalke. Schall ne joue pas le match (blessé comme Platzer une semaine auparavant lors d’une rencontre face à une sélection de Silésie au cours de laquelle pas mal de joueurs de l’Admira sont alignés).
Anecdote. Après guerre, le joueur considéré comme le successeur de Sindelar, par son talent, son style de jeu, et le fait qu’il jouait à l’Austria, s’appelait Adolf Huber.
Mais avant de rejoindre l’Austria, Dolfi Huber jouait dans les équipes de jeunes du Rapid. C’est, semble t-il, sur les conseils du gardien Rudi Zöhrer, connaissance de la famille, qu’il rejoignit l’Austria. Huber y arriva le jour de la mort de Sindelar. Comme Sindelar, il eut des problèmes au ménisque, sauf que dans son cas, ils lui pourrirent une bonne partie de sa carrière. Il poussa la lose jusqu’à finir sa carrière en sélection en sortant sur une civière.
Tu me feras le plaisir de refaire un tour par ici le 12 novembre, merci.
Je me permets, en digerant une excellente brandade, d’ajouter les 2, 14 (ou 16?? Sais plus) et..et je sais plus, peu importe, en tout cas et indirectement : rendre justice sans trop en parler (faut pas pousser) à un previsible bouffeur de schnitzel – son influence, plutôt.