Série Jesús Gil y Gil – La prise de pouvoir (1/3)

Le 14 mai prochain, ce sera le 20e anniversaire de la disparition de Jesús Gil y Gil, l’ancien président de l’Atlético de Madrid. Existe-t-il des mots suffisamment forts pour résumer ce qu’il fut ? Si le talent ou la compétence se mesuraient à l’ostentation, il serait le numéro un des dirigeants. S’il fallait l’étalonner sur des critères de droiture, il serait le dernier dans un univers ultra-concurrentiel. Pinte de foot consacre une série en trois parties sur ce personnage inoubliable, pour le pire… et pour le pire.

Pour se saisir de l’Atlético, Jesús Gil profite du chaos entourant le club, employant les méthodes classiques des dictateurs. Crises sportive et financière, sentiment de déclassement des supporters, rejet de l’équipe dirigeante, l’Atlético offre toutes les caractéristiques de l’entité prête à s’abandonner à l’opportuniste sachant le mieux jouer sur le registre de la mégalomanie et de la mythomanie. Et sur ce plan, Gil y Gil est imbattable.

L’Atlético, un bateau ivre

En 1987, cela fait déjà des années que l’Atlético va mal, depuis le premier retrait de Vicente Calderón en 1980, usé par 16 ans de règne, de tensions internes et sur la fin, de mauvais résultats sportifs. L’élection de son successeur, le docteur Alfonso Cabeza, ressemble à un plébiscite puisqu’il est le seul à obtenir le nombre de signatures nécessaires à la candidature. Il faut préciser qu’il s’agit d’un notable respecté, à la tête du prestigieux hôpital universitaire La Paz de Madrid. Très médiatique, il est consultant télé pour les questions médicales et anime sa propre émission radio sur Cadena SER. Ce fringant quadragénaire suscite beaucoup d’espoirs quand il formule le vœu que « l’Atlético de Madrid soit une grande famille ». Une famille, peut-être, mais il oublie de préciser qu’il la conçoit dans une version archaïque. Autocrate de la pire espèce, il ouvre en solo des fronts contre la Fédération et court-circuite son conseil d’administration. Il multiplie les interventions provocantes dans la presse, insultant à peu près tout le microcosme de la Liga, arbitres, dirigeants, journalistes, jusqu’à ce qu’il écope de 16 mois de suspension et que le club s’effondre sportivement. Vaincu, il se retire en 1982 après 18 mois de présidence, laissant le champ libre à Vicente Calderón, de retour.

Le Docteur Cabeza.

Déjà fragile financièrement avant le mandat de Cabeza, l’Atlético est désormais surendetté et Calderón n’est plus l’homme d’autrefois. Sa résignation n’est pas qu’intérieure et ses intentions sonnent comme des démissions : vendre le stade Vicente-Calderón qu’il avait lui-même inauguré en grande pompe 20 ans plus tôt[1] pour jouer au Santiago-Bernabéu et faire du club une société anonyme en renonçant au statut de société civile détenue par les socios. Ses propositions impies ne dépassent pas la phase de projet mais il touche malgré tout au sacré en cédant Hugo Sánchez au Real Madrid et présente alors toutes les caractéristiques du dissident au sein de sa propre maison. Quand il meurt en mars 1987, l’Atlético ressemble à un bateau ivre, relégué au rang de faire-valoir du Real et du Barça.

Le décès de Calderón précipite l’organisation d’élections, cinq prétendants faisant acte de candidature. Socios de longue date, introduits dans les milieux d’affaires et politiques, quatre d’entre eux proposent des profils assez similaires, des « calderonistes » à l’orthodoxie plus ou moins affirmée. Le cinquième est évidemment Jesús Gil y Gil, devenu socio tardivement et entré dans l’univers de l’Atlético par l’intermédiaire de Calderón avant de rapidement adopter une posture séditieuse.  

Le loup dans la bergerie

Calderón et Gil nouent des relations dès 1978 à l’occasion de la préparation estivale de l’Atlético au sein d’un complexe résidentiel situé à Los Ángeles de San Rafael, dans les montagnes au Nord de Madrid. L’endroit est tristement célèbre depuis 1969 et la mort de 58 personnes dans l’effondrement d’un bâtiment inachevé et édifié en faisant fi des plus élémentaires règles de sécurité. Le promoteur et propriétaire s’appelle Jesús Gil y Gil, un ancien vendeur de voitures. Condamné à cinq ans de prison, il ne purge qu’un tiers de sa peine, Franco lui accordant une grâce partielle en 1972, assommé par les incessantes demandes de libération de sa mère.

En accueillant les Colchoneros, Gil donne un coup de projecteur sur Los Ángeles de San Rafael et entame le processus de réhabilitation du lieu. En retour, le président de l’Atlético espère attirer un investisseur mais sa démission, en 1980, interrompt la démarche de rapprochement.

1969, Los Ángeles de San Rafael.

Quand Calderón reprend les rênes du club en 1982, Gil entre une première fois dans la bergerie. Nommé au conseil d’administration, il s’engage à renégocier auprès d’établissements bancaires la dette du club en contrepartie de l’attribution du programme de construction de la future cité sportive des Colchoneros. Les méthodes de Gil ne font pas l’unanimité et celui-ci démissionne au bout de six mois. Dans la foulée, il dénonce publiquement des irrégularités dans la gestion du club et demande à la fédération de radier à vie l’ensemble des administrateurs. L’amitié entre Calderón et Gil s’arrête-là mais le loup rôde.

L’élection de 1987

Pour être éligible, chaque prétendant à la présidence doit obtenir le soutien d’un nombre minimal de socios. Malgré un volume important de signatures frauduleuses, Gil y Gil atteint le quorum, à distance respectable du favori, Enrique Sánchez de León. Le profil de ce dernier, ancien ministre de la Santé et de la Sécurité Sociale, ex-député centriste, s’apparente à une synthèse entre les différents courants et plaît aux peñas atléticas qui lui affirment leur soutien. Bref, les dés semblent jetés !

Imaginer que cela suffise pour que Gil renonce, c’est mal le connaître. Son slogan de campagne n’a rien d’inattendu, « Pour un nouvel Atlético, Jesús Gil président », et sa profession de foi manque de percussion pour convertir les indécis[2]. Alors, dans les deux semaines qui précèdent le scrutin, Gil y Gil déploie une stratégie que ne renierait pas Donald Trump. Il se définit comme le candidat du peuple, extérieur à un système auquel appartiennent ses adversaires, les représentant d’élites incompétentes et corrompues. Son discours est d’autant plus audible que son physique n’évoque pas vraiment la noblesse espagnole et que ses costumes semblent sortis d’une friperie de Vallecas.

Pour bien ancrer son discours, il organise de grandes conférences conclues par de généreux buffets, fait défiler un avion traînant un ruban publicitaire au-dessus de la Plaza de Toros de las Ventas un dimanche de corrida et offre aux votants des billets de train pour se rendre à Saragosse et y assister à la finale de Copa del Rey entre l’Atlético et la Real Sociedad[3]. Et comme tout politicien, Gil sait qu’il a besoin de relais médiatiques. Il achète des pages dans Marca pour y faire son autopromotion et s’assure, on ne sait comment, le soutien de José María García, animateur de Supergarcía sur Antena-3 Radio, un programme très suivi des amateurs de football.

A deux jours de l’élection, bien malin qui peut prédire le vainqueur. Alors Jesús Gil décide de renverser la table. Il ne participe pas au dernier débat public entre candidats et annonce pour le lendemain une grande soirée de clôture de campagne, rendez-vous à la discothèque Jácara. Dans l’intervalle, il se lance sur les traces de Paulo Futre, le joueur le plus excitant du moment avec Maradona. Il se rend d’abord à Porto puis à Milan où le génial Portugais participe au Mundialito des clubs. La légende prétend que Gil croise le joueur dans les couloirs de l’hôtel où réside le FC Porto sans le reconnaître avant de lire son nom sur ses tongs !

Alors qu’il n’est rien, ni président, ni administrateur de l’Atlético, il parvient à convaincre Futre de l’accompagner à Madrid, à Jácara, où plusieurs milliers de supporters du Frente Atlético les attendent. Personne ne sait comment il compte payer le transfert et les émoluments du joueur, mais il offre du rêve, alors ? Le soir-même, José María García clôt son émission par ces mots : « Chers socios de l’Atlético, faites ce que vous voulez, mais si vous voulez sauver l’Atlético de Madrid, vous ne pouvez voter que pour Jésus Gil. C’est un homme en avance sur son temps et il est le seul à pouvoir redonner l’enthousiasme aux socios rouges et blancs. »

Le 17 juin, à six heures du matin, avec près de 50% des voix, 20 points de plus que son plus proche adversaire, Jesús Gil y Gil est proclamé vainqueur. Ce sont les dernières élections que connaîtront les socios.


[1] Lors de l’inauguration, le stade s’appelle le Manzanares. Calderón lui donne son nom en 1972.

[2] Trouver de nouvelles sources de revenus, aménager le rez-de-chaussée du Vicente Calderón en magasins (restaurants, salles de jeux, etc…), augmenter le nombre de socios (de 31 000 environ à 50 000), construire une cité sportive pour tous les socios, pratiquer une excellente politique de transfert, nommer Rubén Cano (ancien joueur de l’Atlético) au poste de directeur sportif.

[3] Match nul 2-2, la Real Sociedad s’impose aux tirs au but le 27 juin 1987.

35 réflexions sur « Série Jesús Gil y Gil – La prise de pouvoir (1/3) »

  1. Ce mec… C’est un personnage de fiction. Sa façon de s’exprimer, son allure, ses coups de sang, ses magouilles… Impressionnant de rassembler autant de défauts en une seule personne.

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    1. Il y a 2 périodes distinctes pour Calderón : en gros, les années 1970 avec notamment 3 Ligas durant cette décennie, et son retour désastreux dans les 80es alors qu’il est malade. Le tour de passe-passe avec Les Pumas pour ne pas céder directement Sánchez au Real a fini de le discréditer auprès des socios.
      Il est par ailleurs convaincu que les stades doivent être les propriétés des villes et milite pour que le Santiago Bernabéu soit un stade municipal utilisé indifféremment par le Real et l’Atlético. Quand on voit les modèles économiques actuels des clubs et les investissements effectués dans leurs stades, on ne peut pas dire qu’il ait été visionnaire.

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      1. Et on parle souvent de la passerelle entre l’Atletico et l’Argentine mais l’arrivée dans le milieu-fin des années 70 de Leivinha, Luis Pereira ou Dirceu, on ne peut pas dire que le club se soit trompé dans ses choix.
        Dirceu, certainement le meilleur Brésilien au Mondial 78.

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      2. L’Atleti cède Sánchez aux Pumas qui le revendent aussitôt au Real. Tout ça pour parce que Calderón ne veut pas le vendre directement au Real de Ramón Mendoza.

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      3. Luis Pereira, un nom que j’avais oublié. Je me souviens un tout petit peu de l’Atletico qui était venu éliminer Nantes en C1 1977-78, avec lui, Miguel Reina, et Ruben Cano, entre autres : c’était du costaud.

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      4. Ruben Cano qui avait envoyé l’Espagne au Mondial 78. Bien dans le ton de l’Atletico de l’époque. De la grinta et de la grinta! Sur Footballia, il commente les vieilles images du match face à l’Autriche. Et donne un aperçu de l’ambiance au sein de la Roja.

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      5. Rubén Cano est un oriundo argentin. Il jouait au CA Atlanta quand Néstor Pipo Rossi en était le coach et c’est ce dernier qui l’a fait venir à Elche en même que le buteur Gomez Voglino. Les relations entre Cano et Rossi étaient volcaniques, j’ai déjà raconté cette histoire. Il explose vraiment à l’Atlético et est sélectionné avec la Roja. Mais il existe de très fortes suspicions quant à son éligibilité à la sélection espagnole. A l’époque, avoir joué en équipe nationale juniors ou espoirs ne permettait pas de changer de sélection (à titre d’exemple, l’Uruguayen Amarillo n’avait pu intégrer la Roja pour cette même raison). Or, il semble bien qu’il ait évolué avec les jeunes de l’Albiceleste.

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      6. Ou le Paraguayen, Vicente Amarilla. Arrivé jeune à Saragosse, il joue avec les espoirs espagnols et se grille avec son pays natal. Amarilla avait ete elu meilleur joueur d’Amérique du Sud en 90, après avoir gagné la Libertadores avec Olimpia coaché par Cubilla.

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      7. Ruben Cano aurait dû commencer en Europe au..Standard, il y fit d’ailleurs un test..mais jugé trop court! Je dois en avoir l’une ou l’autre photos dans mon broll au pays.

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      8. Ah oui, Cano au Standard ? Tu sais qui était l’intermédiaire ?

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      9. Merci Verano. Mais comne toi, perplexe..car Pele, inviter à la faire à l’envers au Standard?? Il y comptait deux amis/partenaires, tres proches, lesdits Gillard et ??? (le nom m’echappe), enormement de mal à y croire.

        A mon retour au pays, j’aurai la réponse.

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      10. Ca me revient, Lucien Levaux! Le type derriere le coup de pub Puma en pleine WC 70.

        N°2 du club derriere Petit, et parallelement frere de coeur de Pele.. c’est juste impossible, ces deux là s’adoraient.

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  2. La Copa 87, moment charnière pour la Real. Les derniers faits d’armes des vieux combattants Arconada ou Zamora, les futurs départs de Begiristain ou Bakero. Restera Gorriz de la grande époque…

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      1. Viser Futre et se rabattre sur Scifo, ça dirait long de la direction sportive de l’Inter.

        Quoique : un bail déjà que le Calcio suivait Scifo. Et à ses débuts son jeu était moins ampoulé.

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  3. Quelle décennie pour les présidents de clubs, entre lui, Berlusconi, Tapie, Bez…je cite les plus connus du monde médiatique mais il doit y avoir une pléthore de noms truculents.
    En tout cas, hâte de lire la suite !

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  4. Merci Verano ! Mes premiers émois footbalistiques étrangers comportent ce personnage … Je le savais bien pourri , mais la catastrophe de son immeuble le marque dans la catégorie des hors concours ! Et c’est quelqu’un qui a grandi avec le plus mafieux des mafieux italiens qui le dit ! Il en est même caricatural … Mais il a su comment parler au peuple … Je me souviens de ces multiples tentatives d’être champion avec l’Atletico sans y arriver .
    Ne connaissant pas le personnage , j’étais même presque content quand l’Atletico à ENFIN remporté le titre !

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