Carlo Parola, un ciseau retourné pour l’éternité

Dimanche 15 janvier 1950, Stadio Comunale de Florence. Ce n’est pas encore le soir, ce n’est déjà plus l’après-midi. Les pâles rayons de soleil ont abdiqué, vaincus par la grisaille, reportant à plus tard l’espoir du retour de la lumière. Il ne reste que 10 minutes à jouer et le public florentin ressent la fraîcheur ambiante en même temps qu’il se rend à l’évidence : la Viola ne fera pas trébucher le leader juventino, délivré de l’écrasante domination du Torino depuis la catastrophe de Superga[1] huit mois plus tôt.

Envoyé spécial de La Stampa, l’ancien sélectionneur Vittorio Pozzo témoigne d’un match équilibré, de bonne facture, durant lequel les défenseurs prennent le dessus sur les attaquants : « Le point commun entre les deux équipes est qu’elles n’ont pas réussi à se procurer des situations de tir remarquables ou qu’elles ont gâché les quelques occasions qui se sont présentées à elles. Les défenses étaient fermées, sûres de part et d’autre. Parola dominait ici, Rosetta brillait là. » D’ailleurs, Pozzo ne tarit pas d’éloges à propos de Carlo Parola, le chef de l’arrière-garde de la Juventus qu’il connaît bien pour l’avoir appelé à plusieurs reprises sous le maillot de la Nazionale.

Pozzo dans les locaux de La Stampa.

Les spectateurs n’y croient plus et pourtant le match prend soudainement une nouvelle tournure. Sur une percée venue de l’aile droite, Ludwig Janda s’effondre au contact de deux défenseurs juventini et obtient un pénalty que Pozzo qualifie de généreux malgré l’apparente blessure de l’ancien attaquant de Munich 1860. C’est le jeune latéral Sergio Cervato, à l’aube d’une grande carrière, qui est désigné pour exécuter la sentence. Sa frappe aurait été décisive si elle n’avait pas manqué le cadre. Au lieu de se décourager, les joueurs de la Fiorentina redoublent d’effort et opèrent un siège duquel émerge Carlo Parola, ce que souligne particulièrement Pozzo : « Celui qui ne tremble pas, c’est Parola (…) Il est tellement sûr de lui qu’il transmet sa confiance à tout le bloc défensif. »

La rencontre s’achève sur le score de 0-0 et doit en toute logique rapidement tomber dans l’oubli, la retranscription de la performance de Carletto Parola par Pozzo ne suffisant pas à l’inscrire dans la grande histoire de la Serie A. Pourtant, c’est l’inverse qui se produit et si ce match reste dans les mémoires, c’est par la grâce d’une action de Parola, un geste qui fait de lui une légende italienne, bien au-delà du seul cercle des tifosi de la Vecchia Signora[2].

La classe ouvrière va au paradis[3]

Qui mieux que Carlo Parola peut incarner la Juventus de la famille Agnelli ? Ouvrier dans les usines automobiles de Turin, il joue avec le Dopolavoro della FIAT[4], une section sportive conçue pour occuper le temps libre des travailleurs tout en soignant leur élévation morale et physique, selon l’ambition des fascistes à l’initiative de ce grand mouvement intitulé Opera Nazionale del Dopolavoro. Sandro Zambelli, un dirigeant de la Juventus, le repère et le recommande en 1939 à l’ancien défenseur champion du monde Umberto Caligaris. Convaincu, ce dernier le lance rapidement en Serie A alors qu’il n’a que 18 ans.

Extrait à sa condition, Parola ne peut ou ne veut masquer ses origines modestes. Tout en lui rappelle le prolétariat ouvrier, de son physique abrupt à son jeu méthodique, limité aux tâches défensives, comme s’il s’agissait d’un maillon au sein une organisation tayloriste. Et puisqu’il s’agit d’un portrait presque caricatural, faut-il préciser que Carletto fume un paquet de Gauloises par jour ?

Giampiero Boniperti et Carlo Parola, une longue amitié les unit. Devenu président, Boniperti nommera Parola entraîneur de la Juventus de 1974 à 1976.

Avec la Juventus, il assiste à la montée en puissance du Torino, puis son inexorable domination sur la Serie A. Dans l’immédiat après-guerre, Pozzo s’appuie largement sur les joueurs granata, mais en compagnie de Sentimenti, Rava et Boniperti, Parola est un des rares juventini à obtenir quelques sélections avec une Nazionale à la recherche de sa gloire passée. Quand il Grande Torino disparaît brutalement en mai 1949, la Juventus menée par Hansen et Boniperti s’engouffre dans la brèche, cette rencontre de janvier 1950 à Florence étant une étape parmi d’autres menant les Bianconeri vers leur huitième scudetto, le premier depuis 1935 et la fin du quinquennio d’oro[5].

La rovesciata[6]

Si Parola accède à une gloire éternelle, il la doit autant à ses qualités défensives qu’au talent d’un photographe local florentin, Corrado Banchi. En fin de rencontre, Banchi se trouve avec son Leica dans la fosse asséchée de la piste d’athlétisme, au niveau du décroché créé pour la rivière du 3 000 mètres steeple. Il y satisfait discrètement un besoin pressant, une nécessité providentielle sans qu’il ne le sache encore.

Au plus fort de la pression de la Fiorentina, Augusto Magli adresse un long ballon à destination d’Egisto Pandolfini. Ce dernier semble avoir réussi à se défaire du marquage de Parola et se prépare déjà à fusiller Giovianni Viola, le gardien juventino. Au prix d’un spectaculaire ciseau retourné aérien, Parola parvient à dégager le ballon dans le ciel gris de Florence.

Cet instant, le Leica de Banchi le saisit avant même la clameur du public, expression d’une déception mêlée d’admiration pour l’envolée du numéro cinq turinois. Depuis sa cuvette, il obtient une perspective magnifiant le geste de Carlo, bras écartés, jambe gauche pliée pour faciliter la rotation du buste alors que la droite, tendue, vient de frapper le ballon. Consacrant une large part de son travail aux reportages à dimension sociale et notamment aux conditions de travail oppressantes des ouvriers, Banchi célèbre ainsi l’œuvre remarquable d’un des leurs, ceux que les photographes ignorent généralement au profit des cols blancs du calcio.

Après la rencontre, Corrado Banchi cède ses bobines et les droits associés pour quelques milliers de lires à un quotidien. A sa publication, le cliché fait sensation et est intitulé « la rovesciata di Parola », « le retourné de Parola ». Mais personne n’imagine encore que cette photo va orner les pochettes d’autocollants Panini à partir de 1965, dans sa version originale d’abord, puis de manière décontextualisée dans un second temps. Symbole de Panini, « la rovesciata di Parola » est imprimée à plusieurs centaines de millions d’exemplaires et jamais Banchi, ni Parola, ne touchent une quelconque rémunération pour cela.

Corrado Banchi meurt en 1999, Carlo Parola en 2000, malade et miséreux, mais leurs noms sont indissociables et reviennent régulièrement parmi l’actualité. La dernière fois, c’était il y a trois mois, quand l’image, encore retravaillée et japonisée, est utilisée pour illustrer un manga publié par Panini Comics.


[1] De retour de Lisbonne, l’avion transportant les joueurs du Torino s’écrase sur la colline de Superga le 4 mai 1949. On dénombre 31 morts dans l’accident, dont les principaux joueurs du Grande Torino.

[2] Milieu et surtout défenseur, capitaine de la Juve de l’après-guerre, Carlo Parola fait partie des 50 légendes de la Juventus.

[3] Film d’Elio Petri, Palme d’or à Cannes en 1972.

[4] Le Gruppo Sportivo FIAT est renommé Dopolavoro FIAT de 1929 à 1945. Il existe encore aujourd’hui sous le nom de Sisport.

[5] Cinq titres consécutifs de 1931 à 1935.

[6] Le retourné.

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23 réflexions sur « Carlo Parola, un ciseau retourné pour l’éternité »

  1. Avec les enfants au travail (quand ceux-ci étaient un peu plus petits), je racontais toujours une histoire par semaine, le mercredi très exactement, habitude portant alors tout simplement l’appellation d’ « histoire du mercredi »… Verano m’a offert la mienne aujourd’hui. Merci !

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    1. La photo est superbe, mais l’horizontalité du corps de Santillana fait beaucoup.

      Pour apprécier à sa plus juste mesure sa détente verticale sur l’action, il faudrait vaille que vaille déduire la longueur de ses jambes. Ce qui doit certes laisser un bon 80cms de détente..ce qui est en soi remarquable (ce qu’était d’ailleurs le jeu aérien de Santillana) mais déjà moins « stratosphérique ».

      Même acabit, j’avais été marqué en 86 par une photo de Platini face à la Hongrie, un contrôle aérien, jambe (droite?) en extension et solde du corps à l’horizontale : comme ici, il semblait en définitive s’être élevé à hauteur du visage de son adversaire (en l’espèce Detari, je crois).

      Le top que j’aie vu reste au Congo, foot de quartiers : comme en rugby sur les touches, j’y ai déjà vu l’un ou l’autre joueurs prendre tout bonnement appui sur un équipier, atterrissages périlleux d’autant.. mais le seul but que j’aie vu être inscrit de la sorte : en définitive avec le pied, mode Shaolin Soccer (il était monté trop haut pour mettre la tête, et donnait l’impression de marcher sur les autres joueurs)…….

      Si un jour un petit malin veut faire son buzz dans le football européen, quart d’heure warholien..

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    2. Je trouve le cliché de Santillana plus beau, difficile de faire plus photogénique.

      Retour du boulot, je puis toutefois proposer ce but, culte aux Pays-Bas, du plus formidable (et terriblement spectaculaire) attaquant néerlandais des 70’s, le fort mésestimé Ruud Geels : https://www.youtube.com/watch?v=uQGsO-N0mnY

      Son vis-à-vis direct me semble être van Hanegem, 1m85 sous la toise. A l’horizontale après avoir donné son impulsion au cuir, le dos de Geels, depuis le cou jusqu’au coccyx, domine l’occiput de VH, pourtant droit comme un I.

      Dans l’absolu je ne suis toutefois vraiment pas certain d’avoir déjà vu plus fort que Ronaldo à ces petits jeux, l’aspect faussement « plongeant » fait beaucoup dans le visuel produit par Santillana ou Geels.

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      1. On n’est pas loin du mètre de détente sèche, là, costaud.

        Je crois me rappeler qu’un Jordan, l’une des références en la matière en son temps (qui faisait mieux? Drexler?) , grimpait à 1m10 de détente sèche.

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      2. Surtout que Santillana n’était pas un géant. 1m75 pas plus mais une capacité à planer impressionnante.

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  2. Il y a dans ce cliché, mais plus encore dans sa « paninisation », de ce mouvement et de cette esthétique propres à certaines œuvres de la Renaissance, il n’aurait pas dépareillé dans la chapelle Sixtine.

    La signature italienne est, historiquement, d’ailleurs patente dans ces vignettes. Et réciproquement, il était assez facile de distinguer l’origine de vignettes éditées sous d’autres latitudes, le style était par exemple singulierement grinçant dans les plats pays.

    La photographie du sport mériterait un musée (s’il n’existe). Et il n’y a pas que le marqueur culturel Parola, qui doive à un photographe inspiré d’être parvenu jusqu’à nous.

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    1. J’aime regarder les Panini des années 70. Les clichés étaient souvent réalisés pendant les stages d’avant-saison avec les Appenins ou les Dolomites en arrière plan. On peut parfois deviner le lieu de préparation des clubs italiens grâce à ces paysages montagneux. Les joueurs paraissent sereins, la compétition n’a pas encore débuté, tous les espoirs sont permis, l’heure est à l’optimisme…

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      1. C’est très italien ça, non? Pays-Bas et Belgique, c’était vachement moins bucolique en général ; les vignettes du Calcio donnaient un tel coup de fraîcheur à côté..

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  3. Un complément sur Parola et Boniperti, le col bleu et le col blanc, l’ouvrier et l’étudiant. Rien ne semble les rapprocher et pourtant il s’agit d’une amitié à vie. Quand il faut remplacer Vycpalek en 1974, le président Boniperti choisit Parola, entraîneur de 53 ans, plus vraiment un espoir. Cette nomination est une surprise mais Boniperti croit en lui et se souvient des intérims réussis à la Juve au début des années 60 avant que Parola ne tente sa chance loin de Turin. Parmi ses expériences, il a entraîné quelques mois le Napoli de Sívori avant de se faire virer, puis en Serie C et B, à Novara. Ce choix a priori incongru, un fait de copinage, s’avère être un coup de maître puisque Parola mène la Juve au titre 1975. Tout se complique la saison suivante. Parola a des soucis de santé, sa poigne est insuffisante et le vestiaire se fracture. Le Torino de Graziani-Pulici gagne de haute lutte le scudetto 1976 et face à la critique, Boniperti sacrifie son ami au profit de Trapattoni. Mais il s’attache à ce que Parola ne soit pas la seule victime : Anastasi, le capitaine adulé des tifosi, et Capello sont transférés, jugés coupables d’avoir divisé le club et sapé l’autorité de Parola. La carrière d’entraîneur de Carlo s’achève sur cet échec et s’il reste salarié de la Juve, c’est loin de la lumière, dans un rôle subalterne. Boniperti dira souvent que cette décision fut la plus difficile de sa carrière de président.

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